MBACKÉ FALL SE CONFIE
LE PROCUREUR SPÉCIAL PRÈS LES CHAMBRES AFRICAINES
Pour le Procureur spécial près les Chambres africaines extraordinaires Mbacké Fall, qui est actuellement à Ndjamena dans le cadre d’une mission, cette juridiction peut entendre n’importe quelle personne, quel que soit son rang. M. Fall indique que, pour le moment, ils ne détiennent que des indices graves contre l’ex-dictateur tchadien et certains directeurs de la Direction de la documentation et de la sécurité (Dds), ex-police politique de Hissène Habré. Présent à Ndjamena depuis le 19 août dernier pour les besoins d’une mission d’enquête des Chambres extraordinaires africaines sur le sol tchadien, Mbacké Fall s’occupe, entre autres, à auditionner les témoins au Pôle judiciaire derrière le siège du ministère de la Justice. Assisté par trois adjoints dans l’exécution de la commission rogatoire internationale, le Procureur spécial Fall, qui a bien voulu se confier au journal Le Quotidien, a accepté de parler de leur mission, du travail des enquêteurs et des éventualités qui pourraient découler de cette procédure. Sans faux-fuyant.
Vous êtes à Ndjamena depuis le 19 août. Pouvez-vous nous dire ce que vous avez eu à faire durant ces derniers jours ?
Ce sont les juges qui ont établi la commission rogatoire internationale et en tant que Parquet général, nous sommes venus au même titre assister avec les juges à l’exécution par les magistrats tchadiens de la commission rogatoire internationale. Une commission qui consiste à faire des auditions de victimes et de témoins dans un premier temps et, dans une deuxième phase, il y aura la visite des sites ayant abrité des charniers et certains locaux ayant servi de prison.
Le point focal de cette visite sera le site de la Dds (Direction de documentation et de la sécurité). Cela va nous permettre d’exploiter les documents et les pièces.
Pour l’instant, combien de victimes et de témoins ont été entendus ?
C’est un nombre impressionnant. Dès qu’ils ont entendu que les juges sénégalais vont descendre sur le terrain, les gens ce sont regroupés en associations. D’autres, qui n’avaient pas cru que l’affaire allait évoluer, se sont rués sur les juges. Mais on a pris les juges de Ndjamena, ce qu’on appelle une subdélégation. Ces juges sont mandatés pour exécuter les ordres de la commission. Mais comme ils ne peuvent pas entendre tout le monde, ils se sont déportés chez les officiers de police judiciaire en faisant ce qu’on appelle en droit une subdélégation. Les magistrats les ont délégués pour entendre les victimes en lieu et place des juges. Pour le moment, ils sont à 300 auditions. Cela va se poursuivre. Pour les juges, ils entendent les témoins et une dizaine a déjà été entendue.
Est-ce que vous avez déjà entendu des témoins à décharge ?
Bon. (Il hésite un peu avant de continuer). Pour le moment, je ne peux pas. Comme on est en instruction, je ne peux pas. (Il coupe). Ce sont les juges d’instruction qui entendent ces personnes et parmi ces personnes, il y a des gens qui ont fait des témoignages à charge et d’autres à décharge. A ce stade de l’information, on a du tout.
Et comment trouvez-vous la collaboration avec la justice tchadienne ?
Ils sont enthousiastes. Ils ont été équipés par leur tutelle pour qu’ils fassent leur mission dans de bonnes conditions. La collaboration se fait d’une manière franche et loyale.
Nous avons l’information selon laquelle 25 personnes ont été déjà arrêtées par la police tchadienne. Confirmez-vous ce chiffre ?
Oui. 25 personnes ont été arrêtées dans le cadre de l’instruction interne faite par les Tchadiens. Il s’agit d’anciens tortionnaires de la Dds et d’anciens collaborateurs de Hissène Habré qui, dans le cadre de la procédure interne, ont été inculpés et placés sous mandat de dépôt. Parmi ces personnes, il y a deux ou trois qui font l’objet de poursuites au niveau de la Chambre d’instruction.
Pour ces personnes, on a délivré des mandats d’arrêt dont on demande l’exécution. Les autres sont entendues en qualité de témoins. Ce qu’on appelle les témoins insider ; c’est-à-dire les témoins qui étaient dans le système. La majeure partie a été entendue, il ne reste que 5 personnes à auditionner.
