"DE PURS HOMMES", DE MBOUGAR SARR
EXCLUSIF SENEPLUS - Quelles belles transpositions, quels beaux tableaux ! Un virtuose du genre romanesque est né dans le vaste champs des Lettres et nous offre la possibilité d’être des témoins et des acteurs
« Ce sont de purs hommes parce que à n’importe quel moment la bêtise humaine peut les tuer, les soumettre à la violence en s’abritant sous un des nombreux masques dévoyés qu’elle utilise pour s’exprimer: culture, religion, pouvoir, richesse et gloire. »
De Mohamed Mbougar Sarr, j’avais lu - et apprécié Terre Ceinte. Et avant même de refermer De purs hommes, je me délectai de cette certitude : un virtuose du genre romanesque est né dans le vaste champs de la conscience des Lettres et nous offre la possibilité d’être des témoins – et des acteurs.
C’est dans ce troisième roman dont l’espace et le temps sont ceux du Sénégal, qu’un professeur de littérature récemment retourné au Sénégal pour y enseigner se met en quête de (sa) vérité. En effet, après avoir visionné une vidéo mettant en scène un groupe d’hommes en furie violant une sépulture afin d’en déterrer le mort, Ndéné le personnage principal se met en tête de comprendre ce qui a bien pu avoir justifié un acte aussi violent. Réponse laconique : la victime, était soupçonné d’homosexualité par la rumeur, et même d’en être mort. « Ce n’était qu’un goor jigeen » (p.18) se surprend-il lui-même à dire joignant par facilité, et par familiarité avec l’habitude, sa voix monocorde et convergente à celle de la foule avant qu’il ne se prenne de fascination –morbide- pour le défunt. Commence alors une quête pour restaurer la dignité et l’humanité du défunt. Mais ne nous y trompons pas, le voyage - initiatique - sera ultimement bien celui de Ndéné qui part de lui à lui-même.
Cette quête sera facilitée par Rama, l’amante de Ndéné, sauvage et maternelle, belle et re-belle avec sa chevelure-couronne (sa chevelure, un personnage à part entière), Rama la bisexuelle assumée et allégorie de la lucidité malgré qu’elle n’ait « que le bac ». L’université n’est heureusement pas responsable pour éduquer, mais pour éveiller l’esprit critique, le faire accoucher de ce qu’il porte, etc. Elle ne le peut pas – de toute façon – éduquer - et le roman nous le fait comprendre car c’est dans ce cadre spatial dans lequel l’action se meut, que des vocations de professeur meurent et que des étudiants périclitent de ne pas réfléchir par eux-mêmes : « Vous nous enseignez la poésie d’un homosexuel…Ça peut avoir une influence sur nous ». Verlaine au banc des accusés une énième fois. Il y a aussi Angela, droit-de-l’hommiste à plein temps et qui se fait un temps l’interlocutrice de Ndéné, homophobe pour des raisons esthétiques, et dans leur joute, ils nous offrent l’un des plus profonds débats du roman : lorsque celle-ci lui rétorque que « l’homophobie n’a pas besoin de prétexte historique, (ni même d’un prétexte) , elle hait tout court » (p. 88).
Mais les dialogues les plus beaux sont aussi les plus bouleversantes : le monologue de la mère et la marche silencieuse et solidaire d’avec la maman d’Amadou pour tâcher d’expier sa part de honte dans le puits des complaisances humaines, et faire face au cortège des interrogations-fantasmes ; la réflexion sur le deuil, les confrontations d’avec Adja Mbène, la presque-mère ou la plus-que-mère, et enfin, le père, ce « crétin (d’imam) droit et juste ». Prennent vie alors des débats passionnés sur l’impossibilité d’un dialogue sans trahison, d’un compromis sans compromission, sur le prix de la cohésion sociale et la rectitude morale à sauvegarder à tout prix, même celui suprême de ne plus reconnaître son enfant s’il venait à en apprendre la sexualité « déviante ». Déviante alors ? Pas si vite nous rétorque Samba Awa Niang, le travesti, reine des soirées de sabar fiévreuses intronisé goor jigeen « par abus et imprécision du langage » qui n’est pas sans rappeler le travesti des cérémonies festives que Sembène nous a donné à voir dans Xala. 1973 déjà. Comme si notre société marchait à reculons. Samba Awa, qui évoque une autre figure médiatisée sénégalaise, éduque et sensibilise lorsqu’il ne fait pas que son boulot. Le roman narre aussi les amitiés académiques, les liaisons dangereuses, et les guerres de successions dans les monarchies pseudo-religieuses. Quelle exquise fresque que celle du Jotalikat, somptueux transmetteur qui nous régale littéralement de ses talents oratoires.
Il y a dans ce roman le courage de l’écrivain qui tout en narrant l’histoire de Ndéné, ne s’en désolidarise à aucun moment. Mais quelles belles transpositions, quels beaux tableaux! Le narrateur qui parfois met Ndéné en filigrane pour se mouiller et prendre le relais pour, on le devine, se dire sans complaisance et prendre parti. Alors qu’il va poser sa plume, dans la scène finale, l’auteur ne fait plus qu’un avec Ndéné, qui décide d’être prêt à mourir pour combattre la conscience l’absurdité des jugements humains. Suicidaire ou suicidé social ? Meursault a trouvé sa vocation.
De purs hommes, 191 pages, Editions Phillipe Rey et Jimsaan, avril 2018, Mbougar Sarr
Lire : Les hommes pleurent aussi