L’AGRO-INDUSTRIE A BESOIN D’UN CHANGEMENT DE VISION
Créer une bourgeoisie industrielle nationale ne pourrait se faire en se débarrassant des étrangers qui ont aimé notre pays pour y investir le fruit de leur vie. Au contraire, ces derniers pourraient servir de modèles.
Le discours ambiant est que le Sénégal est en mesure et va réaliser sa souveraineté alimentaire dans une période des plus courtes. Le ministre de l’Agriculture, de la souveraineté alimentaire et de l’élevage était très fier, dès sa nomination, d’annoncer une sensible augmentation du budget de la campagne agricole, qu’il a fait passer des 100 milliards laissés par Macky Sall à 120 milliards de francs.
Le ministre s’est aussi vanté des dispositions prises pour fournir les paysans en engrais et en semences de qualité, principalement en ce qui concerne la culture d’arachide, l’un des produits essentiels de l’agriculture sénégalaise. Confiant en les efforts fournis par son gouvernement, le ministre Diagne avait tablé sur une production de plus d’un million de tonnes d’arachide, et quasiment autant de riz, disant avoir accru les efforts faits dans les années précédentes. L’une des preuves étant que l’Etat s’est engagé à éponger l’énorme dette due aux opérateurs privés semenciers, qui était estimée à plus de 40 milliards de francs Cfa, sur les trois dernières campagnes agricoles successives. Par ailleurs, les pouvoirs publics ont déclaré avoir pu baisser le prix de vente des engrais aux paysans. En plus de cela, l’Etat s’engageait à fournir des semences certifiées aux paysans, dans l’optique d’améliorer la qualité de la production, ainsi que le rendement. On pouvait même dire qu’en moins d’une année, le pouvoir était en voie de réaliser les rêves des différents pouvoirs qui se sont succédé à la tête du Sénégal, particulièrement dans le domaine agricole. Tous ces efforts, dans l’optique de pouvoir produire ce que les Sénégalais consomment, et d’entamer, dès cette année, la réduction de la facture d’exportation des produits alimentaires. Mabouba Diagne a indiqué que les Sénégalais importeraient pour environ 1070 milliards de francs Cfa. Dans le cadre de la politique de souveraineté alimentaire, les autorités publiques visaient, non seulement à éponger ce montant, mais en plus, à accroître nos recettes d’exportation en exportant nos surplus alimentaires.
Malheureusement, notre ministre de l’Agriculture n’a pas pris en compte les changements climatiques. Une erreur incompréhensible de la part d’un scientifique et de ses collaborateurs. Les inondations dans la vallée du fleuve Sénégal n’ont pas affecté que le cadre de vie et l’habitat des populations riveraines. On peut dire aussi que l’économie agricole de toute la Vallée est déjà compromise. S’agissant de la production du riz cette année, les spécialistes assurent déjà qu’elle sera catastrophique. Là où les estimations des années précédentes indiquaient environ 450 000 tonnes de riz paddy, les spécialistes les plus optimistes ne voient pas la région dépasser les 100 mille tonnes. Et l’on ne parle pas des autres spéculations, qui ne devraient pas non plus, atteindre leurs niveaux habituels de production.
Sans doute dans l’idée de prévenir des pénuries, le gouvernement a décidé d’interdire l’exportation de l’arachide pour cette année. Alors que les paysans attendent encore vainement la fixation du prix du kilo au producteur, Mabouba Diagne et ses collègues ont décidé qu’aucun grain d’arachide ne devrait sortir du pays. L’idée à la base de la décision de nos dirigeants est de réserver en priorité à la Sonacos, les grains à triturer, afin qu’elle soit en mesure de produire de l’huile d’arachide de qualité, pour la consommation locale. Au cours de sa tournée électorale dans le Bassin arachidier, le Premier ministre aurait promis, pour cet objectif, de doter la société de 180 milliards de francs Cfa.
La Sonacos, en «état de mort cérébrale» ?
