L’OCCIDENT DOIT MOURIR
EXCLUSIF SENEPLUS - Je ne suis pas certain que Macky Sall, lui-même, ait conscience de la portée de ses décisions d’abstention sur l'Ukraine à l'ONU. Ce n’est en rien une neutralité de type helvétique ou une finlandisation
(La condition sine qua non pour l’avènement de la civilisation senghorienne)
Les 2 mars et 7 avril 2022, le Sénégal, sans être russophile, ne s’est pas fait dicter la loi par l’Alliance occidentale lors du vote à l’ONU sur l’Ukraine. Une fois n’est pas coutume. Macky Sall, marqué pourtant de l’estampille occidentale, n’est jamais là où on l’attend. Au début de la crise du Covid-19, n’avait-il pas plaidé en faveur de l’instauration d’un nouvel ordre mondial post-covid-19, « dans lequel il n’y aurait pas de centre civilisationnel supérieur qui dicte aux autres leur façon d’agir » ?
Qui l’eût cru de ce président à qui j’avais reproché, lors du « DessertGate », de ne respecter ni l’histoire de l’Afrique ni son identité ? Qui l’eût cru de ce président qui suit comme son ombre Emmanuel Macron, sur les dossiers du Mali et de l’Eco ? Le décryptage du sujet Macky Sall et de ses ambiguïtés sur la scène africaine et internationale, c’est faire assurément la psychanalyse de la géopolitique du début du XXIème siècle. C’est décisivement comprendre les embûches à l’accession à la civilisation senghorienne, et a contrario les conditions pour la rendre possible.
La prédiction d’Ibar Der Thiam. À l’occasion du 3ème Festival du mondial des Arts Nègres de décembre 2010, le regretté professeur Iba Der Thiam avait dit la bonne aventure à notre monde contemporain : « Un nouveau siècle vient de commencer. Il sera, contrairement à ce que beaucoup pensent, un siècle de déconstruction et de reconstruction. » Avec le Mali et l’Ukraine, deux conflits récents, nous y sommes dans cette reconfiguration, voire conflagration, du cadrage géopolitique de notre planète, avec son lot de tragédies humaines. Et cela n’est qu’un prélude !
Des ensembles civilisationnels (Afrique, Asie, Amérique du Sud…), multimillénaires, bousculent l’équilibre actuel du monde, issu des grandes découvertes européennes et des Conférences de Berlin (1884-1885) et de Yalta (1945), de la chute du mur de Berlin (1989) et du 11 septembre 2001. C’est « notre ordre international » comme l’a confessé le président français, façonné par l’Occident, qui est débattu, voire combattu. En effet, Emmanuel Macron, lors de la conférence des ambassadeurs, d’août 2021, avait acté la corrélation entre la fin de l’hégémonie occidentale et l’émergence de nouvelles puissances mondiales.
Semblable au jeu des plaques tectoniques et de leurs collisions prédéterminées, la tragédie ukrainienne était inévitable. Edgar Morin, adorateur du dialogue des civilisations, abonde dans ce sens avec le croisement du retour de la puissance russe et l’élargissement de l’Otan.
L’apport d’une nouvelle discipline : la psychologie des États (sur le modèle de la théorie freudienne des foules). Est-ce un changement de paradigme diplomatique de la part du Sénégal ? Je ne suis pas certain que Macky Sall, lui-même, ait conscience de la portée de ses décisions d’abstention du 2 mars et 7 avril 2022. Il parle d’une neutralité héritée de l’histoire du Sénégal. Il évoque un non-alignement pour peser dans le dialogue. Ce n’est en rien une neutralité de type helvétique ou une finlandisation, encore moins un non-alignement du temps de la guerre froide.
Cet acte revêt un engagement géopolitique d’un genre nouveau. Macky Sall ignore que son subconscient est compénétré par l’identité de l’État sénégalais. Le président sénégalais ignore que, les 2 mars et 7avril 2022, il vient de poser un acte fondateur en faveur de la renaissance africaine et de la civilisation de l’universel. En effet, ces deux décisions historiques s’inscrivent dans le droit-fil des affirmations identitaires de tous les peuples et de la diversité des expressions culturelles, se substituant selon Iba Der Thiam à « l’ère d’une vision ethnocentrique parée des atours d’une supériorité immanente. »
Comment Macky Sall n’a-t-il pas conscience de cette part mystique propre à l’Etat sénégalais (comme l’atteste aussi la réponse d’Amadou Latif Coulibaly à mon édito : « Pour un nouvel ordre politique sénégalais ») ? En réalité, le problème vient du fait que les États sont perçus comme des entités abstraites. On leur dénie la possibilité de former un corps vivant, un être nouveau, avec leurs propres cellules distinctes de celles de ses sujets. Il est aussi à observer que l’État se confond avec son chef, surtout dans les régimes hyper-présidentiels comme celui du Sénégal. Enfin, sans doute le Sénégal n’a-t-il pas fait l’effort de conceptualiser sa doctrine politique depuis l’indépendance.
