RACONTER AMADOU MATAR MBOW
EXCLUSIF SENEPLUS - Par quel bout prendre l’histoire de cette « légende » d’une Histoire riche d’un siècle bien rempli ? Avec l’art du chirurgien, Mamadou Lamine Sagna sait sortir des entrailles de son vieil ami, les tréfonds d’une histoire magnifique
Raconter Amadou Matar Mbow ? Oui, mais comment raconter une Légende ?
« Amadou Mahtar Mbow, une légende à raconter ». C’est sous forme d’’Entretiens’ que Mamadou Lamine Sagna a choisi de nous conter cet éclaireur du siècle. Un pari, une gageure. Comment en effet, et par quel bout, prendre l’histoire de cette « légende » d’une Histoire riche d’un siècle bien rempli ?
Ce pari, Amadou Lamine Sagna le relèvera de la plus belle des manières. Avec l’art du chirurgien dont le bistouri ne laisse échapper aucun déchet, il sait sortir des entrailles de son vieil ami, les tréfonds d’une histoire magnifique, jusque dans ses moindres détails.
Mamadou Lamine nous confit d’ailleurs, dans son avant-propos, un aveu :
Eh oui, je ne pouvais rater aucune occasion d’aller à une source aussi limpide et puissante qui comme dans un jaillissement, m’offrait généreusement son enfance, son éducation, ses combats, ses pensées, et, qui en me les gratifiant, me racontait un siècle du Sénégal et du monde.
Il n’y a que des amis pour se parler de cette façon où les rêves, les idéaux et les convictions, les pensées intimes, sont étalés au grand jour ; mais aussi les défis, les difficultés, les déceptions, voire les doutes qui sont soumis à la lumière crue, au grossissement du microscope.
On pourra s’étonner de ce que cet homme, j’allais dire ce monument de cent ans, arrive, à travers ses plus lointains souvenirs, à démêler un tel écheveau, nous faisant même revivre les anecdotes les plus croustillantes des péripéties d’une jeunesse pas de tout repos ! Et avec quelle aisance, et avec quelle élégance !
Le mot de la fin, l’épilogue, nous sera gracieusement servi par madame Mbow. Si nous pouvions le dire trivialement, ‘cela vaut le détour !’ Et nous y reviendrons.
Mais n’allons pas trop vite en besogne : avant de rencontrer Amadou Mahtar Mbow, l’intellectuel, l’érudit, le politique, grand monsieur qui occupera pendant treize années le poste Secrétaire général de l’UNESCO (le plus long ‘règne’ à cette station dans l’histoire de cette institution), il va nous falloir d’abord découvrir le jeune homme intrépide, le baroudeur que très peu de ses admirateurs connaissent. Et encore avant cela, devrons-nous faire connaissance avec le garçon d’une rare intelligence qui a eu la chance de recevoir une éducation des plus exemplaires.
Au bout du compte, nous aurons notre compte : « un siècle du Sénégal et du monde » qui nous sera narré.
Une enfance et une adolescence sages
Amadou Mahtar Mbow est né à Dakar le 20 mars 1921. Citoyen français puisqu’ayant inspiré l’air de ce monde pour la première fois dans l’une des “Quatre Communes” de l’Afrique-Occidentale Française de l’époque. “J’ajouterai même à 17 heures”, confiera t-il, méticuleux. Le centenaire ira jusqu’à nous préciser le nom et l’histoire de la clinique qui l’a accueilli sur cette bonne vieille Ttrre !
La famille va déménager à Louga où le petit garçon va passer toute sa jeunesse. À 13 ans, il perd sa mère et sera élevé par une des épouses de son père. Cette tante qu’il considérera comme sa vraie mère car ayant reçu d’elle tout ce qu’un enfant pouvait attendre de sa mère biologique. “À dire vrai, c’était ma mère véritable’, confie-t-il encore, avec beaucoup d’émotion.
Ainsi, sa “mère véritable” qui prendra soin de son éducation ne manquera pas de l’abreuver de contes et légendes :
Till le chacal, Njamala la girafe, Lëg le lièvre l’animal malin, et Buki l’hyène l’animal bébête, méchant ; Ñay l’éléphant la force tranquille, Gaynde le lion, roi des animaux et qui est parfois rappelé à l’ordre par l’éléphant lorsqu’il outrepasse ou abuse de son pouvoir…
C’est à travers ces contes et légendes que les valeurs de la société étaient inculquées au jeune garçon, comme à tous ceux de son âge. La mère transmettait aussi à son enfant les connaissances et le sens écologiques, l’histoire des hommes dans ce Waalo si riche en faits d’armes, mais aussi en actes héroïques bâtis dans le sens de l’Honneur, le Ngor, le Jom…
Le baobab est en gestation dans la frêle plante.