Un montant faramineux et qui fait rêver. D’autant plus que depuis de nombreuses années, la Sonacos n’est plus en mesure de produire un seul litre d’huile, raffinée ou pas. Une tournée dans les usines de Lyndiane, de Kaolack, de Dakar ou de Louga, montre nettement que l’outil de production de la société a grandement périclité. Et la réhabilitation, outre qu’elle exige beaucoup d’argent, prendra beaucoup de temps. Les spécialistes soulignent que pour l’usine de Diourbel, qui est la moins décrépite, la compagnie a besoin d’au moins 18 milliards de Cfa pour la remise en état, afin de remplacer le matériel obsolète dont une bonne partie date encore des années de l’indépendance du pays. Un dirigeant français avait parlé de mort cérébrale, concernant une organisation. L’expression pourrait s’appliquer ici à la Sonacos.
C’est dire que les promesses du Premier ministre ne font même pas rêver les paysans. Au contraire, plusieurs d’entre eux sont en rage. Ceux auxquels Le Quotidien s’est adressé n’ont pas caché leur désarroi : «L’Etat nous demande de vendre notre production à la Sonacos, exclusivement. C’est comme s’ils ne savaient pas que cette dernière est devenue elle aussi, une concurrente des exportateurs. A Diourbel et à Lyndiane, des gens sont employés rien que pour casser la coque de l’arachide et la mettre dans les sacs pour l’exportation.» Or, ce faisant, la Sonacos ne fait qu’encombrer une filière déjà bien occupée, et où plusieurs opérateurs ont plus d’expérience qu’elle. Mais s’il ne s’agissait que de cela, ce serait moins grave. L’engrais dont les pouvoirs publics se sont gargarisés cette année, n’a pas produit les rendements escomptés. Les paysans sont tous dans la détresse, car aucun n’espère réaliser les performances de la saison écoulée. La faute aux engrais fournis, et à la qualité des semences. Les paysans indiquent que si le chef du gouvernement est si sûr d’avoir autant de milliards pour subventionner la Sonacos, il devrait plutôt chercher à remettre la taxe à l’exportation, et permettre même à l’Etat de gagner de l’argent. De cette manière, la Sonacos sera en compétition équitable avec les exportateurs, et les paysans ne seront pas lésés. Ces derniers rappellent que la compagnie nationale leur doit encore de l’argent des campagnes précédentes. La politique adoptée à ce jour conduit, à terme, selon les connaisseurs, à une mort inéluctable de la filière arachide.
L’investissement en stand-by
Or, si l’agro-industrie arachidière périclite et meurt, quel signal les pouvoirs publics pensent-ils envoyer à ceux qui voudraient investir dans d’autres filières agro-industrielles ? Et surtout, sans une industrie agro-industrielle performante, la filière agricole ne pourra pas survivre, tout le monde en est conscient. Mais ceux qui sont en mesure d’investir ne sont pas encouragés à le faire, et ceux qui sont pistonnés n’ont ni les moyens ni la volonté de le faire.
Conséquence, les entrepreneurs actuellement sur le terrain sont en situation d’attente, se contentant d’exploiter leurs récoltes et de voir venir. Les signaux envoyés par les pouvoirs publics, avec leurs discours souverainistes, n’encouragent pas l’investissement. Les 11 entreprises agro-industrielles implantées dans la Vallée du fleuve, membres de Vallagri, sont frileuses à continuer à mettre leur argent, tant les pouvoirs publics donnent des signaux contradictoires. Pourtant, aussi bien dans l’horticulture, l’élevage que la riziculture, leurs performances font le bonheur de beaucoup d’acteurs de la région.
Le chef de l’Etat et son gouvernement déclarent vouloir inciter les entrepreneurs nationaux à investir dans l’industrie agricole. Dans le même temps, aucune mesure n’est prise pour encourager ceux qui ont vraiment l’intention de sauter le pas. Depuis des décennies que des chefs d’entreprise sénégalais disent vouloir «casser le monopole» de la Compagnie sucrière sénégalaise en implantant d’autres unités de production dans la Vallée, en Casamance ou ailleurs, on n’a pas encore vu un début de semblant de réalisation. Ce serait pourtant une bonne chose. Il suffit de regarder vers la Côte d’Ivoire, où au moins 3 sucreries sont implantées, et ne se tirent pas dans les pattes pour alimenter le marché local. Le Sénégal économiserait plusieurs milliards de francs des 1070 qu’il consacre à importer sa nourriture chaque année, si les négociants sénégalais décidaient d’investir dans des usines de production de sucre, et de conditionnement de riz, pour ne parler que des produits de la Vallée. Mais pour cela, l’Etat doit y mettre du sien.