L’émotion est hellène, la raison est noire ! À travers la guerre en Ukraine, les experts occidentaux appréhendent les États, organisations supra-individuelles, selon leurs chefs, des individus nous ressemblant, somme toute, avec leurs troubles de personnalité, et leur part d’héroïsme. Ils occultent que, sans méconnaître le magnétisme du chef, l’État est pourvu d’une âme collective, aboutissement d’un long processus historique et transcendant les individus et leurs chefs (je vais plus loin que la théorie freudienne). C’est cette erreur d’interprétation qui nous a conduits droit à la guerre russo-ukrainienne.
Dans les décisions du 2 mars et 7 avril 2022, ce n’est donc pas Macky Sall qui a agi ; c’est l’âme collective de l’État sénégalais, une force invisible qui s’est extériorisée sous l’effet de combinaison et recomposition de plusieurs variantes politiques (Senghor, Anta Diop, Wade…), parachevant la formation d’un être unique : l’État sénégalais. « Rien n’est possible sans les hommes, rien n’est durable sans les institutions », proférait jean Monnet.
Le monde unipolaire ou bipolaire, c’est kif kif bourricot ! Les décisions du 2 mars et 7 avril 2022, c’est faire valoir sa différence, son indépendance. Ces décisions rejoignent dans leur forme le discours de Dominique de Villepin à l’ONU (influencé par la pensée Gaulliste). Ce sont des décisions symboliques pour marquer les frontières spirituelles du continent africain au regard des autres civilisations. Il ne s’agit en aucun cas de renier le droit international et encore moins la souveraineté des États.
Iba Der Thiam avait prophétisé le passage d’un monde unipolaire à un monde multipolaire par l’effet de la montée en puissance d’expressions identitaires de toutes les civilisations. Avec une forme de candeur dans la droite ligne du concept de civilisation de l’universel de Senghor, il imaginait que le face-à-face ne serait pas nécessairement conflictuel. Il a mésestimé la résistance de l’Occident.
L’Occident n’en veut pas de ce nouvel ordre mondial, présupposant une égalité entre les civilisations et un dialogue. La preuve la plus flagrante nous vient de l’UNESCO. À l’élection de Joe Biden, la communauté internationale s’était réjouie, à juste titre, du retour des États-Unis dans les Accords de Paris. Rien toutefois sur la réintégration de la première puissance économique à l’UNESCO où l’avenir de nos enfants s’y décide ! Et pour cause ! C’est la seule agence onusienne, rebelle, où les États, anciennement tiers-mondistes, revendiquent leurs concepts. L’influence des États-Unis n’y est pas dominante. L’UNESCO, c’est l’embryon de la civilisation de l’universel.
Raymond Aron a cerné l’ambiguïté de cette civilisation : « L’Occident ne sait plus s’il préfère ce qu’il apporte à ce qu’il détruit ». Aujourd’hui, toutes les contradictions occidentales sont relevées par la Var africaine. Le traitement des étudiants africains en Ukraine, dans l’indifférence des Occidentaux, a soulevé un tollé sur les réseaux sociaux. Décembre 2021, le déplacement d’Emmanuel Macron chez le prince saoudien dépeceur de journalistes brouilla la visite effectuée quelques jours après aux parents de Samuel Paty. C’est le Janus des temps modernes. Au début de la crise ukrainienne, le président français revêt les habits pacifiques de Neville Chamberlain. Quelques jours plus tard, une photographe le surprend (!) en pose Kennedy-fusées à cuba !
L’Occident a besoin de faire face à une autre puissance, pour révéler sa force (l’Institut Thomas More exhorte une nouvelle politique chinoise de la France centrée sur la multiplication des visites à Taïwan pour titiller l’ogre asiatique). L’Occident a besoin de se nourrir de la dichotomie (Occident-Anti-Occident), pour que tout se ramène à sa civilisation magistrale, à l’exemple du sommet virtuel pour la démocratie début décembre 2021 à Washington contre les autocraties russe et chinoise. Que ce soit l’unipolaire ou le bipolaire, l’Occident, dans ces deux contextes géopolitiques, exerce sa suprématie. C’est consubstantiel à ses gènes, depuis l’Empire Romain où tout ce qui y est extérieur est assimilé à la barbarie ou à la sous-civilisation.
