LES TOUT-PETITS DAMNÉS DU SYSTÈME
EXCLUSIF SENEPLUS - La violence dans notre société prend racine dans l'inégalité des chances offertes aux enfants, dont les talibés. Cette situation banalisée par le Sénégal choque pourtant des visiteurs étrangers
Il est beaucoup question de Système de nos jours. Les hommes politiques l’invoquent aussi bien pour damner nos déficits que pour susciter nos espoirs. Et effectivement, ils n’ont pas tort. Un État moderne ne peut exister sans un système en son sein. C’est cela qui fait que nous formons un corps vivant dynamique (un système) propulsé par un jeu de sorts et ambitions, dans une trajectoire théoriquement bien ferrée et dirigée vers une destination rêvée.
Mais ce système pour nous aurait déraillé depuis que le colon, chef de gare, a sifflé le départ en 1960 - les rails ayant été sciemment minés. Comprenez-moi, je suis fils de cheminot et j’ai grandi proche des trains et rails. Par conséquent depuis 1960 nous nous sommes habitués à une incompréhensible violence qui ne peut s’expliquer que par le cumul de défaillances et vaines tentatives de nous en sortir. Une répétition sempiternelle de la même sanction de nos politiques de développement d’un régime à un autre : “Échec et mat”! Sans jamais s’en indigner et avec cela un cortège de violence qui s’endurcit sous le voile d’un étrange stoïcisme. De ce système, je m’intéresse aujourd’hui à un seul pan, en dehors des priorités publiques qui se prétendent inclusives : les enfants en bas âge abandonnés à leur sort de mendiants errants dans les rues nuits et jours.
Quelle grave banalisation de la violence dans notre société
L’histoire édifiante que je m’en vais vous raconter, pour en tirer avec vous les leçons, s’est passée ici il y a un mois et j’en suis moi-même acteur.
Un couple de retraités que nous avions connu mon épouse et moi en Suisse et dont le mari était à la tête d’une très importante société européenne, était arrivé au Sénégal dans le cadre d’un tour d’Afrique. Une fois chez nous, dernière étape du tour, tout s’était si bien déroulé jusqu’au moment où la dame, face au nombre d’enfants constatés dans la rue, ne pouvant plus se retenir d’émotion, fut prise de sanglots, déclenchant ainsi un traumatisme qui a gâché le reste du voyage. Sur le moment, je ne pouvais m’expliquer de si intenses émotions pour “si peu”, car il n’y avait pas eu d’agression physique de la part de ces marmots, habitué que je suis que la violence ne commence qu’à partir de ce moment.
Un mois plus tard, de retour chez eux, le mari contacte mon épouse pour lui faire part de leur intention de contribuer à la prise en charge de ces enfants avec des fonds qu’ils ont décidé d’octroyer à une ONG, à elle d’identifier, capable de les utiliser à bon escient. Ils n’avaient donc pas oublié, leur sensibilité ayant été réellement mise à rude épreuve par cette situation paradoxalement banalisée par nous, parents de ces enfants. Aussitôt dit, aussitôt fait ! Avec l’aide diligente de mon épouse, la convention de financement avec une ONG de la place est aujourd’hui signée, engageant leur fondation familiale mondialement connue dans un financement gratuit. J’ai compris alors combien la situation des enfants en bas âge mendiants dans la rue était d’une extrême violence. Aussi devons-nous en prendre la pleine mesure au lieu de tourner le regard ailleurs, aidés en cela par le terme euphémique de “talibé”. Ces victimes de notre société n’en sont pas moins membres à part entière, d’égale dignité et droit que n’importe quel autre fils du pays, fut-il haut dignitaire. Et quand abandonnés comme ils sont à ce cruel sort, ils sont torturés, violés et tués, quelles qu’en soient les circonstances, chacun de nous commet solidairement un fratricide ou un parricide. Soixante-quatre ans d’indépendance, cinq présidents qui se sont succédés et toujours une aggravation de la situation en lieu et place d’une solution. Tant qu’on n’a pas trouvé une solution fondée sur une éducation égalitaire de qualité pour l’ensemble de nos enfants sans exception, nous demeurons dans un perpétuel système, générateur par défaut de désordre et violence.
Dans une société humaine, les sorts et activités sont liés les uns les autres
Juste ! Il y a une interconnexion de tout ce monde qui n’exclut rien qui en fasse partie. Ce phénomène des enfants dans la rue est là depuis le temps de Senghor et il faut se poser la question de savoir où sont passés ceux qui alors avaient cinq ans, il y a quinze ans et avant. Notre encombrement des rues vient plutôt de là. Nombre d’entre eux, vous pouvez les retrouver “coxeurs” dans tous les lieux où s’activent des marchands ambulants où dans les marchés et les garages de transports en commun. Ils se sont connectés à cette communauté sans normes, snobée par l’élite et qui joue sa survie en comptant surtout sur la force d’une masse critique intimidante, plutôt que de se conformer tout simplement aux règles. Enfin, ces enfants défavorisés ne sont pas des idiots. Ne pas leur offrir les mêmes opportunités que leurs concitoyens privilégiés est une ultime tare qui plombe notre système économique. L’effectif des filles dans nos écoles, la place des femmes dans notre économie aujourd’hui, alors que ce genre était proscrit d’enseignement tout comme ces mendiants il y a à peine quelques décennies, suffit à valider mon propos.
Cette situation obère nos chances de juguler la montée de la violence dans nos cités, car elle est la base d’un écosystème social tapis de souffrance rageante et d’injustice.
À ces pauvres enfants, pourvu que la récente alternance politique soit pour eux et notre pays le rendez-vous avec la chance de tourner définitivement cette page de notre histoire.
Au président de la République, je voudrais l’inviter humblement à prendre cette situation pour chose inacceptable, incompatible avec l’écosystème moderne juste et émancipateur que l’on attend de son magistère, sans quoi il ne réussira qu’à faire pire que ses prédécesseurs.
Ibe Niang Ardo est président du Mouvement citoyen Jog Ci.