Une bourgeoisie nationale, oui, mais…
La création d’une bourgeoisie nationale ne requiert pas d’éliminer les opérateurs étrangers qui ont permis au pays d’avoir le petit tissu agro-industriel qui fait encore le bonheur des Sénégalais. Rien n’indique que la mort des unités actuellement implantées inciterait des Sénégalais à prendre leur place. On a d’ailleurs vu que l’arrivée des chaînes de Supermarchés Auchan, n’a pas produit un appel d’air pour l’investissement national dans le domaine. En lieu et place des commerçants de Sandaga et d’ailleurs, ce sont plutôt des concurrents étrangers d’Auchan qui se sont risqués à venir s’implanter. Est-ce à dire que les étrangers sont les seuls à trouver notre pays attractif ? Pourtant, Auchan aime à rappeler qu’elle fait travailler plus de 600 fournisseurs locaux dans ses boutiques. Cela, en plus de leur fournir des revenus réguliers et un débouché sûr pour leurs produits, permet de stabiliser les prix des produits alimentaires, et au consommateur d’échapper à la boulimie des petits intermédiaires sénégalais.
Comme la Vision 2050, le Référentiel social et économique du pouvoir actuel, le Plan Sénégal Emergent (Pse) de Macky Sall visait lui aussi des investissements dans l’Agro-industrie et la promotion d’un entreprenariat national. En conséquence, en 10 ans de mise en œuvre du Pse, l’investissement national a été Epsilon, malgré les incitations accordées par le pouvoir du Président Macky Sall.
Aujourd’hui, la situation est toujours aussi floue, en plus du fait que les déclarations à l’emporte-pièce des nouvelles autorités semblent plus détourner les investisseurs du pays. Depuis plusieurs mois, il se dit que le champion national de l’aviculture, la Sedima, cherche à retirer ses billes du pays. Le mauvais signal pourrait avoir plus de répercussions que l’on n’imagine. Au moment où le pays, malgré ses nouvelles ressources en hydrocarbures, peine à attirer les Investissements directs étrangers (Ide), la situation alimentaire des Sénégalais serait encore plus dramatique s’ils n’avaient plus accès aux poulets de la Sedima. Rien ne dit que les abats du Brésil et des Etats-Unis seraient aussi bons et même hygiéniques. La même chose peut être dite de certaines autres entreprises de transformation agricole basées sur la Route nationale, et l’ancienne Zone industrielle, et qui survivent tant bien que mal.
C’est le cas des minotiers déjà implantés, et parmi lesquels les Sénégalais côtoient des entreprises étrangères. La crise alimentaire créée par la guerre en Ukraine a contraint les autorités à bloquer les prix, pour qu’ils ne se répercutent pas sur le consommateur. Cela, sans trop se soucier des producteurs locaux. Si ces derniers venaient à être étouffés, il n’est pas sûr que le Sénégal serait en mesure d’imposer ses desiderata aux exportateurs étrangers qu’il aurait en face de lui.
Le pays a donc, plus que jamais, intérêt à tenir compte des soucis de ses entrepreneurs locaux, nationaux aussi bien qu’étrangers. D’ailleurs, la vérité serait de reconnaître qu’il y a dans le domaine, plus d’étrangers que des nationaux. Cela n’est pas un mauvais signe par ailleurs, car ils pourraient aider à attirer d’autres investisseurs. Créer une bourgeoisie industrielle nationale ne pourrait se faire en se débarrassant des étrangers qui ont aimé notre pays pour y investir le fruit de leur vie. Au contraire, ces derniers pourraient servir de modèles.