Donc, à part les deux ou trois personnes qui vont être poursuivies à Dakar, les autres seront jugées ici au Tchad ?
Elles vont être jugées au Tchad à la fin de la procédure, si les charges sont confirmées. Pour les autres, on va demander leur remise à la Chambre d’instruction. Nous allons demander dans le cadre de la coopération avec le Tchad de nous les remettre, pour qu’on puisse faire le travail au niveau des chambres
L’Etat tchadien s’est constitué partie civile parce que des Ong se sont plaintes du fait que Habré, dans sa fuite, a emporté une bonne partie de l’argent du Trésor public. Quel est le sort qui sera réservé à ce point du dossier Habré ?
Habré n’est pas poursuivi à Dakar pour détournement de deniers publics. Il est poursuivi pour crimes de guerre, tortures et crimes contre l’humanité. Pour se constituer partie civile, il faut établir un lien direct entre le dommage subi et l’infraction pour laquelle la personne est poursuivie. Donc, si l’Etat tchadien arrive à faire un lien - ce qu’on appelle un lien de causalité entre le dommage qu’il prétend subir et les infractions reprochées à Habré - là on va accepter qu’il se constitue partie civile. Mais le problème de fond qui se pose, c’est au niveau des mesures conservatoires. Parce qu’elles sont appliquées sur les biens de l’inculpé, en prévision des dédommagements des victimes directes ou indirectes de ces infractions.
C’est la loi. (…) Le juge peut d’office faire appliquer des mesures conservatoires sur les biens de l’inculpé. Le procureur aussi peut le demander de même que les parties civiles. Donc, quand on parle de biens de Habré, c’est pour la garantie du dédommagement des victimes. Mais ce n’est pas dans le cadre d’une enquête où on le poursuit pour détournement de deniers publics. Il faut que ça soit clair, c’est dans le cadre des mesures conservatoires qu’on parle des biens de Habré.
Est-ce que ces mesures conservatoires dont vous parlez ont été prises ?
Des mesures ont été prises. Il y a une délégation judiciaire qui a été donnée aux officiers de police judiciaire pour retracer les biens de Habré en vue d’y mettre la main. Les officiers de police judiciaire sont sur le terrain. Les résultats, ils vont nous les faire parvenir incessamment.
Le Premier ministre sénégalais Abdoul Mbaye est accusé d’avoir blanchi l’argent que Habré a emporté dans sa fuite au Sénégal. Est-ce que vous avez des éléments qui vous permettent de demander sa convocation devant les Chambres africaines pour y être entendu ?
De toute façon, il y a des mesures conservatoires sur les biens de Habré qui ont été prises. Ces biens sont des biens mobiliers et immobiliers. Parmi les biens mobiliers, il y a l’argent dont on dit que Habré a amené au Sénégal et pour lequel on lui a ouvert un compte. Les officiers de police judiciaire vont suivre la trace de cet argent. Maintenant, s’ils ont besoin de renseignements ou d’informations, ils peuvent entendre qui de droit pour d’amples informations. Donc, on ne peut pas dire pour l’instant tel sera convoqué ou non. Tout dépend de l’exploitation de cette délégation judiciaire faite par les Opj pour retracer les avoirs de Hissène Habré.
Dans le cadre de ces mesures conservatoires, s’il y a nécessité de convoquer Abdoul Mbaye, est-ce que les Chambres africaines vont le faire ?
Comme je vous l’ai dit, on a donné une délégation judiciaire à des officiers de police judiciaire pour leur dire : «Ecoutez, nous on veut appliquer des saisies conservatoires sur les biens de l’inculpé. Maintenant nous juges, on ne peut pas se déplacer sur le terrain pour voir les biens de Habré.» Si dans le cadre de l’enquête, les officiers nous disent : «Ecoutez M. le procureur ou M. le juge, nous avons un problème parce qu’il y a une telle autorité qui détient des informations et nous ne pouvons pas accéder à elle», nous, on peut demander à ce que cette personne soit entendue pour qu’elle donne des renseignements sur l’exécution de ces mesures conservatoires.
Il se dit aussi que les Américains ont aidé Habré dans sa prise de pouvoir, dans sa répression et même dans sa fuite. Est-ce que vous avez des preuves qui confirment ces dires ?
