LES FORÇATS DE LA RUE
EXCLUSIF SENEPLUS - Le métier de marchand ambulant précise la condition du sous-prolétariat urbain - Quelle promesse de bonheur peut-on trouver en menant cette activité aléatoire et difficile ? NOTES DE TERRAIN
Samedi 18 janvier 2020. 13h30. La brise fraîche du matin s’est dissipée depuis plusieurs heures maintenant. Le soleil a bien repris ses droits. Il a atteint son point de culmination. Ses rayons percent l’épais brouillard de nuage qui enveloppe le ciel. La chaleur arrive par vague et bouscule l’air. Mes yeux sont agressés. Je visse ma casquette pour protéger mon regard des halos lumineux. La poussière est partout. Elle flotte dans l’atmosphère et lui donne un aspect grisâtre. Quelques piétons défilent sur le trottoir. Les voitures sont immobilisées par les bouchons. Une dizaine de marchands ambulants s’aventurent dans ce plein midi arrosé par le feu solaire.
L’un d’eux avance. Il porte un survêtement adidas vert, visiblement contrefait. Son pantalon jean usé est mis façon “check down”. Il vend des noix de cajou grillés, contenus dans des sachets. Sa tête est couverte d’un bonnet bleu “cabral”. Il est très jeune. Sa démarche est calme, régulière. Il s’arrête devant une Ford Escape rouge et une Peugeot 3008 beige, freinées par les embouteillages. Il jette un coup d’oeil furtif à sa gauche, puis à sa droite. Les passagers des deux voitures ne bronchent pas. Il progresse et continue son commerce.
Un autre marchand ambulant arrive, l’allure lente. Il tient un meuble à lunettes sur son épaule gauche et se faufile entre les véhicules. Il lève la main pour saluer un mendiant, debout sur le terre-plein central de la route. Un troisième vendeur, la conduite chancelante, se coltine le portrait géant d’un marabout. Son corps est incliné. Il parle tout seul. Une femme lui emboîte le pas. Elle vend des produits chimiques contre les insectes. Elle est voilée, une casquette noire est posée sur sa tête, par-dessus le tissu bleu qui lui couvre le visage. Ce peloton, en mouvement sur la Vdn, juste après l’immeuble “Mariama”, fait fi de la chaleur et de l’air irrespirable.
J’ai toujours été impressionné par la capacité d’endurance des vendeurs parcourant les rues de Dakar. Ces braves gens sont à la tâche, tous les jours de la semaine, quel que soit le temps. Ils mènent une vie de labeur. Je n’arrête pas de penser que c’est un métier cruel. Un boulot indécent. En les voyant, je médite sur des questions gênantes. Quelle promesse de bonheur peut-on trouver en menant cette activité aléatoire et difficile ? Peut-on avoir une existence positive et intègre en exerçant un travail éreintant, qui contraint à respirer tous les polluants de la ville ? Je ne le pense pas. J’entends qu'il est presque impossible d’aspirer à un destin ascendant, dans tous les aspects de la vie sociale, politique et économique, lorsque l’on travaille dans ces conditions. On me rétorquera qu’il y a pire et qu’ils n’ont, de toute manière, pas le choix. Qu’il vaut mieux faire ce travail que d’être agresseur, voleur, ou de rester au chômage. Mais ce raisonnement est mauvais et ne pousse pas à rompre avec le conformisme.
Cette approche, qui pose la hiérarchie sociale comme inchangeable, n’est pas constructive. Elle est cynique même, puisqu’elle ne prend pas en compte l’idée supérieure du bien-être humain. Evidemment, l’oisiveté n’est pas préférable. ll y a toujours beaucoup d’honneur à travailler pour rester digne. Mais nous ne pouvons pas accepter de voir ces personnes soumises à l’insoutenable sclérose sociale. Tout notre malheur est de croire que ces situations d’extrême précarité sont recevables. Nous avons inscrit dans notre conscience l'idée que la violence subie par une grande partie de la jeunesse sénégalaise est normale. La réalité, c’est que l’activité du marchand ambulant est inflexiblement oppressante.
La condition générale des marchands ambulants est objectivement exécrable. Parmi les gens qui effectuent ce travail, en existent-ils qui le font par bonheur, ou par vocation ? Qui se lèvent tous les jours, avec un sourire radieux, et écrivent un message sur Facebook, Twitter ou Linkedin : “Je vais encore faire aujourd’hui le métier que j’ai choisi. Je vais y mettre beaucoup de coeur. Que du bonheur ” ? Ou qui se disent : “Alhamdoulilah ! Dieu m’a gratifié du plus beau travail du monde” ? Se trouve-t-il un seul marchand ambulant qui prend un selfie et le met sur WhatsApp ou sur sa page Instagram, avec de joyeuses émoticônes, en s’exclamant : “What a great day ” ? Certains peuvent être épinglés comme des modèles de réussite. Mais le raisonnement qui consiste à donner en exemple une petite minorité est un renversement des perspectives.
La société sénégalaise maintient une fermeture sociale intolérable. La plupart des individus dotés d'avantages économiques oublient de voir les grands écarts qui se sont formés dans notre pays. Ainsi se mettent-ils à projeter une vision darwinienne de la vie et poussent la société tout entière à croire que la misère est une fatalité. Ce conservatisme étroit nous empêche de libérer les consciences. D’ouvrir l’horizon à un devenir collectif meilleur, de construire un pays où l’égalité des chances est offerte à tous les citoyens, l’abondance partagée. Nous finissons alors par désidéaliser la vie et justifions les servilités. Or, on peut toujours agir sur le réel. L’homme a des capacités d’innovations formidables. Notre société est aussi en mesure, à l’heure où le savoir est plus que jamais abordable, de bâtir une intelligence collective dirigée vers le progrès humain. Ce n’est que par réflexe social que nous épuisons notre enthousiasme et acceptons la banalité de la misère.
Les sacrifices endurés par le marchand ambulant ne sont pas proportionnels à ses gains économiques. À l'échelle de son village ou de son quartier, le marchand ambulant ayant un revenu peut impacter résiduellement et subvenir à ses besoins. Seulement, son travail ne lui donne pas un prestige social, ne lui permet pas de cultiver sa valeur, afin d’agir considérablement sur le plan communautaire. Tomber dans le panneau du “la vie est injuste, on n’y peut rien”, c’est abdiquer face aux forces d’inertie et mutiler notre imagination. Le métier de marchand ambulant précise la condition du sous-prolétariat urbain. Ces femmes et ces hommes, moteur central de notre nation, sont ségrégués par un ordre social arriéré. Nous devons radicalement interroger cette misère en mouvement dans les rues de Dakar. Pour réfléchir et nous engager vers une nouvelle forme sociale plus respectueuse de l’Homme.
Retrouvez désormais sur SenePlus, "Notes de terrain", la chronique de notre éditorialiste Paap Seen tous les dimanches.