AWADI, SPLENDEURS ET MISÈRES D’UN ÉTERNEL JEUNE
EXCLUSIF SENEPLUS - Awadi est devenu un héros panafricain qui distribue la parole de la contestation - Il conteste le même ordre depuis des lustres, c’est soit une constance vaine, soit un souffle court incapable de se renouveler - INVENTAIRES DES IDOLES
L’école primaire François Ntab, plus connue sous le nom d’école « Thion », se dresse dans le ventre de Ziguinchor. Cœur battant du quartier de Tilène, l’école est devenue un sanctuaire. D’abord par son statut d’école publique, il n’y en avait pas des masses dans les années 90 dans le coin. Ensuite par son terrain de sport, morceau de terre mi-sablonneux, mi-dur, que squattaient les riverains, et qui était à force le lieu des tournois et des manifestations sportives qui arrachaient à l’oisiveté ambiante. Enfin, c’était finalement un lieu carrefour, où l’on organisait des manifestations politiques, des concerts, des élections, en gros tout ce que les dimanches avaient de fracas ou de rumeur festive. L’école elle-même n’offrait rien d’époustouflant en termes de décor : des bâtiments de classe, modestes, en forme de U géant, clôturés par un mur rongé par le temps et les intrusions clandestines, des arbres aux ombrages généreux, et une cour de récréation scindée en deux : aire de jeu des écoliers et périmètre des instituteurs. La seule petite incongruité consistait en une dépendance, hors de l’école, à quelques centaines de mètres, où on logeait le surplus d’élèves, et que l’on baptisait école « Bouki[i] » au grand désespoir des pensionnaires qui y étaient affectés.
De ces années, il reste des souvenirs frappés au coin de la bêtise enfantine. Les joies d’aller acheter des arachides. Les courses folles dans cette immensité récréative. Ce bruit propre à la rumeur de l’école primaire, entre jeux et joie innocente. En regagnant les classes, l’euphorie retombait. L’école avait encore une allure de service militaire. La pédagogie était affaire de cravache et de fouet. Le maître était craint, et contrevenir à ses ordres, c’était s’exposer à l’humiliation des coups. Si toutes les violences terrifiaient les élèves, l’une d’entre elles déclenchait autrement plus de terreur, de honte que les autres : il nous était interdit de parler wolof dans la cour de récréation, sous peine de porter « le symbole » autour du cou. Opprobre ultime, sous forme de crâne de vache, le porter en cour de récréation, c’était recevoir toutes les moqueries, tous les harcèlements dont enfant on sortait forcément meurtri, sinon détruit. Cette odieuse tradition qui visait à enraciner la pratique linguistique du français, en plus de signer une forme complète d’aliénation, un complexe d’infériorité insoutenable, créait une compétition malsaine entre élèves, qui versait dans la délation et l’insinuation gluante. On n’y était pour rien, candides, on participait à la mécanique pourtant. Relativement épargné par le « symbole », mon tour arriva un jour. J’avais fredonné un air que j’entendais à la maison et dans la cité, « çakas çakass guin guin [ii]». C’était suffisant pour qu’on me donnât le « symbole ». Je protestai vigoureusement. Rien de ce que j’avais chanté n’était wolof arguai-je. Au mieux des onomatopées wolofisantes. Je me défendis, mais rien n’y fit. Je portai l’hideux crâne, et suscitai une colère de mon maître dont j’étais le favori et l’élève modèle.
L’affaire oubliée, j’avais découvert bien plus tard, adolescent, que la chanson était d’Awadi et de son groupe : le PBS. Positive Black Soul, groupe pionnier du rap sénégalais qui avait crée une vraie mode dans le pays. Dans ma province et ma campagne, le rap nous était complètement étranger. Casanier, exclusivement occupé par le foot, les modes m’étaient inconnues. Mais nombre de camarades avaient déjà basculé dans la folie démentielle du rap, qui offrait l’avantage, à peu de frais du reste, d’exalter la virilité, de donner une vocation, de divertir des jeunes, et de créer une émulsion du talent local, en ouvrant une fenêtre du rêve, de l’affirmation, de la revendication politique. Le code esthétique rendait la conquête encore plus belle, les pantalons larges et tombants, les bandanas, les chaines, les gros t-shirs, les bijoux, la grande allure, faisaient des rappeurs des sujets convoités par les jeunes filles, et puis cela redonnait une couleur, une attraction à cette génération. Beaucoup de groupes naquirent, en même temps qu’une forme de citoyenneté, des organisations de quartiers. Il suffisait aux administrateurs politiques d’organiser des concerts, ou des « podiums » comme on le disait en profanes, et d’inviter des jeunes groupes de rap, et l’école Thion revivait d’éclats, de joie.
