RAPADIO, VIE ET MORT D’UNE ÉCOLE DE LA RADICALITÉ
EXCLUSIF SENEPLUS - En se refusant aux parures commerciales, défiant les codes moraux en vigueur dans une société conservatrice, le groupe était presque condamné. Il condense ainsi, dans sa courte existence, un authentique drame sénégalais
C’est dans une de ces chambres des bicoques mi-bois, mi-dur, typiques des habitats de la Médina, cœur populaire de Dakar, que l’aventure Rapadio a peaufiné ses rêves et planté son drapeau à la fin des années 90, comme fief symbolique. L’antre à vrai dire modeste, sis à la rue 33, angle 26, qui sent la sueur masculine et la clope, voit défiler du monde ; garçonnière à ses heures perdues, l’endroit est continuellement baigné dans la musique. Le Rap surtout. Les jeunes - jeunes hommes essentiellement - s’entichent de cette énergie contestataire portée par un vent étasunien qui trouve un souffle local. Ils ont alors la vingtaine, avec des backgrounds différents, et représentent une idée de la multitude, des horizons différents, que leur nom sublime : Rapadio. À la fois mélange, bazar, bric-à-brac, presque « bordel », tant l’idée de cette mêlée porte l’identité première de ce groupe. Sans doute y avait-il aussi une certaine candeur, mais déjà, à coup sûr, un savoir-faire et un horizon, que les rendez-vous récurrents dans la chambre-berceau de la rue 33 vont propulser au rang de groupe mythique. Une légende populaire à la durée de vie éphémère, symbole d’une énergie à la fois savante, brutale, passionnée, sauvage, et authentique. Puisant des quartiers une rage motrice, le groupe a éprouvé l’expérience sociale d’un Rap radical sans concessions si puissant qu’il en a été condamné. Rapadio condense ainsi, dans sa courte existence, un authentique drame sénégalais, qui plus est à huis clos, même si après l’implosion du groupe ses membres embrasseront l’international pour des fortunes diverses.
Genèse d’un mythe
Pour mieux situer la genèse de Rapadio, il faut suivre l’itinéraire de ses deux membres fondateurs, Keyti et Iba. C’est entre Saint-Louis, Dakar et Thiès qu’il faut voyager pour retracer le parcours du premier. Cheikh Sene à l’état civil nait à Saint-Louis, dans un environnement modeste, au début des années 70. Il grandit ensuite entre Dakar et Thiès, au sein d’un entourage familial morcelé mais sans histoire, dans un cadre de vie de classe moyenne, ni riche ni pauvre. C’est durant son exil Thiessois que l’adolescent affirme un peu plus sa personnalité. Lui qui se pique de lecture très tôt, impressionne très vite les grands frères du quartier par ses propres textes, à la fois profonds, bien construits et à la portée philosophique certaine. Médusés, ces derniers soupçonnent même une supercherie tant l’écriture parait mature et puissante, trop pour un jeune homme de son âge. Un tel talent ne manque pas de s’ébruiter, jusqu’à arriver aux oreilles d’un certain Kool Kocc_Sis, grand manitou de la scène naissante du rap au Sénégal, reconnaissable entre autres à son allure et son bagout inimitables, et à son flair pour dénicher de nouveaux artistes. C’est grâce à ce gaillard, dont la notoriété commence à percer, que Keyti rencontre Iba, enfant de Grand Dakar désormais installé près de chez son grand-père à la Médina. Ibrahima Ndiaye vit chez son grand-père à la Médina… Les deux apprentis rappeurs ont tout de suite des atomes crochus, et leur mentor d’alors suggère l’idée de fonder un groupe. C’est ainsi que s’écriront, chez Iba et sous le regard de Kool Kocc_Sis, les premières pages de l’histoire de Rapadio. C’est le même Kool Kocc_Sis qui suggère le nom de Rapadio, mais Iba et Keyti souhaitent quelque chose de plus militant, plus incarné. Le baptême initial avorte, et l’embryon de groupe se décidera finalement pour Ñuul Te Rapadio. Cet ancrage plus marqué, avec la part belle de la carnation noire, aura raison du compagnonnage avec Kool Kocc_Sis, qui souhaitait de son coté un ensemble plus lisse et commercial.
Ce départ raté rendra Ñuul Te Rapadio très confidentiel, Iba et Keyti se démènent mais ne trouvent pas l’élan nécessaire à les propulser au-devant de la scène. Le groupe, dans une logique underground, sans concessions mais aussi sans moyens ou soutiens décisifs, vivote et se produit sur des scènes modestes. Quelques traces de l’époque sont encore disponibles pour les archéologues du Net et autres portés sur les archives. Mais il porte en lui tous les marqueurs de ce rap populaire aux textes très construits et percutants, à la pénétration quasi-philosophique, et à la radicalité totale.
