LE SANG ANONYME
EXCLUSIF SENEPLUS - Sur la chaise de transfusion, j’ai essayé d’être le plus positif possible - Le cœur léger et ouvert - En unité avec l’univers - NOTES DE TERRAIN
Samedi 30 mai 2020. Il n’est pas prévu que je sorte aujourd’hui. Les deux jours précédents, il a fait chaud. Très chaud. Et j’ai beaucoup marché. Plusieurs fois dans la rue, j'ai ôté mon masque en tissu. Tellement l’air était sec, la chaleur pesante. Du reste, je n’ai rien à faire dehors, d’urgent ou d’obligatoire ce week-end. Je vais profiter de la fraîcheur de l’appartement, et continuer la lecture critique de Jeremy Rifkin. C’était le programme. Je m’y suis attelé. De 9 heures à 12 heures. Seules deux conférences de travail, très brèves, ont entrecoupé la séance. Il n’était pas non plus prévu d'ouvrir Twitter. Le samedi est un jour de break sur les réseaux sociaux. Mais voilà, j’ai abdiqué.
La technologie n’a pas seulement changé nos modes de vie. Elle nous rend esclaves. Tentés en permanence par le clic. Indisponibles à la pleine conscience. Happés par une curiosité insatiable et délirante. Qu’est-ce que nous cherchons sur les réseaux sociaux ? Très peu de ce qui augmente l’esprit. J’ai consulté Twitter, par manque de contrôle. Y avait-il des choses intéressantes ? Beaucoup de tweets sur les Etats-Unis. Quelques informations sur la situation du jour, concernant le Covid-19 au Sénégal. Les mêmes centres d’intérêt. Les mêmes rengaines. Les mêmes influences. Les névroses. Les mégalomanies. Les grandes frustrations. On pourrait très facilement faire une archéologie sociale. En parcourant attentivement les messages sur les réseaux sociaux.
Il serait même aisé de tirer quatre ou cinq conclusions solides : des convenances débilitantes ; une médiocrité spirituelle ; une bourgeoisie bouffonne, une disposition à la courtisanerie ; un manichéisme total. Si l’on observe en profondeur, on se rend compte que les mêmes forces d’inertie, qui agissent depuis longtemps sur le corps social et l’exposent à tous les jougs, continuent leur travail de sape, en s’emparant de la technologie. Il faut y voir clair. Si l’on regarde les choses de près, qu’est-ce qui fait tendance ? Un vieil esprit, au fond réactionnaire. En examinant les forces qui nous modèlent, nous parvenons à comprendre notre mouvement en tant que peuple. Nos ressorts psychologiques. Et ainsi, pouvons-nous répondre à cette question : pourquoi sommes-nous dans une situation sociale si mauvaise ?
En scrollant, je suis tombé sur un post qui appelait à un don de sang. Une urgence. Un patient avait besoin d’un donneur spécifique. Je répondais au profil recherché. J’ai envoyé un message à la personne qui a écrit le message, pour lui demander si un donneur a été trouvé. Elle a répondu, quelques minutes plus tard. Des volontaires se sont manifestés. J’avais déjà embarqué dans le premier taxi que j’ai aperçu dans la rue. Une vieille Renault. La carcasse rouillée à l’extérieur, poussiéreuse à l’intérieur. Direction le Centre national de transfusion sanguine. À bord, le chauffeur m’a expliqué qu’il avait entendu à la radio, le matin, qu’il y avait une pénurie de sang. Il m’a demandé si j’allais faire un don. J’ai répondu par l’affirmative.
- Dieu te le rendra.
- Amiin !
Mais il ne s’agissait pas de cela. Ce n’était ni pour une récompense divine, ni par élan altruiste pur que je le faisais. C’était juste une exigence. Un impératif catégorique. En réalité, je ne voulais pas bouger ce samedi matin. En voyant le message sur Twitter, je me suis représenté mentalement un homme mourant, victime d’accident. Quelque part, dans une salle triste de Dantec ou de Principal. Où j’ai quelquefois séjourné. Quel enfer ! Va savoir pourquoi mon imagination est allée aussi loin ! Dès que cette image a surgi, j’ai pensé : « Si tu ne te lèves pas immédiatement pour y aller, ce sera une non-assistance à personne en danger. » Ce jugement moral m’a soulevé de mon siège. Je suis arrivé au Cnts, très vite. La circulation était fluide.
À l’accueil, deux personnes agréables m’ont donné une fiche à remplir. J’ai été ausculté. Puis deux autres formalités ont été suivies. On m’a enfin donné une poche de sang vide, et désigné une salle pour l’opération. La femme qui m’a piqué manquait de délicatesse. Elle faisait son travail, mécaniquement, sans empathie. Vraisemblablement, elle voulait rentrer. Elle était un peu agacée, par le défilé de donneurs, qui continuait. Sur la chaise de transfusion, j’ai essayé d’être le plus positif possible. Le cœur léger et ouvert. En unité avec l’univers. Pour que le sang que je partage puisse être aimant et généreux. J’ai médité sur l’interdépendance. Le sang qui coule dans mes veines est le fruit de nombreuses interactions. Les globules blancs, les globules rouges, le plasma et les plaquettes constituent les produits finis de labeurs. Qui dépassent ma personne et enjambent les frontières.
Au-delà de son caractère vital pour l’organisme, le sang est la moisson d’une collaboration dont les liaisons sont isolées. Le pain que j’ai mangé, ce matin. Le kinkéliba absorbé. L'eau de source embouteillée des plateaux de Diass, avec laquelle je me suis désaltéré. Le riz thaïlandais avalé, hier. Mes veines accueillent les fruits de laboureurs inconnus. Qui sont parfois à des milliers de kilomètres. C’est pourquoi le sang que je donne, qui contient la chaleur de mon être, ne m’appartient pas exclusivement. C’est l’intelligence de l’univers qui a voulu que j’en sois le dépositaire. J’espère que ce sang sera équilibré. Calme. Pour que les nutriments qu’il transporte soient les levains de la guérison. Et qu’il nourrisse utilement les entrailles de ce frère ou de cette sœur, anonyme. C’est une prière. Amiin !
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