Le Waalo ? Le professeur d’Histoire et de Géographie nous prodigue au passage, avec la complicité de l’impitoyable investigateur qui le soumet à une batterie de questions les unes plus perspicaces que les autres, des cours magistraux d’une préciosité rare sur le Gànjóol ; sur les ports fluviaux, les transports terrestres comme ferroviaires ; sur le développement de la ville de Louga, l’entrée dans la modernité, sans oublier les subtilités… de l’art culinaire !
Très tôt l’enfant commence ses humanités:
C’est à l’âge de 5 ans que mon père m’a envoyé à l’école coranique chez le grand érudit Malik Sall.
L’école coranique, c’est bien sûr l’apprentissage des versets du Livre saint. Mais c’était aussi les pérégrinations pour la recherche du bois de chauffe pour le maître coranique. C’était aussi la quête quotidienne de l’aumône. Cependant, qu’on ne s’y rompe pas, cette pratique n’avait rien à voir avec le spectacle désolant que nous offrent aujourd’hui les taalibe (enfants de la rue ?) qui mendient, dans la saleté la plus crasse, la pitance du maître, dans les rues de Dakar notamment !
L’école coranique était un vrai lieu d’éducation. La demande de charité s’inscrivait plutôt dans une forme d’éducation, c’est-à-dire qu’on nous enseignait l’humilité. On nous habituait d’abord à ne mépriser personne...
Le petit Mahtar fut envoyé à ‘l’école française’ en 1929, c’est à dire à l’âge de 8 ans, après moult hésitations de son père qui finit par céder, notamment aux demandes insistantes du député Blaise Diagne qui venait rendre visite au grand électeur qu’était le pater. Cette école française sera le premier théâtre où l’enfant sera confronté au racisme, face à un directeur d’école français qui tenait des discours méprisants qui étaient cependant loin d’impressionner le jeunot ; “Cela renforçait au contraire notre africanité.”
Le Certificat d’Études primaires en poche, les Cours commerciaux de la Chambre de Commerce lui furent ouvertes, sur sa demande à son père, pour se préparer à une carrière vers l’administration. À l’âge de 17 ans, le jeune homme sera recruté comme commis d’administration. Tout en suivant les cours du soir de… l’Aviation populaire. Il était en effet était “très attiré par l’Armée de l’Air”.
Il ne serait pas sans intérêt de relever que, dans le même temps, le jeune Mahtar était scout, chef de “clan” et commissaire des éclaireurs de Dakar.
Certes, une enfance et une adolescence bien remplies, mais somme toute, celles d’un garçon bien sage et bien couvé.
Là encore, avant de fermer cette séquence de vie, nous sommes gratifiés d’un cours magistral sous l’interrogatoire perspicace de l’auteur. Cette fois-ci nous avons droit à une monographie sur le système scolaire en vigueur à l’époque au Sénégal et dans l’ex-Afrique-Occidentale Française.
C’est dire que le tour que nous avons le bonheur de faire sur le cursus de ce géant du siècle dernier ne sera pas gratuit, au final; nous apprenons tout au long de ce parcours du combattant : l’histoire, la géographie, la géopolitique même, la politique et l’idéologie, le système scolaire, les techniques de dépannage dans l’aviation… l’art culinaire, tout y passe !
Une jeunesse tumultueuse d’engagement militaire
En 1939 éclate la Deuxième Guerre mondiale. Mahtar n’hésite pas: volontiers, il se présente “engagé volontaire”:
Moi j’avais décidé de m’engager, au lieu d’attendre qu’on m’appelle. Nous avions déjà des antécédents dans la famille, avec mon grand-père maternel et un de ses fils, qui furent tirailleurs. D’autre part, après avoir eu vent de la campagne de propagande nationaliste et raciste déclenchée dans l’Allemagne de Weimar et que l’on a appelée la Honte Noire, j’ai évidemment voulu m’enrôler pour lutter contre le racisme.