Un contexte de chaos
Au début des années 90, une terrible crise sociale gangrène les maigres acquis post-coloniaux. La crise scolaire et universitaire de 88 ainsi que l’année blanche qu’elle produit créent les conditions d’une désaffection politique, en particulier chez les jeunes. La chute du mur et l’effondrement des idéologies amorcent un peu plus la disparition des repères politiques habituels. Les ajustements structurels asphyxient encore l’économie, la grogne monte contre le régime socialiste et ses 30 années au pouvoir. S’y ajoutent une dépolitisation progressive sous l’effet combiné de l’expansion démographique et du manque de perspectives professionnelles. La jeunesse se retrouve en proie à l’ennui malgré les associations sportives et culturelles qui fleurissent, et l’engagement dans les établissements scolaires, elle reste avec une énergie inusitée. Le rap qui nait dans cette période se fait ainsi le réceptacle d’une colère légitime et de problématiques sociales lourdes. De nombreux groupes voient le jour et commencent à former un écosystème de la contestation : PBS, Slam Révolution, Suprême Black, MC Lida, Doomu Jolof, BMG, Daara J, RDB, Al and Two, le Positive Black Soul, Daara J, Jant Bi, Sunu Flavor, Pee Froiss… Curieusement, le rap prospère pourtant dans des univers plutôt huppés ou à tout le moins confortables, ce qui crée un conflit de légitimité et une dissonance étrange entre l’idéal rebelle fondateur de ces groupes, et la réalité sociologique des rappeurs de la première heure. Abdoulaye Niang, chercheur à l’université de Saint-Louis, en pointe d’ailleurs l’extraction « bourgeoise ». Le noyau dur de Rapadio en a conscience, et se moque de ces postures voire de ces impostures de certains groupes plus en vue pour leur allure de salonnards. Ils se confortent ainsi dans l’idée qu’ils incarnent un rap alternatif, avec un ancrage populaire mettant en lumière l’énergie des banlieues dakaroises. Durant cette décennie 90, le paysage du rap se compose et recompose, quelques groupes en vue mènent la scène, et Keyti et Iba enrichissent le groupe d’un nouveau membre, Bibson – ancien pensionnaire de Pee Froiss. Le transfert fera du bruit en intervenant dans une période clé.
Le premier coup de maître
Le trio sort enfin du buisson, et – se rebaptisant finalement Rapadio – il va devenir une version plus aboutie du groupe ancré au cœur de la médina. Bibson apporte son entregent, son expérience, une certaine souplesse et un sens du free style plus frais. Keyti et Iba donnent quant à eux plus de densité et d’épaisseur aux textes, à la construction toujours ciselée, et à l’esprit carré et fidèle à leurs racines. Porté par l’adoubement des quartiers populaires, postulant une identité politique forte et sans détours, sublimant le wolof dans leur poésie urbaine, le groupe, dans sa nouvelle mouture, s’impose très vite comme une force singulière au sein du paysage du rap sénégalais. Les trois comparses font bande à part.
En 98 parait le premier album de Rapadio Ku weet Xam sa bop. La sagesse du titre (solitude providentielle) n’est en rien une promesse d’assagissement. Bien au contraire, c’est un mélange savant, entre fulgurances des rythmes et des trouvailles. Nihiliste dans l’approche, les textes, les attaques tous azimuts, c’est un album coup de poing, qui marquera une entrée fracassante. Les chansons deviennent des tubes, fredonnés par une génération entière, passés et repassés de quartier en quartier, nourrissant même une forme d’argot, sinon un langage générationnel. Pêle-mêle sont restées dans les mémoires Xabaaru 1-2 ground, Dund bu dee Gun, ou plus tard Soldaaru Mbed. La qualité des textes est saluée par les puristes et les amateurs, et sous des dehors pleins d’acrimonie, les paroles se font écho de revendications plus profondes. Le groupe devient à la fois langage et espoir d’une jeunesse défavorisée qui projette son courage dans des textes qui peignent si bien cette période sombre. Porte-étendard de cette voix, Rapadio signent son unicité et réussit nettement à se distinguer, au prix de conflit avec les autres collègues qui en prennent pour leur grade. Si dans les autres groupes, les rôles semblent figés dans une tradition des stéréotypes du Rap, à savoir des rappeurs « purs » et d’autres plus « mélodieux », l’école Rapadio invente un genre de « Heavy » Rap, où tout le monde « rappe » apportant ainsi une petite révolution nationale.
