ABDOU LATIF COULIBALY, LE SÉNÉGAL N’EST EFFECTIVEMENT PLUS UN ÉTAT DE DROIT
EXCLUSIF SENEPLUS - Ayant délibérément pris le parti de l’arbitraire plutôt que du droit, monsieur le ministre ne pouvait pas se poser la seule question qui vaille : le diagnostic des 102 universitaires est-il ou non corroboré par des faits ?
Le mardi 23 février 2021, cent deux (102) universitaires de plusieurs universités publiques faisaient paraître dans différents organes de la presse un manifeste portant sur ce qu’ils ont ensemble identifié comme étant une crise profonde de l’État de droit au Sénégal. Après avoir rappelé formellement ce qu’est un État de droit, nous avons tenu à ajouter que celui-ci n’est toutefois tel que si les pratiques qui y ont cours sont conformes aux principes généraux qui le définissent. Étant donné que parmi les principes généraux qui définissent l’État de droit, celui relatif à l’égalité de tous les citoyens devant la loi est le plus essentiel, ces signataires ont tout simplement confronté ce dernier - qui du reste ne peut être effectif que si la justice est indépendante - à la pratique qui a cours dans notre pays depuis l’arrivée de M. Macky Sall au pouvoir en 2012. De la confrontation de ce principe formel essentiel de l’État de droit à l’usage qui en est fait concrètement depuis 2012 est sorti un verdict sans appel que les universitaires ayant signé la tribune ont tenu à assumer publiquement : l’État de droit au Sénégal est en déliquescence principalement du fait de l’asservissement du pouvoir judiciaire au pouvoir exécutif et particulièrement à la personne du président de la République M. Macky Sall.
Piqué au vif par ce verdict dont les signataires estimaient que leur responsabilité d’universitaires les obligeait à rendre public ; mais peut-être davantage préoccupé par les ravages que celui-ci est susceptible de produire sur l’image du pouvoir et du président qu’il sert depuis 2012, M. Abdou Latif Coulibaly s’est précipitamment hasardé à répondre jeudi 25 février 2021 en niant contre l’évidence la réalité de la crise sans précédent de l’État de droit au Sénégal. Dans sa vertueuse jeunesse, M. le ministre Coulibaly a sans doute fréquenté les marxistes. Sacrifions donc à un rituel propre à cette mouvance. D’où parlons-nous ? Nous sommes deux universitaires dont l’un avait émis des réserves sur le manifeste de ses collègues et ne l’avait pas signé alors que l’autre l’avait signé. Nous sommes tous deux philosophes travaillant sur les questions d’État de droit et impliqués dans les affaires de la Cité et nous estimons tous deux que l’État de droit est effectivement en déliquescence au Sénégal depuis 2012 et nous proposons de l’illustrer factuellement en guise de réponse à M. le ministre Coulibaly.
Avant de revenir sur la fautive et hasardeuse réponse de monsieur le ministre au manifeste, nous tenons d’abord à rappeler à son intention ce que recouvre une bonne définition du concept d’État de droit.
Là où monsieur le ministre Abdou Latif Coulibaly le définit à travers cinq (5) blocs qu’il n’a même pas la rigueur d’énumérer ; n’importe quel cours introductif destiné à des étudiants de Licence 1, définirait l’État de droit comme un État qui n’est pas fondé - même en partie - sur l’arbitraire d’un individu ou d’un groupe, mais uniquement sur le droit. Ce cours citerait sans doute la célèbre formule du juriste Duguit selon laquelle dans un État de droit, « l'État est subordonné à une règle de droit supérieure à lui-même qu'il ne crée pas et qu'il ne peut pas violer ».
Ainsi la puissance publique qui l’incarne n’est-elle, en principe, soumise qu’au seul droit, mais y est bel et bien soumise. Ainsi défini, l’État de droit exige trois conditions essentielles pour son effectivité : la première est la hiérarchie des règles de droit, la deuxième l’égalité de tous sans exception devant la loi et la troisième la séparation des pouvoirs.
