LES ENCOMBREMENTS
EXCLUSIF SENEPLUS - Il faut être costaud mentalement pour vivre en Afrique - NOTES DE TERRAIN
Il nous a fallu 30 minutes pour quitter Sacré-Coeur et arriver à la Zone de captage. À cause des embouteillages, mais surtout parce que la route à partir du Front de terre, jusqu’à la Cité des eaux, en passant devant l’hôpital de Grand-Yoff était impraticable. Les voitures zigzaguaient. Certains chauffeurs cherchaient des raccourcis. Il y avait des flaques d’eau partout, qu’il fallait éviter. Des cratères s’étaient formés çà et là. On aurait dit qu’une bombe avait été larguée ici. Et que la force destructrice de l’impact avait fait surgir un écosystème. De bordel, de précarité, de débris de toutes sortes. Il a plu abondamment ces derniers jours, il faut dire. Mais, cela ne justifie en rien cette situation chaotique. Pourquoi cette zone a été rendue habitable ? Sans un vrai assainissement. Sans un plan d’aménagement correct ?
J’avais un rendez-vous, mais je ne connaissais pas le lieu exact. J’avais juste une carte de géolocalisation, que j’ai suivi jusque-là. La navigation de Google n'était pas précise. Nous avons atterri dans une petite ruelle, un coin étroit. Mon ami a décidé de chercher un endroit plus commode pour se garer. Un peu plus loin, derrière. La manœuvre était délicate. Il fallait attendre que la voiture, à côté, bouge. Puis avancer un peu, avant de faire marche arrière. Il s’agissait, après, de trouver une place de stationnement plus tranquille, qui ne gêne pas la circulation. Pendant que mon ami assurait la navigation, j’appelais au téléphone pour que l’on vienne nous chercher. Nous nous sommes garés, finalement, dans la rue parallèle. Le tableau qui se présentait devant nos yeux était burlesque. En même temps, complètement vivant et chargé d’intensité.
Nous nous sommes mis à observer et à commenter ce panorama absurde. Pourtant familier. Qu’est-ce que tout cela voulait bien dire ? Nous étions là, et nous tentions de déchiffrer ces couleurs, ces pas calmes et résignés, ce spectacle étrange. Nous étions sérieux, en même temps fantaisistes. Nous riions, en restant grave. Mon ami répétait sans cesse : « C’est extraordinaire ! ». Je l’écoutais. Mais, au fond, mon esprit était complètement tourmenté. Ce qui me tracassait à ce moment est presque inavouable. Je vais le dire tout de même. Je pensais, précisément, ceci : malgré toutes nos convictions et nos volontés, nous irons difficilement de l’avant. Il faudrait une confiance infaillible à l’avenir, pour continuer à espérer un pays nouveau. Avec un autre cadre de vie. Ces pensées étaient inconfortables. Je me dépêchais de les congédier. Quelles idées absurdes, me dis-je en mon for intérieur. Pourtant, elles s’installent souvent dans mon esprit. Parfois confortablement. Pendant des heures et des jours.
Ces moments de doute agissent sur moi, de manière abrupte. Me prenant par les tripes. Je sens comme un dégoût quand ils m’empoignent. J’ai honte, je ne sais par quelle inclination de mon caractère, à chaque fois que je pense ainsi. Telle une personne chaste, isolée des désirs de la chair. Qui lorsqu’elle se prend à rêver de relations charnelles, se sent coupable. Même si, il faut le dire franchement, le Sénégal est désespérant. D’ailleurs, si la majorité des jeunes veulent fuir ce pays, c’est d’abord parce qu’ils ne s’y sentent pas à l’aise. Dans la terre de leurs pères, de leurs mères et de leurs ancêtres, il n’y a que très peu de choses vraiment positives. Très peu de confort moral, spirituel. Très peu d’oxygène pour rêver et s’épanouir. Mes songes cessèrent lorsqu’une femme, la cinquantaine largement dépassée, passa devant la voiture.
Elle portait un tee-shirt blanc avec des inscriptions imprimées en rouge. Un pagne beige était assorti à son foulard. Elle marchait patiemment, évitant à peine les pièges des flaques d’eau. On pouvait lire sur son tee-shirt, « Wiz Khalifa ». Avec mon ami, nous avons abondamment ri de cette scène surréaliste. Derrière elle, un charretier terminait de décharger du sable et se dépêchait de démarrer sa voiture hippomobile. Son cheval maigrichon bondit d’un pas, lorsqu’il sauta brusquement sur le chariot. Quelques voitures passèrent par la ruelle, pour échapper à la mare boueuse, qui s’était formée sur la route principale. Des taxis, des voitures individuelles. Plusieurs 4x4. Dans le décor, les bâtiments étaient tous asymétriques. De nouvelles constructions émergeaient tout autour. Des fils suspendus à plusieurs poteaux s’enchevêtraient dans les quatre coins de la rue. Une succession de paraboles Canal+ ornait la face haute de l’immeuble, devant nous.
Des chèvres déambulaient. Trois d’entre elles s’étaient allègrement recroquevillées, à l'entrée d’une charmante villa. Un salon de beauté était mitoyen à la maison. En face, le terrain de football du quartier était complètement inondé. Deux jeunes filles s’étaient accroupies, juste derrière le mur de l’aire de jeu. Elles devaient avoir moins de 12 ans. Elles se cachaient pour uriner. Une jeune femme marchait, vers la voiture. Elle traînait un raffinement extravagant. Elle tenait un smartphone et un sac noir. Sa perruque, mise délicatement, partait à l’arrière de sa tête. Elle dodelinait son corps svelte. Ce qui était saisissant, c’était de voir toutes ces personnes, vaquant à leurs occupations, tranquillement. Comme si ce décor, incohérent et tumultueux, était insignifiant. Le pittoresque de ce tableau ne semblait pas influencer les humains dans leurs activités.
Pourtant, il y avait là, un tas de contraires jetés maladroitement. Des mondes éloignés se rejoignaient. La modernité dans toute sa splendeur. Un univers plutôt misérable, moins glamour et pimpant, s’immisçait à l'intérieur de ce tableau. Des automobiles, de dernière génération, circulaient à côté de la fange. La ville et le milieu rural se superposaient. L’institut de beauté était logé tout près de la crasse. Mon ami, après avoir observé cette juxtaposition paradoxale, me dit : « Il faut être costaud mentalement pour vivre en Afrique. » C’était marrant. En même temps triste. Car, nous nous mouvons, quotidiennement, dans ce décor grotesque. Il n’y a rien de raisonnable dans notre environnement naturel. Notre milieu social est irrationnel. Bien sûr, cela influence notre caractère, en tant que peuple. Quelles que soient ses compétences collectives et sa générosité, une société ne peut s’élever dans ces conditions. La sérénité est impossible dans ce fatras.
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