CHEIKH ANTA DIOP, LE DERNIER PHARAON
EXCLUSIF SENEPLUS - Diop contribua à l’élaboration d’une conscience africaine décomplexée. Il a redonné de la fierté au Noir qui, aux dires de certains théoriciens occidentaux (Voltaire, Hegel, Gobineau, Hume, Lévy-Bruhl), n’avait rien inventé
Cheikh Anta Diop, un pur wolof de Diourbel (Sénégal), avait été surnommé le dernier pharaon, probablement parce qu’il avait fait des recherches sur l’Égypte pharaonique mais également parce que ses connaissances étaient aussi impressionnantes que les pyramides construites par les pharaons. Des connaissances qu’il avait acquises en étudiant la physique nucléaire, la chimie, l’histoire, l’anthropologie, la linguistique, la philosophie. Cette formation pluridisciplinaire lui semblait d’autant plus nécessaire qu’il estimait, comme Jean Pic de la Mirandole, savant italien du 15e siècle, que considérer un sujet sous plusieurs angles permettait de mieux l’appréhender.
Sa position sur les langues négro-africaines
Diop refusait que les langues africaines soient appelées dialectes, mot qui a une connotation dépréciative. Il pensait qu’on pouvait étudier et écrire dans ces langues, qu’on pouvait même enseigner les mathématiques, la physique, la chimie dans ces langues. Bref, Cheikh Anta Diop craignait que les langues du colonisateur ne mangent nos langues et ne les fassent disparaître, phénomène que le linguiste français Louis-Jean Calvet a bien analysé à travers le concept de “glottophagie” (cf. ‘Linguistique et colonialisme’, Paris, Payot, 1974). Pour le savant sénégalais, l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) participait de cette absorption des langues africaines par le français. Pour mémoire, l’OIF a pour ancêtre l’Agence de coopération culturelle et technique créée en 1970 par Léopold Sédar Senghor (Sénégal), Habib Bourguiba (Tunisie), Hamani Diori (Niger) et le prince Norodom Sihanouk (Cambodge).
Rapports avec Senghor
Le moins que l’on puisse affirmer, c’est qu’ils étaient exécrables. Diop et Senghor étaient des ennemis intimes comme le sont la France et le Royaume-Uni. Le premier voyait le second comme un aliéné. Le vocable latin “alienus”, d’où est tiré l’adjectif “aliéné”, signifie “qui appartient à autrui”. Dans l’entendement de Diop, Senghor, bien qu’ayant vu le jour et grandi en Afrique, appartenait à la France, travaillait pour elle, lui était soumis, en était un valet car à quoi reconnaît-on les aliénés ? Au fait qu’ils aiment avoir des châteaux et comptes bancaires en France, y passer leurs vacances, s’y soigner avec leur famille et y scolariser leur progéniture, au fait de croire que seul le Blanc est détenteur du beau, du bien et de la raison. Diop, qui abhorrait viscéralement l’aliénation, ne pouvait qu’être en désaccord avec la formule senghorienne selon laquelle “l’émotion est nègre comme la raison est hellène”. Diop trouvait la formule à la fois ridicule et contraire à la vérité car, pour lui, tout être humain est pourvu de raison et d’émotion. C’était aussi l’avis de Marcien Towa dans ‘Léopold Sédar Senghor : négritude ou servitude ?’ (Yaoundé, Cle, 1971), de Stanislas Adotevi dans ‘Négritude et négrologues’ (Paris, Union générale d’Éditions, 1972), de Mongo Beti et de Wole Soyinka qui estimait que les Africains colonisés par la France parlaient trop sans agir alors que “le tigre ne proclame pas sa tigritiude mais bondit sur sa proie et la dévore”. Comme chef de l’État, Senghor mena la vie dure à Cheikh Anta Diop en le faisant séjourner pendant un mois à la prison de Diourbel en 1962, puis en lui interdisant d’enseigner à l’université de Dakar. C’est Abdou Diouf qui lèvera cette stupide interdiction. Le successeur de Senghor ira encore plus loin en donnant le nom de Cheikh Anta Diop à l’université de Dakar.
Pourquoi Senghor fit-il toutes ces vacheries à Diop ? Deux explications sont avancées. Selon la première, Senghor était jaloux du doctorat de Cheikh Anta Diop. En effet, Senghor n’avait que l’agrégation de grammaire qui permet d’enseigner au lycée. Diop, lui, avait soutenu, à la Sorbonne, le 9 janvier 1960, une thèse sur “De l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui”. La thèse reposait sur 3 grandes idées (l’Égypte antique est une civilisation noire ; cette civilisation existe avant toutes les autres ; il y a une parenté entre l’égyptien et les langues négro-africaines) et avait été préparée sous la direction de Marcel Griaule, anthropologue et auteur de ‘Dieu d’eau. Entretiens avec Ogotemmêli’ (1948). C’est 9 ans plus tôt que Diop aurait dû défendre cette thèse. Malheureusement, les esprits en Europe n’étaient pas encore prêts à entendre une vérité qui battait en brèche tout ce qui avait été écrit jusque-là sur l’origine de l’Égypte antique. Presque tous les étudiants anticolonialistes de France avaient tenu à assister à cette soutenance qui dura 7 heures. Diop reçut la mention honorable. Dans le système français, il faut avoir obtenu la mention “très honorable” pour être recruté dans une université. La mention “honorable” ne correspondait pas à la vraie valeur de Diop. Elle lui fut décernée, uniquement parce qu’on voulait l’empêcher d’enseigner dans les universités françaises et africaines où il pourrait ouvrir les yeux de la jeunesse africaine.