La hiérarchie des règles de droit signifie que chaque norme juridique donnée découle d’un droit qui lui est supérieur. Dans cette articulation des règles de droit, la constitution se présente comme la norme ultime parce que c’est d’elle que découlent les traités internationaux d’abord et ensuite les lois et règlements en vigueur dans le pays. Que nous apprend cette hiérarchie des règles de droit - constitution, traités internationaux et lois et règlements - dans le cas précis du Sénégal ? D’abord que les nombreuses interdictions de manifestations de citoyens depuis 2012 sont illégales et constituent des atteintes graves à la constitution du pays et à l’État de droit et ensuite que la condamnation en appel de Khalifa Sall dans le cadre de l’affaire de la caisse d’avance de la mairie de Dakar après la décision de la cour de justice de la CEDEAO annulant le jugement rendu en première instance sur cette affaire est un cas parmi tant d’autres où des magistrats payés par les Sénégalais pour rendre la justice en leur nom ont choisi de s’écarter de ce que monsieur le ministre Coulibaly appelle lui-même dans sa réponse au manifeste la prévisibilité de la loi.
La deuxième condition essentielle de l’État de droit est celle relative à l’égalité de tous sans exception devant la loi. Cette condition elle-même ne peut être effective que si la justice est indépendante. L’égalité de tous devant la loi implique que les personnes et les organisations sont dépositaires de la personnalité juridique comme personnes physiques pour les premières et comme personnes morales pour les secondes ; l’État étant lui-même considéré dans un État de droit comme une personne morale susceptible d’être jugée et condamnée. Quant à la troisième et dernière condition essentielle de l’État de droit, elle renvoie à la séparation des pouvoirs. Un État de droit est nécessairement un État où est effectivement réalisée la séparation et l’indépendance des pouvoirs entre eux.
L’État de droit s’oppose donc à un système politique dans lequel tous les pouvoirs seraient concentrés entre les mains d’un despote. L’État de droit est un État au sein duquel le pouvoir est distribué de façon équilibrée entre des organes indépendants et spécialisés. Dans l’État de droit, le pouvoir de voter les lois est dévolu au législatif, celui de leur exécution à l’exécutif et enfin celui de rendre la justice au judiciaire.
Ce petit rappel introductif à l’intention de monsieur le ministre Coulibaly, qui est loin d’avoir un niveau de maîtrise du concept d’État de droit équivalent à celui de nos étudiants de première année de droit ou de philosophie, atteste que l’indépendance de la justice constitue la colonne vertébrale de l’État de droit. Sans indépendance de la justice, ni la hiérarchie des règles de droit, ni l’égalité des personnes physiques et des personnes morales devant la loi, encore moins la séparation des pouvoirs ne peut être effective. En reprochant donc au manifeste des universitaires d’avoir restreint son diagnostic de la crise de l’État de droit au Sénégal à la seule dimension de l’indépendance de la justice, monsieur le ministre verse dans une forme d’arrogance que ne justifie nullement une quelconque maîtrise de sa part du problème dont on a fait le diagnostic, mais qui découlerait plutôt de profils psychologiques de gens grisés par le pouvoir et naturellement prédisposés à servilement se ranger dans le camp des puissants du moment. Ayant délibérément pris le parti de l’arbitraire plutôt que du droit, du vraisemblable plutôt que de la vérité, monsieur le ministre Coulibaly ne pouvait pas se poser la seule question qui vaille dans ce genre d’exercice : le diagnostic des 102 universitaires est-il ou non corroboré par des faits ? Son esquive de cette incontournable question nous amène à rappeler à son bon souvenir quelques procès d’opposants politiques à monsieur le président Sall menés en violation flagrante de leurs droits et qui prouvent à suffisance que la justice n’est pas indépendante au Sénégal depuis 2012.
