DELIRES ET DENIS
Le concept de souveraineté fleurit à nouveau. Dans toutes les conversations, il s’introduit sans peine servant même de béquille à des interlocuteurs en mal d’inspiration.
Le concept de souveraineté fleurit à nouveau. Dans toutes les conversations, il s’introduit sans peine servant même de béquille à des interlocuteurs en mal d’inspiration. Surgie de nulle part et mal définie, l’expression perd de sa force, de son séduisant pouvoir d’attraction et de sa vivacité. Galvaudée, la souveraineté s’étiole. Elle dépérit, pour dire le moins.
Car tout le monde l’utilise : le militaire, la société civile, le politique, le syndicaliste, le paysan, l’étudiant, le partenaire technique, le sportif, l’expert et même le chroniqueur. Chacun, avec les moyens qu’il a, l’emploie à sa guise sans le moindre souci de précision.
Ce qui, bien évidemment, ajoute du déni à la confusion, réduisant la souveraineté à un simple « élément de langage » alors que sa trajectoire historique est jalonnée de couronnes pour ne pas la figer dans un esprit de système très peu conventionnel.
La souveraineté se résume désormais à une langue de bois. Son âge d’or coïncide avec les indépendances quand la lutte des peuples revêtait une signification historique : se soustraire du joug colonial, s’affirmer comme sujets conscients, et se mobiliser pour édifier une nation digne, debout et conquérante.
Ainsi se dessinait le camp du bien voguant de succès en succès avec des victoires éclatantes voire retentissantes sur presque la totalité des continents placés sous tutelle coloniale. Les populations savourent la liberté retrouvée et acquièrent l’esprit d’initiatives qui émerveille dirigeants et observateurs, coopérants et jeunesses tous tournés vers les tâches de développement.
Ce décollage se concevait à partir de l’agriculture perçue comme le socle d’épanouissement de millions de gens dont il fallait assurer la nourriture. La souveraineté alimentaire était née. Un regain d’espoir s’ensuivit avec l’objectif de nourrir les populations à partir de ce qu’elles cultivent et récoltent.
L’idée sous-jacente consiste à éliminer la dépendance vis-à-vis de l’extérieur pour s’approvisionner en vivres. Toute la communauté internationale salue cette approche et milite pour son extension afin de réguler les productions, les approvisionnements et les marchés souvent tentés de dicter ses règles.
Par l’élan de clarté que drainait la souveraineté alimentaire, le monde visait la mesure, privilégiait les grands équilibres tout en veillant à la préservation de la nature et de l’environnement et (surtout) à éviter la frénésie de consommation au risque de ruiner un jour la planète.
Toutefois, les interprétations font le grand écart sur fond de divergences d’intérêts et d’affrontements de visions unilatérales. Les séquelles de cette division persistent encore accentuée aujourd’hui par le réchauffement climatique qui perturbe tous les cycles de vie de cette planète en proie à de vives menaces.
Sa fragilité est désormais établie. Même les contempteurs ont fini par l’admettre. La hausse des températures, la fonte des glaces, les déplacements de populations sont entre autres des indices irréfutables d’une terre qui souffre et craquelle en plusieurs endroits.
Autant l’univers est unique, autant les malheurs sont divers. Si bien qu’aucun repli sur soi ne peut prospérer. Ni les pays, ni les régions ne peuvent échapper de façon solitaire. Il est même suicidaire de l’envisager ainsi. Les phénomènes naturels ignorent les frontières. Pourquoi se contenter alors de solutions locales quand la nécessité dicte de préconiser des approches globales ?
La pandémie du Covid-19 démontre à l’envi la vanité de ne voir le danger que « chez les autres ». Pas chez soi. L’erreur a été fatale à la Chine, foyer d’émission de ce « mal de siècle » qui s’est très vite propagé, facilité il est vrai par les brassages humains dans les aéroports, les avions, les hôtels et les grandes surfaces commerciales où se croisent et se décroisent des voyageurs de tous les continents.
Très vite, les intelligences ont été ravivées. Les hommes, notamment les spécialistes, ont dressé des protocoles sanitaires. Par ce savoir-faire avancé, ajouté à une formidable communication de masse, les opinions se sont appropriées les « gestes-barrières », les mesures prophylactiques et des conduites irréprochables d’hygiène de vie.
Le répit observé grâce, il est vrai, au recul de la pandémie, a poussé des régions entières à réclamer une souveraineté vaccinale afin d’inoculer les couches les plus vulnérables. Ces pays ne s’arrêtent pas au stade des hypothèses. Ils s’appuient sur l’absence de laboratoires et la rareté des médicaments, donc des vaccins, pour songer à s’en doter.
Ici, la santé et l’économie se rejoignent. Les décideurs prennent conscience de leur forte dépendance et découvrent un écart abyssal avec les pays occidentaux détenteurs des vaccins et des brevets et maîtres de la géographie opérationnelle. Dès lors, comment revendiquer une souveraineté dans ce domaine vital quand manquent les ressources et les volontés ?
Quel sera le niveau d’engagement financier des Africains ? Ils ne le chiffrent pas. Et pourtant l’occasion se présente d’afficher une disposition d’esprit à un abandon de souveraineté devant permettre l’édification ou la consolidation de laboratoires dans des pays comme le Sénégal, l’Afrique du Sud, l’Ethiopie, la Côte d’Ivoire ou l’Egypte.
Ensuite la démarche reste approximative. Car, à moins de renverser la table, rien n’indique que les pays demandeurs sont prêts à débourser des fonds conséquents pour administrer la preuve de leur engagement et de leur réelle volonté de circonscrire la pandémie, encore en phase de résurgence avec le retour des pèlerins musulmans d’Arabie Saoudite.
Avec l’enchaînement de ces épisodes sanitaires et médicaux, la souveraineté s’avère inaliénable et constitue un droit « imprescriptible ». Des penseurs de renom considèrent même que la notion est antérieure au pacte social. D’où sa légitimité défendue avec passion au récent forum de Paris sur l’innovation et la souveraineté vaccinale en présence de plusieurs chefs d’Etat africains dont la motivation est à géométrie variable.
Est-ce à dire « qu’il n’y a de pauvre que parce qu’il y a des riches » ? Le refus de s’apitoyer sur son sort est la clé du dépassement. Des compétences existent dont certaines font la fierté de la recherche africaine sous tous les cieux du monde. A un certain niveau d’audience, de notoriété et de responsabilité, ces distingués africains n’appartiennent pas qu’à leur pays respectifs.
Ils jouissent par leur aura d’une transversalité panafricaine pour franchir les « murs invisibles ». C’est à cette condition que l’Afrique peut construire dans le dur en enjambant les étroitesses nationales.
Néanmoins, cet élan pourrait se heurter à la résurgence des coups d’Etat militaires, principalement en Afrique de l’Ouest minée hélas par des instabilités chroniques. Dans l’imaginaire collectif, les pouvoirs kaki ne font pas mieux que les civils qu’ils ont remplacés à coups de baïonnettes en avançant des alibis sécuritaires qui n’ont guère disparu. Autant dire que les raisons de l’arrivée au pouvoir des militaires n’ont pas eu les effets escomptés.
La souveraineté sécuritaire vit des heures sombres dans cette sous-région ouest-africaine où un délire en cache toujours un autre.