RABINDRANATH TAGORE ET CHEIKH ANTA DIOP
J’ai été frappé par le fait qu’en 2019, des étudiants sénégalais réclament encore l’enseignement des œuvres de celui qui, en plus de porter le nom de leur université, est considéré comme l’un des plus grands penseurs d’Afrique
Fin mars, des étudiants de l’Université Cheikh Anta Diop (Ucad), se réclamant du « Mouvement Carbone 14 », ont organisé une marche pour réclamer l’enseignement des œuvres de leur parrain dans les programmes. Sans préjuger d’éventuelles autres motivations des leaders de ce mouvement, j’ai été frappé par le fait qu’en 2019, des étudiants sénégalais réclament encore l’enseignement des œuvres de celui qui, en plus de porter le nom de leur université, est considéré comme l’un des plus grands penseurs d’Afrique. La même complainte provient des confréries qui, elles aussi, jugent que les œuvres de nos grandes figures religieuses ne sont pas suffisamment prises en compte dans les programmes scolaires…
Le hasard a fait qu’au moment de cette actualité, j’étais en train de lire le volume commémoratif (2011) du 150ème anniversaire de la naissance de Rabindranath Tagore, l’auteur indien le plus célèbre du 21ème siècle et « Les fondements économiques et culturels d’un Etat fédéral d’Afrique noire » (Présence Africaine, seconde édition, 1974) de Cheikh Anta Diop. Il ne s’agit point de comparer ici le poète indien et l’historien sénégalais, mais de faire un simple constat. Là où le poète indien est célébré, par les plus hautes autorités de son pays, comme « le Connaisseur » et « le Guérisseur », bref, le voyant et l’interprète des aspirations profondes de son peuple, l’historien sénégalais est presque tombé dans l’oubli, 33 ans seulement après sa mort, devenant l’affaire de quelques rares disciples qui continuent de vénérer la mémoire du « maître » dans des cercles universitaires ou milieux panafricanistes marginaux. Nous n’apprenons pas suffisamment notre culture et notre passé, encore moins les enseignements de nos plus brillants penseurs.
A l’inverse, les pays asiatiques vénèrent leurs grands penseurs et s’inspirent de leur culture pour mieux s’inscrire dans la modernité et le développement. « Il [Tagore] incarnait l’esprit de l’Asie, favorisant la paix, l’échange des idées, l’intégration pacifique de différentes religions et les échanges commerciaux par mer, neutres et dénués de marques de polarisation – des zones de paix et la complémentarité des intérêts », écrit S. M. Krishna, ministre indien des Affaires étrangères (2009-2012), dans l’avant-propos de l’ouvrage commémoratif cité plus haut.
Oui, les leaders du « Mouvement Carbone 14 » ont raison. On ne lit pas assez nos grands penseurs. Je me souviens que c’est tardivement que j’ai découvert Cheikh Anta Diop dans mon cursus scolaire. J’étais déjà à l’université et un de nos profs, un « cheikhantaiste » et marxiste convaincu, avait inscrit dans son cours la lecture obligatoire et un exposé sur « Nation nègre et culture », l’un des ouvrages majeurs de l’égyptologue. Il ne faut sans doute pas considérer l’œuvre du « pharaon du savoir » comme le Coran ou la Bible. A rebrousse chemin de ceux qui le vénère comme un « visionnaire », certains de ses critiques estiment qu’il a produit « une espèce d’histoire culturelle de l’Afrique qui était pleine de bonne volonté, mais qui n’était pas très exacte sur le plan empirique ». Soit ! Mais son œuvre mérite certainement d’être enseignée aux jeunes Africains. Parce qu’elle constitue une source d’inspiration et de réarmement moral inestimable. Voici d’ailleurs ce qu’écrit Cheikh Anta Diop dans « Les fondements économiques et culturels d’un Etat fédéral d’Afrique noire » : « C’est la conjoncture historique qui oblige notre génération à résoudre dans une perspective heureuse l’ensemble des problèmes vitaux qui se posent à l’Afrique, en particulier le problème culturel. Si elle n’y arrive pas, elle apparaîtra dans l’histoire de l’évolution de notre peuple, comme la génération de démarcation qui n’aura pas été capable d’assurer la survie culturelle, nationale, du continent africain ; celle qui, par cécité politique et intellectuelle, aura commis la faute fatale à notre avenir national » (page 28).
Si l’objectif de Cheikh Anta Diop était, dans le contexte des années 1950, de réaffirmer avant tout que l’Afrique avait un passé, un présent et qu’elle allait avoir un avenir, ceci reste valable aujourd’hui plus qu’hier. Certes, le continent a fait d’énormes progrès en matière de démocratie et de développement, mais nos dirigeants auraient tort de négliger l’estime de soi, la construction citoyenne. C’est le chantier prioritaire.
Sinon, comme le disait Cheikh Anta Diop, nous risquons de ne pouvoir opposer à la mainmise étrangère sur nos économies « qu’un nationalisme folklorique et bariolé tout au plus des couleurs vives de nos tissus indigènes ».