LE PRÉSIDENT WADE POIGNARDÉ UNE DEUXIÈME FOIS
Le rejet de la candidature de Karim Wade est un scandale qui a pour effet de « constitutionnaliser » l’existence de deux catégories de Sénégalais: ceux de souche nés de père et de mère sénégalais et ceux « douteux » dont l’un des parents a une nationalité
Pour parodier le titre du film américain de Bob Rafelson intitulé « Le facteur sonne toujours deux fois », on peut dire que notre glorieux Conseil constitutionnel aussi sévit toujours deux fois. Et comme d’habitude, au détriment de l’opposition. La première fois, c’était en 2022 lorsque, sur la base d’arguments plus que spécieux, il avait disqualifié la liste des candidats titulaires de la coalition Yewwi Askan Wi aux élections législatives de cette année-là avant, dans sa grande mansuétude, de valider celle des suppléants. Lesquels, on l’a vu, avaient réussi à faire jeu égal avec les candidats du pouvoir qui, à un député près, avaient failli perdre leur majorité à l’Assemblée nationale !
Rebelote le weekend dernier. Cette fois-ci aussi, les prétendus « sept sages » ont réussi le tour de force d’éliminer de l’élection présidentielle les deux plus sérieux candidats de l’opposition à savoir Ousmane Sonko, chef incontesté de celle-là, et Karim Meïssa Wade, un poids lourd qui aurait pu lui aussi donner du fil à retordre à Amadou Ba, le porte-étendard de Benno Bokk Yaakar (BBY) à cette mère des batailles électorales.
Dans l’un et l’autre cas, les prétendus « sages » n’ont pas cherché loin et ont usé de raisonnements de café du commerce — pour ne pas dire de grand’place — pour invalider ces deux candidats sans autre forme de procès. S’agissant du leader de Pastef, son dossier avait été déclaré irrecevable dès l’étape du contrôle des parrainages au motif qu’il y manquait deux documents essentiels à savoir la fiche de parrainages et l’attestation de dépôt de sa caution.
Deux documents que la Direction générale des Elections (DGE), pour le premier, et la Caisse des Dépôts et Consignations(CDC), pour le second, avaient refusé de délivrer au mandataire du candidat emprisonné ! Plutôt que de créer du droit, ce qu’on attend entre autres d’un Conseil constitutionnel, et de décider que la non-production de ces documents ne relevait pas de la volonté d’Ousmane Sonko mais bel et bien d’un refus délibéré de l’Administration, malgré des décisions de justice pour ce qui est des fiches de parrainage, avant d’en tirer les conséquences, nos vrais sages ont préféré choisir de ne pas accepter le dossier d’Ousmane Sonko et valider sa candidature à la présidentielle.
Mais attention : suite au recours introduit par l’avocat du leader de Pastef, le Conseil constitutionnel a finalement jugé que bon, même en admettant que les pièces manquantes ne relevaient pas de son fait, il avait quand même été condamné à une peine ferme de six mois pour diffamation. A l’issue de la procédure de diffamation la plus rapide de l’histoire du Sénégal puisque la Cour suprême avait rendu la condamnation définitive pile poil le jour où devaient être déposés les dossiers de candidature au Conseil constitutionnel ! Si ce n’est pas téléphoné ça… Mais il n’y avait pas là de quoi émouvoir le président Badio Camara et les autres membres du Conseil. Et comme en 2022, pour se donner bonne conscience, ils ont autorisé les plans B, c’est-à-dire les remplaçants, à se présenter.
Le Conseil constitutionnel valide l’existence de citoyens « douteux »
Mais le plus scandaleux se trouve dans la disqualification de Karim Wade au motif qu’au moment où il déposait sa candidature, il avait encore la nationalité française, c’est-à-dire celle que sa mère lui a donnée. Or, le porte-drapeau du Parti démocratique sénégalais (Pds) avait bel et bien formulé son intention de renoncer à cette seconde nationalité depuis octobre dernier. Plutôt, il avait renouvelé sa déclaration de perte de nationalité puisque depuis 2018 il avait renoncé à cette nationalité française. Mieux, au moment où le Conseil constitutionnel statuait sur son dossier, le décret actant cette renonciation était déjà publié dans le journal officiel de la République française !
Mais là aussi, du moment que l’élimination de Karim Wade arrangeait les affaires du candidat du pouvoir, le Conseil constitutionnel a jeté à la poubelle son dossier avec des arguments plus que légers. En réalité, le rejet de la candidature de Karim Wade est un scandale qui a pour effet de « constitutionnaliser » l’existence de deux catégories de Sénégalais: ceux de souche nés de père et de mère sénégalais et ceux « douteux » dont l’un des parents a une nationalité étrangère. C’est cette catégorisation de citoyens qui avait mis le feu aux poudres en Côte d’Ivoire et y avait déclenché une guerre civile qui avait duré dix ans.