En formant le PBS en 1989 avec son comparse Doug E Tee, Awadi, l’enfant de sang mêlé, panafricain génétique, s’institue presque patriarche de la première génération de rap. En guide et en éclaireur. Le créneau qu’il emprunte, code inhérent au rap, comme jadis le rock, est fait d’énergie jeune, de folie, et de dénonciation de faits sociaux arbitraires. Le tout avec la magie du diseur, du conteur, du jonglage sémantique entrecoupé des longues respirations poétiques et vocales de Doug E Tee. Inconsciemment, cette figure restera l’empreinte du rap sénégalais, un refrain de la voix, et un couplet de texte. L’attelage entre cette exécution où le génie se joue au niveau du tempo et du débit des phrases, et le souffle, imprègnera les petits groupes ziguinchorois, dont les noms se terminaient tous en Possi. Dans un contexte mondial de chute du mur de Berlin, d’émancipation américaine, de pleine décennie du chaos en Afrique, le rap est devenu naturellement la voie et la voix de la jeunesse. Il disait le mal de vivre, la déshérence, l’envie de changer.
La société du reste vit tout cela d’un mauvais œil. Doctement, elle renvoyait ces gosses mal fringués, un poil impolis, à leurs folies, et le rap devenait une force de rébellion d’à-côté, dont les quartiers riches admiraient les authentiques héros américains, et dont les banlieusards reproduisaient les codes, au risque d’être gauches. Dans une société politisée, l’engagement des jeunes était déjà effectif dans les chapelles à l’université, les héritages du marxisme, la décolonisation, les foyers scolaires. Demeuraient seuls exclus les jeunes illettrés qui devenaient ainsi à la merci des vendeurs de doctrines simplistes, politiques ou religieuses. Les rappeurs offriront autre chose. Implantés dans les quartiers, ils en devenaient les porte-voix et les ambassadeurs, démocratisant l’engagement politique, avec l’avènement des nettoyages de quartiers et ces paroles de conscientisation qui participent du jeu politique. Cette idée d’une jeunesse probe et déterminée, Awadi la portera comme mascotte. Son rap contestataire, frais de son succès naissant, voyagera. Et l’envergure internationale interviendra avec le prix Découvertes de RFI, comme pour Abdou Guité Seck. Dans le huis-clos national, les rappeurs restent assez modestes, vivant de maigres pécules, et d’ailleurs cette énergie colore leurs œuvres de cette force incorruptible. Mais la notoriété soudaine placera Awadi en porte-parole officielle de la jeunesse dont la parole est convoitée et dont les messages sont attendus. Au rebelle, progressivement, on coupe les dents, le rap perd une aspérité pour devenir l’interlocuteur que l’on invente avec surabondance pour noyer son propos.
Avec ses rastas, sa veste militaire, cette dégaine, Awadi est aussi devenu un héros panafricain qui distribue la parole de la contestation. Peu importe que la gloire fut entre autres validée à Issy-les-Moulineaux dans les locaux de RFI. Peu importe. Il s’accroche au discours ambiant. L’idole des jeunes reste une idole, mais il prend de l’âge. Nombres de colloques, de cérémonies officielles, l’invitent pour prêcher la bonne parole. Il se ligue avec les figures de cette dissidence tel Kemi Seba, tellement dissidente qu’elle mange à tous les râteliers officiels de la politique, décoré des étoiles de la République. Mais le rap a un coût. Il impose d’être jeune. C’est une forme de prison générationnelle, où l’impossibilité de la réinvention crée cette éternelle jeunesse qui n’a hélas plus l’énergie, mais seulement la force vidée des redites.