Dans la procédure, on a vu quand même qu’il y avait une certaine collaboration dans le cadre des relations entre Etat, entretenue entre les Etats-Unis et le Tchad. Il y a même des agents de la Dds qui ont eu à faire des stages militaires aux Etats-Unis. Parce qu’il fallait à tout prix casser l’avancée de Kadhafi. Les Etats-Unis ont eu à donner une certaine aide à Habré dans sa lutte contre l’occupant, en l’aidant à la formation de ses agents. Ça, au moins, on l’a vu.
Et quelles sont les autres preuves dont vous disposez actuellement ?
On est en pleine phase d’instruction du dossier. On ne peut pas tout dire parce qu’on est tenu par le secret de l’instruction. Mais quand même, nous avons lu et vu beaucoup de choses qu’il nous reste à conforter avec le travail des juges.
Qu’est-ce qui vous a marqué le plus durant ces derniers jours ?
C’est l’engouement des victimes. Il y a ceux qui croyaient que c’était une chimère parce qu’il y a d’anciens tortionnaires qui travaillaient dans l’Administration et vous ne pouvez pas donner votre témoignage, sortir et se trouver nez à nez avec votre ancien tortionnaire. C’est la raison pour laquelle les gens ne parlaient pas de ce qu’ils avaient vécus. Mais maintenant, ils disent que tient M. Habré est en prison, ses anciens collaborateurs sont en prison aussi et ils croient au procès cette fois-ci. Et ils se libèrent, racontent leurs histoires. D’autres se sont réjouis de l’arrestation de Habré. Il faut venir ici pour voir comment les gens sont traumatisés par cette affaire. De loin, on semble avoir l’impression que rien ne s’était passé au Tchad, mais là tu sens que les gens ont été éprouvés dans leur vie quand ils se mettent à raconter. Et c’est très émotif.
Pour le cas du Président Idriss Deby, est-ce que vous avez des preuves ou bien des indices qui vous permettent pour la suite de l’instruction de le convoquer pour l’entendre ?
Pour le moment, nous n’avons que des indices graves contre certaines personnes, notamment Habré et ses anciens directeurs de la Dds. L’information permettra de voir s’il y a d’autres personnes impliquées. Et là comme je l’ai dit, nous n’hésiterons jamais à dire le droit lorsqu’il y aura des éléments de preuves compromettants contre quelqu’un. Le statut des chambres leur permet de convoquer n’importe quelle personne, quel que soit sont rang. Les chambres agissent en toute indépendance.
Vous avez parlé tantôt des visites de terrains ; est-ce que c’est prévu dans le cadre de cette première mission ?
Oui, c’est prévu. Mais on s’est dit dans un premier temps, il faut d’abord procéder à des auditions et à la dernière semaine, on va passer à l’étape de terrain.
Quels sont les sites qui ont été ciblés ?
Il y a les sites d’Ambing et d’Amral Goz. Ambing a été le lieu d’exécution de 150 prisonniers de guerre qui avaient été arrêtés à Fayladou et convoyés à Ndjamena. Il y a eu le site d’Amral Goz où vraiment des personnes qui sont décédées en prison ont été sans ménagement transportées vers ce lieu pour y être enterrées dans des charniers. Ensuite, il y a ce qui reste des lieux de détention qui vont être visités. Et le premier à visiter, c’est la piscine. C’était une piscine coloniale laissée par les colons.
Vous l’avez une fois visitée ?
Oui. On l’a visitée lors de notre premier voyage à Ndjamena.
Comment la trouvez-vous ?
Terrible. C’est une piscine de 9 mètres carrés divisée en dix cellules avec des chapes de béton et des barreaux. C’est très étroit ; en plus, une piscine n’est pas faite pour être une prison.
Quel effet vous a fait cette découverte ?
Cela nous a traumatisés. En plus, on a entendu des gens qui étaient là-bas. Ils nous ont expliqué les conditions dans lesquelles ils étaient. C’était bondé et avec la chaleur, ils n’arrivaient pas à respirer. Il fallait se mettre à terre pour humer l’air qui traversait. C’était difficile pour les prisonniers de survivre. Et c’est ce qui explique le taux de mortalité important dans cette prison souterraine.
Est-ce que vous aurez accès aux documents de la Dds ?
Nous avons fait la demande aux autorités tchadiennes et cela figure dans l’objet de la commission rogatoire. Nous attendons d’un moment à l’autre l’autorisation d’y accéder pour pouvoir exploiter ces archives.
