PATRICK CHAMOISEAU, ÉCRIRE EN PAYS DOMINÉ
Publié en 1996, l'ouvrage donne à voir les effets de l’Histoire des Antilles sur les imaginaires. D’entrée de jeu l’écrivain puise dans la domination qu’il présente dès le titre comme « un instrument d’émancipation et de légitimité »
Patrick Chamoiseau est un des auteurs antillais les plus prolifiques de notre génération. Bédéiste, romancier, essayiste et théoricien, ce fervent disciple d’Édouard Glissant s’inscrit dans le courant de l’Antillanité. Récompensé par de nombreux prix, dont le célèbre Goncourt pour Texaco publié en 1992, il jouit désormais d’une reconnaissance institutionnelle française. Son militantisme pour la « cause créole » traduit dans le manifeste de l’Éloge de la créolité, postule un « positionnement1 » sur l’identité créole. Préoccupé par l’émergence d’une littérature antillaise et de sa réception en France comme aux Antilles, son œuvre s’ancre dans une vision personnelle et critique de l’espace réel et symbolique. Publié en 1996, Écrire en pays dominé 2 donne à voir les effets de l’Histoire des Antilles sur les imaginaires. D’entrée de jeu l’écrivain puise dans la domination qu’il présente dès le titre comme « un instrument d’émancipation et de légitimité3 ». La domination, à l’origine d’un « chaos génésique», va stimuler le projet d’écriture de sa propre histoire et de celle de la littérature antillaise.
Contestation et autocritique
Entre autobiographie et réflexion, Écrire en pays dominé se présente comme un hommage aux œuvres et aux auteurs qui ont marqué Patrick Chamoiseau. Dans la posture d’un scripteur, l’écrivain questionne les problématiques de la littérature antillaise : le choix de la langue, la relation aux littératures du monde, et surtout le rapport à l’Histoire. « Qu’ont littératures, prévu pour toi ? » questionne le je narrateur qui, sur un mode interrogatif, annonce le caractère incertain et fragile de la quête de sens par l’écriture. Tout au long du texte, les questions reviennent comme une litanie, et touchent à l’intime désir d’écrire du narrateur :
Quelle put être la première écriture : quelques lignes ? un bout de poème ? un titre ? Feuilles, cartons vierges, crayons noirs, crayon de couleur, bics, se mirent en connivence avec ma main. Si je n’écrivais pas, je griffonnais ; les mots se mêlaient aux dessins ; les phrases s’accrochaient à des traits ; les récits mourraient soudain au pied d’une figure grotesque qui avait raflé mon imagination.4
L’écriture devient le lieu d’un soliloque où le narrateur-auteur conteste des événements socio-historiques tels que la départementalisation, et tente de se dire et se comprendre dans le même temps. Cette émulation intérieure causée par la lutte contre « l’imparable diffusion des valeurs dominantes5» associe l’histoire des Antilles au travail d’écriture de l’écrivain :
De l’espoir libertaire du Cahier, il avait fait la départementalisation : en 1946, sept ans avant ma naissance, il avait obtenu la transformation des vieilles colonies en départements d’Outre-mer. (…) Le combat pour la langue et la culture créoles, perdant toute acuité, se folklorisait.6
Le couplage se réfère souvent à des questions linguistiques et institutionnelles. Par exemple, lorsque l’année 1789 est mentionnée, ce n’est pas pour évoquer la révolution française
présente dans l’imaginaire occidental, mais celle de l’uniformisation linguistique et de l’Académie française :
En cette même année, Richelieu institue l’Académie française, mais, loin de notre terre natale, mon équipage y échappe, y échappera toujours, même durant l’uniformisation linguistique de 1789.7
Même si ces dates et certains titres font référence à des évènements historiques précis, ils sont énoncés de telle façon qu’il devient difficile de détecter leur responsabilité énonciative. Est-ce Patrick Chamoiseau qui parle dans ce qui constituerait une autofiction ? De toute évidence les « points d’ancrage de systèmes de valeurs 8» ne renseignent plus sur leur localisation et origine énonciative et « tout ce que l’on saisit là, peut-être, c’est une « rumeur » diffuse de l’idéologie (de l’Histoire).9» Si la narration emboîte l’Histoire collective des Antilles à celle de l’écrivain, toute dissociation est vouée à l’échec car la poétique de l’écrivain se réalise dans une autocritique que le narrateur-auteur opère sur son propre travail. C’est pourquoi la critique de la départementalisation répond à l’omission des contes de ses premiers textes :
Je fus comme tous les autres – mimétiques, doudouistes, écrivains-négritude – dans l’érection rassurante d’une mémoire-territoire tombée des forces coloniales, et en rupture avec le réel d’alentour ; j’ignorai ces humanités vivant des mutations dans ce bouleversement, me lovai dans l’ossature d’identités anciennes, et désertai la parole inaudible des Conteurs, leurs urgences en détours, leur voltige au-dessus d’un tragique indicible. Je combattis les certitudes du dominant (et c’était bienfaisant) avec des contre-certitudes affublées des mêmes griffes.
L’autocritique joint l’individuel au collectif et c’est à ce titre que « les trajectoires furent parallèles.10» L’auteur convoque ses mentors Frankétienne, Césaire et Glissant dans le tableau d’une « aliénation littéraire » où une certaine littérature antillaise ne se verrait qu’à travers la littérature du « centre » figurant comme « source-modèle.11»
Un voyage poétique
L’ensemble du texte est organisé par effets de montages et de découpages où des micro-récits, appelés la Sentimenthèque et l’inventaire de la mélancolie, dessinent un tissage cohérent. Dans la Sentimenthèque, qui compte plus de 200 écrivains référés, Patrick Chamoiseau expose, dans une courte formule poétique, les pensées récoltées de ses lectures.
De Mahmoud Darwich : Contre la haine, la beauté comme public du langage sous des voûtes de terre sainte ; et, sitôt la terre libre soulevée des blessures, le retour au Lieu-rêvé sur de grandes ailes sans illusions… — Sentimenthèque12.