De la contestation, de la vérité de l’expérience, une part du rap est devenue moralisatrice. C’est même un rap du prêche, comme le rappelle le sociologue sénégalais Abdoulaye Niang dans un texte remarquable. Le rap, à force de s’aliéner les discours dominants, a oublié de tâter le pouls national. Il n’a contesté en rien les sièges du pouvoir réel au Sénégal sur un rap « prédicateur ». Il s’est même associé à eux. Il en est donc devenu décoratif et humoristique. Le citoyen nouveau qu’il a essayé de bâtir est un projet vieux de 2003, porté par l’éducation nationale. Les hommes sont de chair, d’affects, d’histoire, ils ne se construisent pas, ni avec des chansons ni avec des défenses d’uriner placardés sur des murs. Le rap est devenu le porte-étendard de la petite ambition du café du commerce, non la voix du peuple. Il y a perdu une part de son génie artistique. Mais Awadi a un bon flair. Il réunit régulièrement le gratin de la musique africaine pour des idées géniales. Il reste l’artiste à l’instinct, au talent extraordinaire qui l’avait lancé jeune. Mais le créneau de la musique qui conscientise, qui conduit tant d’artistes africains à chanter en groupe, de concert, pour la bonne cause, est une fausse bonne solution, car à l’évidence, elle signe leur impuissance en surévaluant leur bonne conscience.
En créant une illusion de l’homogénéité de classe ou de caste, le rap sénégalais a oublié les situations opposées que vivent ses usagers, et qu’aucune parole unique ne peut être englobante. En devenant les mascottes de la contestation des jeunes, les rappeurs sont récupérés politiquement, par des partis, des ONG, des groupes d’influences, comme s’ils n’étaient plus capables d’offrir autre chose que la parole rebelle de la jeunesse. Le mouvement Y en marre est né de cette énergie, dont les fulgurances spontanées ont été un coup de lifting bienvenu pour la démocratie sénégalaise. Mais une fois le rempart offert, la sentinelle est comme perdue dans l’anonymat. Elle devient passive, et recherche une opposition pour pouvoir se raviver. Tôt ou tard obligée d’être ce gadget, obligée d’être mêlé aux circuits opaques.
Les politiques se frottent les mains et savent comment dealer avec les groupes de jeunes, en les montant les uns contre les autres, et en les embrassant pour leur fermer la bouche. Et durant toute la séquence, de rap il n’a même plus été question comme art. Le rap sénégalais, avec son père Awadi, est une resucée américaine et même française, et dans les banlieues de Dakar, Booba fait plus la loi que le groupe Rapadio, dont la folie, le génie wolof, témoignaient d’un véritable sens esthétique et authentique. Le Rap des pionniers n’a presque pas de legs. Et pour la voix des jeunes, c’est une étrange défaite. Ces héros de notre jeunesse disparaissent parfois dans des conversions douteuses, ou dans un silence fataliste. La pérennité de la contestation exige deux choses pour ne pas s’affadir ou se compromettre : apprendre d’autres arts et d’autres secteurs, et lire les enjeux dans leur nouveauté étant donné que le cours des choses évolue toujours. Awadi conteste le même ordre depuis des lustres, c’est soit une constance vaine soit un souffle court incapable de se renouveler.
Aux dernières nouvelles, Awadi est devenu « business man », qui doit faire affaire pour mettre du carburant dans la machine. Une icône à qui le magazine Forbes consacre un portrait. La carrière de rappeur semble un brin lointaine, ou alors bien intermittente. Sans doute dans quelques mois ou années, renaitra spécialement pour une occasion le PBS, le guide reviendra alors à la scène. Mais la jeunesse ne l’écoute plus tellement, tournée qu’elle est vers d’autres marchands de contestation, de rêves ou de nourriture. Le rap sénégalais reste un fait national, qu’interrompt de temps en temps la fortune récente d’un pensionnaire comme Faada Freddy, qui va respirer à l’international et dans un autre registre. Comme dans cette cour d’école Thion, qui a été le berceau de tant d’apprentis rappeurs ainsi que leur cimetière, la fièvre du rap a un peu baissé. L’école tente d’y former, avec toutes les difficultés du monde, des citoyens. Et même si le « symbole » a disparu, et qu’on y apprend en cours du soir des langues nationales, le citoyen reste encore un vœu. Pléthore d’appelés et assez peu d’élus. C’est souvent le risque avec l’éternelle jeunesse si convoitée. C’est l’illusion du pouvoir de l’âge, que le temps regarde avec un sourire carnassier. On sera bien en peine s’agissant de Didier Awadi de mesurer son héritage artistique ou politique, mais enfin, il y a de l’espoir. Il reste jeune.
[i] Hyène en wolof
[ii] Refrain de la chanson «capsi » du groupe PBS