Vous allez les amener avec vous à Dakar?
Dans le cadre de la coopération entre les deux pays, il est prévu la remise de documents. Donc, comme ce sont des originaux, nous allons demander la remise de ces documents pour pouvoir les exploiter à Dakar. Nous avons dans le dossier belge certaines copies certifiées conformes à certains de ces documents parce que ce sont des milliers de documents et on va voir si on peut amener quelques-uns à Dakar.
Vous pensez réellement que les charges retenues contre le Président Habré sont suffisantes pour son renvoi devant la Cour d’assise des Chambres ?
Quand on met une personne en garde à vue, on se dit qu’il y a des indices graves et concordants qui permettent son arrestation. Si on dépasse l’étape de la police, on est dans les présomptions.
Quand on exploite les indices, on se fait une idée. C’est ce qu’on appelle une présomption. Si ces présomptions sont graves et concordantes, on ouvre une information pour dire aux juges : ‘’Attention, celui-là est fautif.’’ Et là le juge passe à l’inculpation. Maintenant, il appartient aux juges de rassembler les éléments de preuve qu’on appelle les charges.
A cette période de l’information, on ne peut pas encore parler de la suffisance ou de l’insuffisance de charges. On attend que l’information évolue pour que si le juge termine son information, il transmet le dossier au Parquet. Celui-ci va apprécier pour dire si les charges sont suffisantes de nature à motiver un renvoi devant la Cour d’assises. Et là, le Parquet fait son réquisitoire définitif. Il saisit à nouveau les juges pour les écouter. Nous avons trouvé des éléments à charge qui nous paraissent suffisants pour renvoyer M. Habré devant la Cour d’assises. Et les juges vont aussi apprécier. Ils peuvent renvoyer et mettre en accusation l’inculpé devant la Cour d’assises. Tout comme aussi ils peuvent ne pas renvoyer devant la Cour africaine d’assises.
Est-ce qu’il est prévu dans le cadre de l’enquête de procéder à des exhumations ?
Oui. Je crois que cela doit être la deuxième phase de notre mission des juges. Parce que dans notre réquisitoire, nous avons demandé à ce qu’il y ait la désignation d’experts en anthropologie médico-légale. Ce sont des experts qui sont spécialisés dans des exhumations et la datation des ossements. Nous sommes en train de trouver avec les juges des personnes spécialisées pour pouvoir descendre avec nous à Ndjamena pour sonder d’abord les charniers et procéder à l’exhumation et à la datation des ossements.
Mais sur le site de la plaine des morts Amral Goz, des bâtiments sont érigés. Cela ne va pas poser problème aux experts ?
Oui, mais ce n’est pas sur tout le site. En plus, les charniers sont éparpillés. C’est vrai, il y a des endroits du site qui sont occupés par de nouvelles constructions, mais quand même une partie est restée en l’état. Nous pourrons prospecter cette partie.
Est-ce que les avocats de Habré sont présents, à l’instant, avec vous ici à Ndjamena ?
Bon ! De toute façon, à toutes les phases de l’information, ils ont été informés par les juges. Avis leur est donné de notre déplacement sur Ndjamena. Ils ne sont pas présents et ils n’ont pas réagi. Nous en prenons acte.
Cela ne vous pose pas de souci par rapport à la suite de l’enquête ?
Non pas de souci, parce que là comme je l’ai indiqué, un accusé ne peut pas être entendu sans la présence d’un avocat. Nous souhaitons que les avocats de Habré reviennent à de meilleurs sentiments et défendent leur client. S’ils persistent dans leur boycott et que Habré est convoqué devant le juge, il va comparaître devant un avocat qui lui sera désigné d’office. Il ne peut pas comparaître sans un avocat. Le tableau de l’Ordre des avocats est là et le juge va désigner un parmi ces avocats qui va assurer sa défense.
Mais Habré lui-même a décidé d’observer le silence. Est-ce qu’il est libre d’adopter cette attitude ou bien vous avez des moyens de le faire parler ?
Non. Il est libre de garder le silence. Il n’y a pas de contraintes. Mais devant le juge, un avocat sera présent et toutes les questions susceptibles de lui être posées seront posées à son avocat commis d’office par les juges et on prendra acte de son silence.