LES BLESSURES DE L’AILLEURS
L'Occident s’est arrogé le droit de circuler sur la planète en s’affranchissant des barrières, mais refuse ce droit aux Africains, exigeant d’eux qu’ils soient les hommes d’un seul coin du globe. C’est cette injustice que le Prix Nobel de Gurnah met à nu
Le prix Nobel de littérature 2021 a été attribué à un Africain. L’Académie a salué l’œuvre du Tanzanien Abdulrazak Gurnah «pour sa pénétration sans compromis et pleine de compassion des effets du colonialisme et du sort du réfugié dans le fossé entre les cultures et les continents». Après Wole Soyinka, Naguib Mahfouz, Nadine Gordimer et John Maxwell Coetzee, Gurnah est le cinquième Africain à recevoir ce prestigieux prix qui couronne, d’une certaine façon, la carrière d’un écrivain. Alors que le Kényan Wa Thiong’o est, comme à chaque année, cité comme grand favori, c’est un Tanzanien qui est récompensé, 18 ans après le dernier prix reçu par un Africain.
Abdulrazak Gurnah est né à Zanzibar. Il vit, depuis une quarantaine d’années, en Angleterre où il est arrivé en tant que réfugié fuyant la répression de sa communauté en Tanzanie. L’Académie récompense un réfugié dans une période où les blessures de ceux qui fuient leurs pays pour un mieux-être ailleurs sont aggravées par la stigmatisation des partisans d’une identité exiguë, exclusive et les racistes de tous ordres. Gurnah vit en Angleterre ; son prix est quelque part une récompense pour son pays d’accueil où il est devenu, dit-il, «écrivain par accident». La distinction apparaît comme une leçon d’une vieille académie aux pratiques et aux formes anciennes, donnée à une Europe engluée dans une spirale d’exclusion des autres et à la merci des racistes qui ne voient en l’autre – surtout un Noir ou un Arabe – qu’un problème à indexer, une créature à insulter ; un autre à qui il faut intimer l’ordre de rentrer chez lui, voire qu’il faut renvoyer à la mer au mépris de sa dignité et de sa vie. Aussi bien en Angleterre qu’en France, en Espagne ou en Allemagne, le discours identitaire explose et devient audible au-delà des frontières européennes. Les Noirs et les Arabes sont les acteurs, malgré eux, d’une série morbide qui fait la une des médias et renie toute tentative de recours à la raison.
Des hommes violents et dangereux comme Éric Zemmour sont crédités d’intentions de vote qui dépassent l’entendement, tellement leur discours est teinté de haine pour les réfugiés, les migrants, les étrangers, les musulmans, en somme, les autres qui ne sont pas blancs et chrétiens, et donc ne sont pas suffisamment bien pour cette Europe qui a passé des siècles à étendre ses tentacules loin de ses bases géographiques et culturelles.
L’Europe est injuste. Il n’y a pas un continent qui a autant exercé sa liberté d’aller voir ailleurs pour y imposer sa loi, souvent par la violence. L’esclavage, la colonisation, le néocolonialisme, l’impérialisme économique, culturel…L’Europe est encore très présente ailleurs, mais jamais on n’interroge la volonté de ses citoyens de toujours explorer d’autres horizons. Ils peuvent circuler ; il s’agit de leur liberté qu’ils ont réussi à imposer aux autres, pendant que ces derniers subissent humiliations et interrogations quand ils osent même imaginer partir.
Elle trouve en les différents ailleurs les ferments de sa puissance. Elle s’est arrogée le droit de circuler sur une vaste planète, la terre, en s’affranchissant de toutes les barrières, mais refuse ce droit aux Africains en exigeant d’eux qu’ils soient les hommes d’un seul coin du globe. C’est cette injustice que le Prix Nobel de Gurnah met à nu, peut-être sans le vouloir, mais c’est en tout cas le sens qu’il faut aussi donner à cette récompense.
Un président européen avait traité les réfugiés de «fuite d’eau». En Grande Bretagne, le Brexit, soutenu par l’extrême droite du pays, a accentué le discours raciste vis-à-vis des communautés étrangères, jugées désormais indésirables. La finale perdue par l’Angleterre lors du dernier Euro de football a été le prétexte pour des milliers de gens, de s’en prendre à trois Noirs de l’équipe qui ont eu le malheur de rater leur tir-au-but.C’est un membre de cette société qui, comme presque partout en Europe, fait face à la résurgence du racisme, qui a été récompensé par l’Académie du Nobel pour son œuvre qui tisse les fils du dialogue entre les peuples et défend l’apport des émigrés à la culture européenne.
Pourquoi les gens partent-ils ? Pourquoi décident-ils de quitter leur royaume d’enfance pour se soumettre aux rudesses de la vie ailleurs ? La guerre, l’indigence économique, les changements climatiques, l’exercice de la liberté sacrée de circuler sur une terre que rien ne devrait entraver, l’appel de l’ailleurs ou simplement le choix de rester dans le pays d’accueil car on s’y sent bien, au point de penser lui apporter une partie de soi.
Ainsi, Abdulrazak Gurnah a raison de dire que les réfugiés ne viennent jamais les mains vides, ils sont les dépositaires d’une histoire et d’une culture qui enrichissent les pays d’accueil. Les raisons du départ sont nombreuses et chaque émigré à sa propre réponse à la question «pourquoi êtes-vous parti ?». Mais pour tous, partir, au fond, est une blessure que le temps ne soigne presque jamais.