NOUS SOMMES CONFRONTÉS À UN RÉGIME EN FIN DE PARCOURS
Macky Sall a légitimé le sentiment que seule une résistance acharnée permettrait de se soustraire aux procès politiques. Il a offert le prétexte à un opposant d’effacer sa part de responsabilité dans des dossiers le mettant en prise avec des citoyens
Comme des millions de Sénégalaises et de Sénégalais, une profonde tristesse m’a secoué lors des événements de début juin. Une vingtaine de nos compatriotes ont trouvé la mort, une perte inestimable que rien ne peut justifier. Pourquoi le Sénégal s’est-il retrouvé au bord du gouffre alors qu’il était perçu comme un îlot de paix, de démocratie et d’hospitalité dans une Afrique tourmentée ?
L’accession au pouvoir de Macky Sall, en 2012, signifiait pour beaucoup la consécration de la démocratie sénégalaise malgré les coups de boutoir du régime d’Abdoulaye Wade. Toutefois, les espoirs de progrès que suscitait l’avènement de Macky Sall furent vite déçus. Plus d’une décennie plus tard, nous sommes de nouveau confrontés à un régime en fin de parcours qui agite la possibilité d’un troisième mandat. A cela s’ajoute une stratégie de disqualification d’opposants par l’introduction du système opaque des parrainages, mais aussi par l’instrumentalisation de la justice, ce qui anéantit la confiance des citoyens à l’égard des institutions.
C’est parce que j’avais vu de l’intérieur les graves atteintes aux intérêts stratégiques du Sénégal dans le dossier du pétrole, ainsi que la mauvaise pente que prenait fatalement le régime de Macky Sall, que j’avais démissionné de mon poste de ministre en 2017. Aujourd’hui, en tant que député, j’ai pu de nouveau constater le mépris du président de la République envers la démocratie. J’en veux pour preuve la fermeture injustifiée de l’Assemblée nationale, dans laquelle il dispose d’une très courte majorité, pendant plusieurs mois de cette année.
Une minorité de privilégiés
Le démantèlement de l’opposition classique a laissé un vide dans lequel s’est engouffrée une nouvelle opposition radicale se faisant le porte-parole d’une jeunesse exclue des dividendes de la croissance tant vantée par le régime en place. Cette opposition fait de l’excès dans la dénonciation des malversations réelles ou supposées, sa ligne principale. Macky Sall, en ne faisant juger que ses adversaires politiques, a légitimé le sentiment que seule une résistance acharnée permettrait de se soustraire aux procès politiques. Il a offert le prétexte à un opposant d’effacer sa part de responsabilité dans des dossiers le mettant en prise avec des citoyens du fait de ses propres errements.
Les Sénégalais sont épuisés, tant sur le plan social que politique. Le pays, où plus de 65 % de la population a moins de 30 ans et dans lequel beaucoup se considèrent comme des naufragés de la République, est confronté à un fort potentiel de violence. Une infime minorité de privilégiés bénéficient d’une croissance soutenue par une dette excessive et des investissements dans des infrastructures ayant peu d’impact sur la création de richesse. Les écarts de niveau de vie se creusent entre cette minorité et la majorité, qui supporte le fardeau de la dette à travers l’augmentation des prix des produits de première nécessité.
Il est devenu évident pour tous que la richesse soudaine de certains responsables politiques est alimentée par la misère des Sénégalais. Lorsque la Cour des comptes a mis en cause plusieurs ministres et hauts fonctionnaires dans la gestion des fonds destinés à la lutte contre la Covid-19, peu de Sénégalais ont été surpris. Alors que la justice enquête sur ce dossier à un rythme lent, elle fait en même temps preuve d’une étrange célérité dans le cas de l’opposant Ousmane Sonko. Ce que bon nombre de nos concitoyens voient comme une preuve de liquidation d’un adversaire politique.
Des antagonismes primaires
Les dérives de Macky Sall, aussi intolérables et excessives soient-elles, n’expliquent pas à elles seules la descente aux enfers du Sénégal. Une grande partie de l’intelligentsia a abandonné son rôle d’éclaireur et a laissé place à une multitude de personnes diffusant des idées nauséeuses sur les réseaux sociaux. La banalisation de la violence physique, des discours haineux et l’habitude de voir des manifestants ou des policiers mourir marquent le début d’un cycle potentiellement fatal.
La crise politique actuelle est exacerbée par la bipolarité politique. Une part significative de la société civile, des leaders d’opinion, des intellectuels, des juristes, des journalistes, des professeurs d’université se sont engouffrés dans des antagonismes politiques primaires, plongeant ainsi la nation dans l’obscurité intellectuelle et la radicalité discursive. Les débats sont empreints de haine et de violence. Les tentatives de purges sont monnaie courante et aucune pensée différente n’est plus tolérée. Le débat public est piégé par le sectarisme et une opposition politique qui place la conquête du pouvoir au-dessus de tout.
Il est de notre devoir de faire face à la réalité et d’appeler à la sérénité et au retour des valeurs fondamentales qui constituent notre raison d’être : la tolérance, la « téranga » [« hospitalité », en wolof] et la liberté d’expression. J’adresse un appel solennel à tous les acteurs de notre nation, dont la mission sacrée est de préserver et de renforcer notre jeune démocratie. Je leur dis : ne laissez pas le Sénégal sombrer. Il est impératif de sauver notre République. Notre responsabilité historique est en jeu.
Thierno Alassane Sall est député à l’Assemblée nationale du Sénégal, président du parti La République des valeurs/Réewum Ngor.