La nouvelle recrue quitte Dakar pour la France, pour la première fois, à l’âge de 19ans. Il arrive à Marseille par le bateau, plutôt dépaysé et angoissé. Le 10 mai 1940, c’est l’offensive allemande qui débute, les cours techniques sont suspendus pour laisser la place aux entraînements militaires. Face à l’offensive allemande, le repli de l’école est décidé et le soldat Mahtar Mbow est désigné en même temps que deux sergents pour assurer la liaison. Il s’en est fallu de peu pour que le groupe tombât dans le piège d’une unité allemande. Première chaude alerte.
Le groupe arrive à Dinard, ville qui vient d’être occupée par les Allemands, et il est demandé à tous les soldats français de se rendre à la caserne. Le soldat Mbow n’est pas de cet avis:
C’est à ce moment-là que j’ai dit à mes compagnons d’armes qu’il n’était pas question de me livrer aux Allemands comme ça pour trois raisons: « je suis Sénégalais, je suis engagé volontaire et vis-à-vis des Allemands je suis encore soldat » et que j’allais tenter de passer par l’Angleterre pour rentrer au Sénégal. Je leur ai demandé de me trouver une boussole et une lampe torche, et leur ai répété que la nuit tombée, j’essayerai de m’embarquer pour l’Angleterre.
Malgré des tentatives répétées, ce projet ne sera point couronné de succès. Accueillis dans une grande famille au bord de la mer, ils tombent pratiquement dans les bras d’une famille généreuse qui leur offre le gîte et le couvert, moyennant quelques menus travaux domestiques. Mahtar n’oubliera jamais tout au long de sa vie ses bienfaiteurs dont le souvenir lui reste encore comme une marque indébile dans un ‘coin de son esprit’.
Cependant, l’hospitalité remarquable de ses hôtes n’empêchera pas les Allemands de lui mettre le grappin dessus :
Je suis resté chez Mme Van Cutsem jusqu’au jour où, revenant, de la ville je suis arrêté par les Allemands en maillots de corps, en train de faire leur culture physique.
Il sera sauvé par l’incrédulité des soldats allemands devant ce Nègre qui sortait d’on ne sait où ?
Ces soldats allemands m’arrêtent et se mettent à toucher ma peau et à rire entre eux. Puis ils me laissent partir. J’arrive chez Mme Van Cutsem et lui signale que les Allemands sont arrivés dans le village. Il fallait que je reprenne la route.
Prochaine escale : Poitiers. Puis Limoges où “J’arrive comme tout le monde… banalement !”
Nous étions nombreux, beaucoup de gens étaient dans mon cas pour ne pas dire isolés par les Allemands.
Corvées. Balaie. Secretariat… Jusqu’à ce que la Commission d’Amniscie allemande le démobilise. Incorporation parmi les Tirailleurs sénégalais à Rivesaltes. Ensuite Fréjus, puis Alger, Orléansville, Casablanca.
Je suis rentré au Sénégal en juin 1940 et j’ai repris mon travail à la délégation… Employé comme commis local des échanges commerciaux.
Puis, à la faveur du débarquement des Américains le 8 novembre 1942 en Afrique du Nord, le Sénégal se retrouve dans la guerre :
Je suis convoqué cette fois-ci au service militaire obligatoire, car je ne suis plus volontaire.
Affecté à Thiès où il passe caporal, Mahtar est admis au concours dans une école de l’Armée de l’Air. Affecté au Maroc à l’école des spécialistes d’Agadir, il en sort major de sa promotion avec un Brevet supérieur en mécanique et électricité de l’Armée de l’Air.
Retour en France au Centre d’Instruction de la Chasse pendant quelques mois et à une escadrille nouvelle, l’Escadron B52, comme patron du service électrique, pour la maintenance des avions.
En mai et août 1945, l’Allemagne et le Japon capitulent. Le soldat Mbow est démobilisé et obtient de ses parents l’autorisation de joindre Paris pour y poursuivre ses études.
Après deux années d’études à l’École Supérieure de Mécanique générale et d’Électricité de Paris, il décide de changer d’orientation, “passant des études scientifiques et techniques aux Humanités ”
À la question du contradicteur pugnace, Amadou Mahtar Mbow décline sa motivation:
Mon changement d’orientation a été motivé par le goût d’en apprendre davantage.
Aussi simple que cela : la faim de savoir ! Après les intrépides aventures, les sages académies ?
À suivre...
obeye@seneplus.com