Sur les bords de la lagune Ebrié, des intellectuels du genre de ceux qui ont introduit un recours contre l’ancien ministre « du Ciel et de la Terre » avaient inventé un concept dangereux, celui d’ « ivoirité », qui disait en gros que, pour briguer la présidence du pays, il fallait être de père ivoirien et de mère ivoirienne et non être de père ou de mère ivoirienne. Ce débat entre « ou » et « et » avait embrasé le pays. A suivre le raisonnement flemmard de nos braves apparatchiks du Conseil constitutionnel, Karim Wade serait un citoyen « douteux » et de seconde catégorie. Et ne mériterait donc pas de briguer la magistrature suprême du Sénégal.
Le « Sopi » interdit de présidentielle !
Une décision aussi grave de conséquences est prise dans un pays où le poste stratégique de ministre de Finances a été occupé pendant des années par un homme qui travailla au FMI avec la nationalité mauritanienne, où le fils d’un chef d’état-major général de l’Armée nationale — le poste le plus sensible qui soit — effectuait son service militaire en France au moment où son papa commandait nos armées, où les fonctions les plus importantes et redoutables, à part celles de président de la République, ont été détenues par un binational franco-sénégalais(Jean Baptiste Collin), tout cela sans déranger grand-monde. Et voilà qu’on vient nous dire que le fils de l’ancien président de la République Abdoulaye Wade qui se battit pour réintroduire le multipartisme dans notre pays après la fusion-absorption réalisée dans les années 60 par l’alors parti unique—pardon dominant —, l’Union progressiste sénégalaise (UPS) du président Léopold Sédar Senghor, Abdoulaye Wade aussi qui fit tomber les bastions du monolithisme syndical (Utls créée pour faire face à la Cnts), mais aussi du monopole étatique de l’information, qui réalisa la première alternance démocratique dans notre pays, que ce fils, Karim Wade, pourrait être lié au parti de l’étranger. C’est-à-dire rouler pour la France s’il était élu chef de l’Etat sénégalais. Comme s’il y avait besoin d’avoir un parent français pour être un agent de l’ancienne puissance coloniale… On se fout de notre gueule, assurément ! Dire que le fils d’Abdoulaye Wade ne peut pas être candidat à la présidentielle dans ce pays, c’est assurément planter un deuxième coup de poignard dans le dos du père du « Sopi » après avoir jeté ce fils adoré, qui a fini de prouver son patriotisme, en prison pendant plus de trois ans pour « enrichissement illicite ». Et l’avoir exilé pendant sept ans.
De par la volonté de sept sages désinvoltes, le Parti démocratique sénégalais(Pds), qui fut pendant longtemps la plus importante formation de l’opposition, qui accéda au pouvoir au bout de 27 années d’adversité face à la toute-puissante machine du Parti socialiste, qui dispose actuellement à l’Assemblée nationale de l’un des plus importants groupes parlementaires, qui a dirigé ce pays pendant 12 ans, ce parti qui fait partie du patrimoine de notre pays, est empêché de présenter un candidat à la mère des élections nationales. Pendant ce temps, c’est avec étonnement que l’on a vu des candidats totalement inconnus au bataillon et qui ne pourraient même pas remplir une cabine téléphonique avec leurs militants, réussir à passer les doigts dans le nez l ’épreuve du contrôle des parrainages au Conseil constitutionnel. Un Conseil dont le logiciel ressemblait à une roulette russe et qui, encore une fois, a validé des candidats insignifiants et éliminé d’autres qui étaient plus représentatifs. Une logique à laquelle le commun des Sénégalais n’a rien compris. Bref, le Conseil constitutionnel a foutu un bordel incroyable.
Et plutôt que de raccommoder le fragile tissu national, voilà qu’il contribue à en élargir la déchirure de par ses décisions irresponsables et dénuées de…sagesse. Le comble pour une institution supposée être composée de « sages » !Gageons qu’après avoir fait ce mauvais boulot, ses membres sont allés se laver les mains comme Ponce Pilate, ce procurateur romain qui, après avoir condamné Jésus Christ à mort, était allé se laver les mains en s’écriant: « je suis innocent du sang de ce juste ! » Ce faisant, ils inscrivent leurs actes dans la lignée de ces Conseils constitutionnels bouffons qui ont fleuri sur le continent et ont légitimé les décisions les plus improbables à commencer parle couronnement du défunt empereur centrafricain Jean-Bedel Bokassa ou encore, tiens, l’ivoirité. Et dire que toutes ces décisions qui favorisent outrageusement le candidat du pouvoir sont censées être prises en notre nom à tous!