L’article 28 de notre charte fondamentale stipule que c’est l’indépendance de la justice qui garantit les libertés fondamentales des citoyens. Cela veut dire que c’est elle qui garantit également les libertés académiques qui sont au fondement de l’Université et de notre travail d’universitaires. Sans indépendance de la justice donc, le droit cesse d’être la règle pour faire place à l’arbitraire. C’est ainsi qu’à la prévisibilité de la loi dans l’État de droit se substitue celle de l’arbitraire et de la loi du plus fort dans l’État despotique. Ce qui introduit une rupture d’égalité entre les citoyens devant la loi. Au Sénégal, cette rupture d’égalité entre les citoyens devant la loi est devenue particulièrement inquiétante depuis 2012 avec le traitement clairement différencié par la justice entre les citoyens appartenant à l’opposition politique démocratique et ceux appartenant aux partis de la coalition au pouvoir.
Accusé en 2013 d’enrichissement illicite, le citoyen Karim Wade, qui allait évidemment devenir un redoutable challenger du président Macky Sall à l’élection présidentielle suivante, a été attrait devant une juridiction d’exception - la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI) - chargée de le mettre hors course et de faciliter la réélection du président en exercice. Si tel n’était pas la mission de la CREI, les fondamentaux de l’État de droit auraient prévalu dans son procès et la condamnation de l’État du Sénégal par la Commission des droits humains de l’Organisation des Nations Unies (ONU) aurait entrainé ce qui était légalement prévisible dans ce cas à savoir son acquittement et sa relaxe pure et simple.
Après la condamnation suivie de l’exil forcé de Karim Wade, un autre citoyen sénégalais potentiel redoutable adversaire de Macky Sall à l’élection présidentielle de 2019 a été poursuivi en violation flagrante de ses droits, condamné de façon expéditive et mis hors course à la compétition électorale. Soupçonné de détournements de deniers publics dans l’affaire de la caisse d’avance de la mairie de Dakar, le député Khalifa Sall a été entendu en toute illégalité en l’absence de ses avocats par le maître des poursuites. Condamné en première instance, le citoyen Khalifa Sall a non seulement fait appel de sa condamnation, mais a également introduit un recours en annulation auprès de la cour de justice de la CEDEAO. Après examen de son recours - il est important de rappeler que la hiérarchie des règles de droit est le premier fondement de l’État de droit -, la cour de justice de la CEDEAO a tout simplement annulé sa condamnation en première instance au motif que son droit à être assisté par son avocat n’avait pas été respecté par le maître des poursuites lors de sa première audition. On s’attendait logiquement -prévisibilité de la loi oblige !- à ce que sa condamnation en première instance soit infirmée par le jugement en appel. D’ailleurs, la procédure en appel avait apparemment commencé à s’inscrire dans le sens de l’arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO en décidant d’emblée de l’annulation pure et simple de son procès-verbal d’audition. Mieux, le Procureur de la Cour d’appel avait même demandé dans son réquisitoire initial à ce que la cour d’appel se conforme à l’arrêt de la cour de justice de la CEDEAO et relaxe le citoyen Khalifa Sall. C’est au moment où on attendait la décision qui allait être rendue la semaine d’après qu’une autre des supposées voix et plume de M. le président Macky Sall, zélé défenseur de son maître et qui ne compétit dans ce domaine qu’avec le ministre Abdou Latif Coulibaly a osé sortir un papier à charge pour désavouer publiquement le réquisitoire du Procureur de la République. À la suite de ce désaveu public du maître des poursuites par monsieur Madiambal Diagne, le Procureur de la République a semblé avoir mystérieusement vu la lumière en changeant tout bonnement par écrit son réquisitoire la veille même de la décision de la cour d’appel. La suite est connue : la condamnation en première instance de Khalifa Sall a été confirmée par la Cour d’appel malgré l’arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO et l’annulation de son PV d’audition pour violation de ses droits. Les doutes légitimes sur l’indépendance de la justice dans cette affaire sont d’autant plus légitimes que dans un cas similaire, l’affaire Thione Seck, la justice avait décidé d’annuler toute la procédure au motif que le prévenu avait été entendu en l’absence de son avocat.