Porte-drapeau d’une certaine « sauvagerie »
Un accessoire devient vite la marque de fabrique et symbole de ralliement du groupe : il s’agit de la cagoule, que les membres arborent sur scène. En drainant les bandes au sein de leur public, en fédérant les sans grades et autres désœuvrés, le groupe emporte avec lui une aura virile et sulfureuse que ses détracteurs ne manqueront pas de fustiger. En n’épargnant personne et en tapant préférentiellement sur leurs collègues, les concerts de Rapadio deviennent de grands rings urbains, où se côtoient la déshérence et une vitalité jeune et carnassière qui expie ses démons. On y déplore souvent des affrontements. En bousculant les totems de la bienséance, en repoussant le compromis, le groupe devient un mythe vivant avec tout ce qui va avec : le fantasme, les exagérations, les récits romancés. Si le succès populaire est au rendez-vous et qu’une école nait ainsi, les autorités politiques voient d’un bien mauvais œil ce mouvement de fond qui rallie à lui une jeunesse de plus en plus nombreuse. Résultat des courses, Rapadio est un nom, une réputation, un emblème, une marque et un savoir-faire. Mais le groupe se heurte à un plafond : ce qu’il gagne en indépendance et en rébellion, il le perd en relations et en réseau. Cette candeur radicale limite leur épanouissement autant qu’elle porte le groupe.
En 2001, le groupe se sépare de Bibson, et accueille un nouveau membre. Il s’agit de Makhtar. Il apporte avec lui une diversification des connaissances dans le milieu du rap, un peu plus de tenue et de rigueur, et un certain élan conservateur, avec des références coraniques. Rapadio porte ainsi véritablement son nom. L’idée de mélange, d’horizons divers, de synthèse d’identités plurielles, s’épanouit pleinement à cette époque, moment de son ascension. Le groupe est une miniature du paysage sénégalais, dont la force réside dans ces multiples branches, qui dans le même temps portent intrinsèquement le risque de susciter le conflit et l’appétit des ogres. La même année parait le second et dernier album de Rapadio Soldaaru Mbèd. Les soldats de la rue en deviennent les poètes, les démons, et les porte-parole. La recette est éprouvée, le talent est là, la base du public s’est élargie, et le succès musical est au rendez-vous. Commercialement, c’est autre affaire. Logés à la même enseigne que leurs collègues du rap sénégalais, les membres du groupe s’épanouissent dans un art qui reste peu rémunérateur. Cette situation financière précaire est-elle une donnée dans la radicalité des mouvements du rap ? On pourrait l’arguer. Seulement, dans le cas de Rapadio, une certaine cohérence est restée depuis les origines. Leur grande victoire, c’est justement d’avoir été le symbole et le carrefour des déshérités, embrassant leur cause en le restant eux-mêmes. La génération des Sénégalais nés dans les années 90 dit volontiers sa dette à ces précurseurs du rap, inspirateurs à bien des égards d’une forme d’engagement politique dont on peut encore voir la filiation.
L’implosion et l’entrée définitive dans la légende
L’entrée dans la trentaine et l’affirmation de ces fortes têtes, les différences de plus en plus marquées à mesure que se construisent de nouveaux projets, jusqu’à la divergence, auront raison du mélange qui avait fait la force de Rapadio. La fusion devient confrontation, les racines multiples s’empoisonnent quand les lignes de fracture se superposent. Une divergence en particulier, entre ouverture et conservatisme, ennuage les ambitions du groupe. Les fortunes personnelles des membres fissurent un peu plus le pacte, tant et si bien que le groupe implose. Ce divorce est l’objet de nombreux commentaires, les versions abondent, selon les sensibilités, mais le plus vraisemblable, c’est un épuisement parasité par une guerre des chefs sur fond de divergences majeures. La donnée pécuniaire semble jouer mais sans être prépondérante, tant la précarité a été le sceau du groupe.
Photographie d’un Sénégal récent, prolongée du reste par une évolution qui n’a que modestement fait bouger la lame de fond, le Rap sénégalais semble avoir vécu avec Rapadio son expérience la plus endogène, la plus territoriale, et la plus authentique. En se refusant aux parures commerciales et aux tentations, défiant les codes moraux en vigueur dans une société conservatrice, le groupe était presque condamné. Un couperet historique qui tombe mais aussi une bénédiction tant leur fin leur a ouvert la voie à la postérité. Celle-là même qui rend nostalgiques les témoins de cette période, les aspirants rappeurs, tout ce grand monde qui attend un jour de se plonger à nouveau avec enthousiasme dans cette parenthèse sublime, le livre à tiroirs de cette école de la radicalité sénégalaise.