« Dessine-moi un mouton. » (C’est quoi un modèle de civilisation ?). Au salon international des start-up Viva Teck à Paris, le 16 mai 2019, Emmanuel Macron exaltait un public branché high teck. Selon lui, face aux modèles chinois et américains, l’un limité à cause des droits de l’homme, l’autre ayant sa démocratie aux mains de grandes entreprises, l’Europe aurait trouvé sa nouvelle voie : la tech démocratique basée sur le double respect de l’écologie et de la vie privée !
Cela pourrait prêter à sourire, mais l’enjeu est bien là : être en quête d’un modèle (on peut toujours discuter de son contenu !) pour que chaque civilisation donne sa part de contribution. Emmanuel Macron, avec sa tech démocratique, sans le savoir, milite pour la civilisation senghorienne. Il estime les défauts des uns et des autres pour trouver une nouvelle place à l’Europe dans le concert des États. Malheureusement, la guerre russo-ukrainienne l’a ramené à la realpolitik et à l’impossibilité pour l’Union européenne de constituer un modèle détaché de l’Occident américain.
Par ailleurs, l’affaire du cabinet McKinsey révèle que le modèle anglo-saxon domine l’Occident, et influence Emmanuel Macron. Cette affaire confirme que notre démocratie est sous l’emprise des financiers, des grands groupes et que, in fine, le pouvoir échappe aux peuples. Jacques Attali tire souvent la sonnette d’alarme, mais ses griefs sonnent creux face à l’égoïsme et au cynisme de l’Occident dénoncé jadis par Alexandre Soljenitsyne.
Iba Der Thiam recommandait pour l’Afrique de ne pas recopier la renaissance occidentale pour la simple raison que l’Afrique n’est pas l’Europe. L’idée vient d’être lancée. La créativité doit être le fer de lance des modèles : sortir de la référence occidentale du développement (Felwine Sarr et Afrotopia), arrêter d’imiter les institutions occidentales en inadéquation avec la réalité socio-politique, revendiquer le respect de l’identité africaine (l’affaire des lasers au stade Abdoulaye Wade marque la fin de la Teranga « banania »), plaider pour un nouvel ordre mondial de l’information et de la communication plus équitable. À l’UNESCO, Amadou-Mahtar M’Bow avait déjà mené un combat difficile contre les Occidentaux sur ce sujet crucial. L’Afrique doit avoir des médias puissants et influents. Le continent africain est dépendant de médias occidentaux, à l’exemple de la BBC, de RFI ou de France 24. Ces derniers décident ce qui est une bonne information ou pas, et participent au soft power de l’Occident sur le continent africain. À l’instar de la Chine, l’Afrique doit aussi concevoir des alternatifs aux géants numériques.
Le continent africain est appelé à construire son modèle, suffisamment indépendant (nourriture, énergie, monnaie, armée…) et s’appuyant sur le rayonnement du passé (Macky Sall a posé une première pierre à l’édifice avec l’Histoire Générale du Sénégal), et à se débarrasser de ses amis qui vous veulent du bien : ils vous renferment dans une relation de succursale. Macky Sall et ses successeurs ont une mission sacrée, celle d’être le chef de file de la renaissance africaine. Ont-ils conscience de cet héritage ? Peuvent-ils l’incarner et abandonner leur capacité gestionnaire (dévolue au gouvernement) au profit d’une intelligence plus visionnaire de l’Afrique de demain ?
La crise du Covid-19 et la guerre russo-ukrainienne ont montré les interdépendances malsaines de la mondialisation. Sans doute passerons-nous par une remise à plat de la civilisation universelle et fordiste héritée de l’Occident. Un temps de pause, avec des épisodes de repli et de conflits, sera nécessaire pour la consécration de la civilisation de l’universel (qui implique des modèles forts et indépendants). Pendant cette période de flottement, un constat devra être établi :
L’Occident doit mourir ! Pas parce que cette civilisation serait plus décadente que d’autres ! Pas parce que certains intellectuels européens se complaisent à annoncer sa mort à cause du wokisme et de l’Islam ! Car imaginer sa mort d’un point de vue lexique et culturel, c’est enfin envisager la naissance de la civilisation senghorienne, c’est reconceptualiser de nouveaux modèles de civilisation forts, égaux et indépendants (Afrique, Asie, Europe, Amérique) et c’est fonder un ordre international plus juste. À défaut, en Europe et en Afrique, nous serons toujours condamnés à vivre avec la thèse et l’antithèse occidentale (sur fond de domination américaine).