Avec l’affaissement de l’État de droit et le règne de l’arbitraire au Sénégal depuis 2012, les citoyens sénégalais ont de fait cessé d’être traités de la même façon par leur justice. Il est donc compréhensible que par induction, l’on en conclut que tous ceux qui sont membres de l’opposition politique et démocratique et qui sont perçus à tort ou à raison comme ayant de réelles chances de l’emporter feront nécessairement face non pas à un candidat du parti au pouvoir, mais bien à M. Macky Sall suppléé par une justice sortie de son rôle d’arbitre neutre. Il est également compréhensible que par induction, les citoyens sénégalais estiment qu’une candidature du président sortant Macky Sall à un troisième mandat serait sanctifiée par le Conseil Constitutionnel non pas parce qu’elle serait conforme à notre loi fondamentale, mais parce que la justice sénégalaise a de facto perdu son indépendance.
Parlons à présent de ce que les Américains nomment The Elephant in the room, le non dit qui sert de toile de fond aux agitations de M. le ministre et que les universitaires ont évité de mentionner dans le manifeste : l’Affaire Sonko. Les deux auteurs de cet article ont un profond désaccord sur l’analyse à faire de cette affaire, mais deux choses nous paraissent indéniables :
- Quelles que soient les circonstances, une accusation de viol est une accusation sérieuse qui doit faire l’objet d’une enquête.
- Il est indéniable que cette affaire a été politisée depuis le début non seulement par l’attitude de l’accusé, mais également par l’interférence d’acteurs politiques proches du pouvoir qui ont encadré l’accusatrice.
Nous nous retrouvons donc face à une impasse dont M. Macky Sall, président de la République, porte une grande responsabilité. En instrumentalisant la justice à des fins électorales, il nous a installés dans une instabilité juridique qui fait que toute décision de la justice sera interprétée non pas comme un acte légal, mais comme un acte politique. Ne nous voilons cependant pas la face, la responsabilité n’en incombe pas uniquement au chef de l’État : le pouvoir judiciaire, au Sénégal est bel et bien un pouvoir. Ce sont les magistrats qui individuellement sont appelés à prendre leurs responsabilités et à dire le droit sans se soumettre aux injonctions des politiques. Les organisations de la société civile et les citoyens ordinaires doivent quant à eux se mobiliser pour protéger non pas une personne, mais notre État de droit contre ses contempteurs, quels qu’ils soient. S’il est inadmissible que M. Sonko appelle à l’insurrection et refuse de se soumettre aux procédures légales, fussent-elles dévoyées, il est encore plus inadmissible que la justice sénégalaise serve à donner une caution judiciaire à la liquidation déjà programmée des adversaires politiques du président en exercice. C’est ce qui est arrivé à Karim Wade et à Khalifa Sall. Et conformément à la règle du précédent, les Sénégalais ont de bonnes raisons de penser que l’affaire Ousmane Sonko n’est rien d’autre qu’une machination du pouvoir destinée, grâce à la complicité de juges de service, à éliminer un adversaire politique. En est-il véritablement ainsi ? C’est à la justice de tenir son rang et d’organiser une instruction irréprochable.
Pour terminer, nous invitons M. le ministre Abdou Latif Coulibaly à cesser de détourner le regard et à examiner en toute honnêteté la situation actuelle de l’État de droit dans notre pays. La référence du manifeste des universitaires sénégalais au texte de Cheikh Anta Diop du 18 novembre 1979, loin d’être hors contexte, traduit plutôt un recul d’au moins quatre (4) décennies de l’État de droit sous Macky Sall. Nous n’avons cependant aucun espoir que cette invite lui serve, comme le montre le Faust du conte populaire allemand, une fois qu’on a échangé son âme contre les plaisirs sensibles, nul retour n’est possible.
Dr. Oumar Dia et Dr. Hady Ba sont Maîtres de Conférences titulaires de Philosophie à l’Université Cheikh Anta Diop.