POUR QUE LE PEUPLE JUGE A LA PLACE DES MAGISTRATS
Le potpourri d’idées dont on veut faire un thesaurus pour résoudre toutes les questions de l’heure en matière de transparence, de bonne gouvernance et de gestion optimale, finira par déstructurer davantage tous nos secteurs.
Le nouveau pouvoir annonce en grande pompe la présentation, ce vendredi, d’une plateforme numérique «Jubbanti». L’outil, développé de façon expresse, est lancé en prélude à la journée du Dialogue national du 28 mai prochain. Le Sénégal est une terre de dialogue, chaque régime aura ses agoras pour entretenir ses conversations ! Espérons d’ici là que les détenus d’opinion comme Bah Diakhaté et l’imam Cheikh Tidiane Ndao seront libérés par mansuétude de nos hauts d’en haut, comme ils ont eu à bénéficier de clémence dans un passé récent pour des abus et dérapages qui sonnent encore vils.
Du peu qu’on peut savoir de la plateforme «Jubbanti», il s’agit d’un outil de participation à la gouvernance de la Justice et à l’offre aux citoyens d’une plateforme d’expression pour qu’ils donnent leurs avis sur le fonctionnement du temple de Thémis. On chercherait donc à réformer en invitant tout le monde à donner son opinion ou sa vision sur ce que serait une Justice inclusive, transparente et accessible à tous.
Dans la mise en avant de cette initiative, les raccourcis populistes classiques ne manquent pas, avec une volonté de donner au citoyen l’impression qu’il est au centre de tout et qu’il trouvera enfin une tribune pour se faire entendre. Je ne pense pas que les acteurs de la Justice, connaissant les maux et enjeux de leur secteur et des réalités de leur corporation, auraient envie d’avoir un florilège d’avis sur ce qu’est une bonne Justice de citoyens, basée sur le simple confort de leurs certitudes et du courage que donne une ère connectée où à un clic près, tout le monde pense que sa voix doit compter sur tout. Des mécanismes pour consulter des populations sur une bonne Justice ne manquent pas et les bonnes pratiques peuvent être trouvées dans différents pays. Toutefois, il serait intéressant de voir le modèle de fonctionnement de cette plateforme, et surtout d’avoir une vue sur la façon dont toutes les contributions de chacun de nos compatriotes sur ce qu’est une Justice idéale seront mises en intelligence pour avoir une trame raisonnable. On est bien dans le pays où des magistrats sont applaudis ou insultés en fonction des décisions qu’ils rendent en faveur ou non des gens. Un juge est bon tant qu’il rend une décision conforme à nos prismes, il est un paria quand sa décision crée de l’inconfort. Il y a au Quotidien cette formule du Directeur de publication Mohamed Guèye qui résonne toujours quand on parle d’indépendance de la Justice et d’administration d’un bon droit au Sénégal : «Parler d’indépendance de la Justice au Sénégal revient à converser du sexe des anges. Les juges sont applaudis ou voient leurs oreilles siffler en fonction des décisions qu’ils rendent.» C’est dans ce pays que ceux qui incarnent les plus hautes institutions de la République ont passé leur temps à insulter ceux qui font la Justice. Ils n’ont eu de cesse de désacraliser les corps dont ils veulent inviter le citoyen à contribuer à la construction avec l’appel des vues de tous.
«Sa Gis-Gis ci Doxalinu Yoon (Votre avis sur la marche de la Justice)» est l’appel de la plateforme «Jubbanti». J’aimerais que ces promoteurs et les acteurs qui s’en serviront dans leur projet de réformes soient le plus exhaustifs possible sur le fonctionnement de cet outil, surtout dans une logique où il ferait des émules dans d’autres secteurs de la vie publique. Y’aura-t-il un versant de l’outil «Jubbanti» pour suivre les prix des denrées de consommation sur les marchés ou pire, pour compter le nombre de barils ou mètres cubes de gaz qui quittent le sous-sol sénégalais ? A miser dans une transparence des dieux et à vouloir un état translucide, soyons fous ! C’est dire qu’on n’est pas sorti des casse-têtes avec cette logique surjouant la transparence, l’implication citoyenne et la reddition à outrance. Prions qu’on ne va pas nous vendre une coquille vide avec juste une page d’accueil pour finir par désinstaller le logiciel après qu’il aura servi en termes d’effet d’annonce. Je ne peux m’empêcher quelques questions par curiosité profane. La plateforme sera-t-elle un agrégateur de signalement ou de dénonciation de n’importe quelle personne avec son smartphone ? Va-t-on y recevoir des contributions sérieuses d’acteurs de la Justice pour participer à une réforme de ce secteur ? Pourquoi un empressement à jouer une carte de la transparence en invitant tout le monde à la table, alors que les acteurs de la Justice connaissent bien tous leurs problèmes et n’ont cessé de faire des contributions pour plus de transparence et d’indépendance ? Qui sont les concepteurs de cet outil et est-il pertinent de les laisser avec autant d’informations sur la marche de la Justice de notre pays ? Va-t-on pousser le bouchon jusqu’à laisser de simples citoyens accorder des notes à des magistrats ou poster des commentaires sur ceux-ci, au style des évaluations auxquelles sont soumis les enseignants dans certaines universités de par le monde ?
Dans l’attente de voir ce que sera la plateforme annoncée, je ne peux ne pas regretter ce cirque zélé qui rabâche de la transparence en invitant n’importe quel profane sur des questions sérieuses pour opposer leurs opinions à du savoir accompli et des compétences éprouvées. La carte populiste ne doit pas pousser à faire de tout une discussion ouverte à tous pour que toutes les opinions de comptoirs se trouvent une légitimité. A force de jouer la corde d’une inclusion sans filtre, le nivellement par le bas est inévitable. On ne peut pas mettre en doute des sachants ou donner à leurs arguments la même valeur que des élucubrations de simples citoyens à qui une connexion internet à haut débit et une déstructuration du débat public auront permis d’avoir une voix qui porte. Le régime actuel peut vendre partout la carte d’une honnêteté immaculée et d’une transparence à toute épreuve pour vouloir tirer beaucoup de choses au clair. Mais, je suis du genre à toujours sentir une dissonance quand dans le discours et dans la pratique, est exposée une surdose d’honnêteté et de transparence, adossant cela à une confiance presque aveugle qu’on exige de tous. J’ai sûrement en tête ces mots têtus de Michel Audiard dans Le Cave se rebiffe : «Je connais ton honnêteté, mais je connais aussi mes classiques. Depuis Adam se laissant enlever une côte et Napoléon attendant Grouchy, toutes les grandes affaires qui ont foiré étaient basées sur la confiance.» Le lecteur pourra entendre projet politique ou projet de gouvernance ayant la transparence en bandoulière par «affaire foireuse».
Le potpourri d’idées dont on veut faire un thesaurus pour résoudre toutes les questions de l’heure en matière de transparence, de bonne gouvernance et de gestion optimale, finira par déstructurer davantage tous nos secteurs. Nos sachants opteront pour le silence, au risque de voir leurs expertises galvaudées par des brèves de comptoirs ou des avis triviaux de monsieur tout-le-monde, s’ils ne se font pas insulter copieusement. L’initiative «Jubbanti» est sûrement un pas pour réformer la Justice de notre pays, prions qu’elle ne remplace pas nos juges par des citoyens tout-puissants qui diront le Droit avec le lot de dégâts qui ira avec.