La deuxième explication, c’est que, à cette époque, une grande partie de l’intelligentsia africaine était avec Diop, le préférait à Senghor, se reconnaissait dans ses idées, pensait qu’il défendait mieux les intérêts de l’Afrique que Senghor.
Diop a créé successivement le Bloc des masses sénégalaises (1961), le Front national sénégalais (1963) et le Rassemblement national démocratique (1976). Avait-il pris une bonne décision ou bien devait-il rester loin de la politique pour continuer à incarner “la liberté à l'égard des pouvoirs, la critique des idées reçues, la démolition des alternatives simplistes, la restitution de la complexité des problèmes” (cf. Pierre Bourdieu, ‘Contre-feux’, Paris, Liber/Raison d’Agir, 1998, pp. 105-107) ? Pour Bourdieu, il faut “oser s’aventurer dans le champ politique pour le subvertir, au risque de s’y piéger et de s’y perdre car refuser de courir ce risque reviendrait à refuser l’incertitude du pari et à s’arroger une position confortable de surplomb scientifique” Or, ajoute le sociologue français, “en se drapant dans la pureté du savoir et en abandonnant à d’autres la charge de l’impureté politique, on aboutit paradoxalement à renforcer le monopole des professionnels de la chose publique” (cf. ‘Le Monde diplomatique’ de février 2002).
L’apport de Cheikh Anta Diop
Diop contribua à l’élaboration d’une conscience africaine décomplexée. Il a redonné de la fierté au Noir qui, aux dires de certains théoriciens occidentaux (Voltaire, Hegel, Gobineau, Hume, Lévy-Bruhl), n’avait rien inventé, ne possédait ni écriture, ni histoire alors que les travaux de Diop ont montré que les Bamouns (Cameroun) et les Éthiopiens, entre autres, avaient leur écriture avant l’arrivée des Blancs en Afrique, alors que les grands penseurs et savants grecs (Thalès, Pythagore, Anaxagore, Anaximandre, Héraclite, Solon, Platon…) étaient venus s’instruire en Égypte, alors qu’une grande université était fréquentée par 25 000 étudiants à Tombouctou (Mali) au 15e siècle.
Avec Joseph Ki-Zerbo, Djibril Tamsir Niane, Sékéné Mody Cissoko et d’autres Africains, Cheikh Anta Diop participa à la rédaction de l’Histoire générale de l’Afrique sous l’égide de l’UNESCO dirigée alors par Ahmadou-Mahtar M’Bow.
Il fut le premier à poser le problème du développement industriel du continent dans un article paru dans le No 5 (décembre 1955-janvier 1956) de la revue ‘Présence Africaine’ d’Alioune Diop sous le titre “Alerte sous les tropiques”.
Il a écrit ‘L’unité culturelle de l’Afrique noire’ (1959), ‘L’Afrique noire précoloniale’ (1960), ‘Antériorité des civilisations nègres : mythe ou vérité historique ?’ (1967), ‘Civilisation ou barbarie’ (1981). Mais son livre le plus audacieux reste incontestablement ‘Nations nègres et culture’ (1954) qui parle d’un État fédéral continental africain, de l’origine africaine et négroïde de l’humanité, de l’origine nègre de la civilisation égypto-nubienne, des grands courants migratoires, de la formation des ethnies africaines, etc.
Panafricaniste dans l’âme, comme le montrent ses travaux et les noms de ses 4 enfants (Samory Candace, Diomo Kenyatta, Massamba Sassoum et Cheikh M’Backé), Diop décède le 7 février 1986 à l’âge de 63 ans. En 1966, à Dakar, le premier festival des Arts nègres l’avait salué comme l’écrivain ayant exercé la plus grande influence sur la pensée nègre du XXe siècle. Son message à la jeunesse africaine se trouve dans une conférence mémorable prononcée à Niamey (Niger) deux ans avant sa mort. En voici un extrait : “Le mal que l’occupant nous a fait n’est pas encore guéri, voilà le fond du problème. L’aliénation culturelle finit par être partie intégrante de notre substance, de notre âme et, quand on croit s’en être débarrassé, on ne l’a pas encore fait complètement… Formez-vous, armez-vous de sciences jusqu’aux dents, d’esprit critique et d’objectivité et arrachez votre patrimoine culturel.”