ROUGES SILENCES DE FATIMATA DIALLO BA OU L'INTENSITÉ D’UN RÉALISME MAGIQUE
EXCLUSIF SENEPLUS - L’auteur semble nous dire toute l’importance de notre patrimoine éducationnel, celui qui nous aide à maintenir l’architecture de notre maison, même quand celle-ci chavire sous la tempête et les tremblements de la vie

Notre patrimoine littéraire est un espace dense de créativité et de beauté. La littérature est un art qui trouve sa place dans une époque, un contexte historique, un espace culturel, tout en révélant des vérités cachées de la réalité. La littérature est une alchimie entre esthétique et idées. C’est par la littérature que nous construisons notre récit qui s’inscrit dans la mémoire. Ainsi, la littérature africaine existe par sa singularité, son histoire et sa narration particulière. Les belles feuilles de notre littérature ont pour vocation de nous donner rendez-vous avec les créateurs du verbe et de leurs œuvres qui entrent en fusion avec nos talents et nos intelligences.
Il existe des romans, fonctionnant en fragments, qui s’apparentent à la nouvelle en reprenant les codes narratifs du texte court. Dans sa définition, la nouvelle est un genre littéraire qui est un récit court et qui comporte une action unique et intense, avec peu de personnages, et où le lecteur est immergé rapidement au cœur du récit. De manière classique, la résolution de la nouvelle est plutôt inattendue. La nouvelle peut être réaliste, fantastique ou provoquer un suspense intense jusqu’à l’acmé fulgurant du récit.
Rouges silences, le roman de Fatimata Diallo Ba, fonctionne comme un récit réaliste en fragments avec des passages qui relèvent du réalisme magique et qui produisent une voix narrative à part entière. Chaque personnage est très incarné et occupe un chapitre avec des formes variées entre narration extérieure et narration intime. La psyché des personnages et leurs contradictions humaines sont animées de pensées dont le style est propre à chacun.
Composée dans un style très fluide, la construction narrative est cependant astucieuse car elle utilise des variations hybrides avec une forme réaliste et fantastique à la fois.
Elle décide d’ouvrir les voix du vent, des arbres et des oiseaux. Le grand cèdre du Liban s’avance majestueusement et lui glisse son approbation aux oreilles.[1]
Ce procédé fait avancer le récit tout en produisant une surprise poétique et lyrique, tout en créant une écriture au langage singulier et qui s’apparente au réalisme magique.
On dit que celui-ci est venu de la littérature latino-américaine. Mais avec ses thèmes de solitude, d’amour, de temps et d’identité, le réalisme magique a rapidement transcendé les frontières. Dans le réalisme magique, les règles de la réalité sont flexibles et surprenantes. Les événements fantastiques sont acceptés comme une partie naturelle du monde décrit. Par exemple, un personnage peut converser avec des fantômes en toute simplicité ou une pluie de fleurs peut tomber du ciel sans que cela ne soulève de questions.
On peut dire également que la littérature africaine s’inspire de ce modèle depuis des décennies, voire que ce procédé est à la source de ses écrits littéraires.
Rouges silences raconte une histoire assez simple, celle d’une famille déracinée. Il y a le père Mor et la mère Yandé, mariés à leur insu, qui quittent le Sénégal pour s’installer à Paris en France. Ils ont deux filles, Sarra et Marie, nées en France qui se distinguent par leur appréhension culturelle et le monde qui les entoure. L’une est ancrée dans le désir d’apprendre et l’héritage africain tandis que l’autre se révolte et côtoie les limites en s’infligeant des violences. En arrière plan, il y a un personnage extérieur à la famille, Claudie, une femme prostituée, qui se dessine comme un contre-point à l’unité du récit.
Au moment où débute le récit, Mor est réduit à la solitude qui le ramène à ses démons et craint d’être tombé malade.
Mor a peur. Une peur sourde et intime l’étreint à chaque fois qu’il pose le regard sur les correspondances étendues sur le buffet blanc. [...] Mor a peur. Il n’ose pas ouvrir les lettres posées là, sur le buffet. Elles sentent la mort. S’il les ouvre, à coup sûr, il trouvera la confirmation du mal mystérieux dont il souffre.[2]
Mais la venue d’un homme le fait basculer dans l’horreur de la mémoire brisée par les violences de l’enfance. Et l’écriture de Fatimata Diallo Ba est là pour traduire ce qui ne peut être dit et qui s’est réfugié dans le corps de Mor comme une brutalité incontrôlable.
Ses sens perçoivent les grondements de la mer qui vient se briser en milliards de gouttes nappées d’écume blanche. Au loin des vagues furieuses et noires avancent, menaçantes vers les terres avant de se raviser et de mourir de dépit sur la plage. Une cabane perchée sur les hauteurs du village saturé d’odeurs de poissons séchés ou frits.[3]
Au même moment, Yandé est dans l’avion qui la ramène du Sénégal d’où elle est allée puiser la force de continuer. Son mariage avec Mor lui a été imposé et la violence a constitué leur union. Mais Yandé, éprise de justice et habitée de voix ancestrales, cherche à comprendre la férocité qui agite les actes de son mari, issus de la maltraitance de l’enfance. Chaque personnage est dessiné en fonction du tableau imposé par l’éducation et les affres qu’ils ont subies. Yandé reçoit la parole des ancêtres comme des voix qui exposent la vérité et qui l’aident à se relever.
Puis c’est un concert de claquements, de sifflements, de grondements, de frôlements qui occupe le silence de l’habitacle et enveloppe la jeune femme. Ah! Ces harmonies célestes qui saisissent son âme. Elle se glisse dans un espace clos où chantent en chœur plusieurs personnes qui semblent avoir le même âge.[4]
Ainsi les deux êtres que forment ce couple n’ont pas la même vision. Mor est emporté dans la profondeur de son passé qui se transforme en terreur tandis que Yandé se défait de ses tourments par la lumière spirituelle et de ce que l’on lui a enseigné.
Ici, l’auteur semble nous dire toute l’importance de notre patrimoine éducationnel, celui qui nous aide à maintenir l’architecture de notre maison, même quand celle-ci chavire sous la tempête et les tremblements de la vie. Les filles de Mor et Yandé ont pris de l’un et de l’autre. Sarra est du côté de l’éclat maternel transis que Marie se débat avec le feu qui l’habite, comme une héritière des déchirements de son père.
Ainsi la fonction spatio-temporelle du roman est renversée régulièrement par les va-et-vient entre la dureté du monde réel, l’obscurité du passé et la possibilité d’une éclaircie qui chevauche ce qui va advenir. Yandé est à la source des valeurs et malgré ses ressentiments envers Mor, elle l’accompagne sur la voie de la paix.
Le récit, qui se situe à Paris, apporte son lot de souffrances : exil, discriminations, mariage subi, violence conjugale, misère morale, prostitution et invisibilité humaine. Mais Yandé, force féminine et volontaire, s’accroche à la beauté de la terre africaine, aux symboles et aux rites pour transcender son quotidien. Le mythe revisité par la culture devient un soutien dans sa force évocatrice. Yandé possède la bonté du soin des corps et des âmes pour réparer le mal qui a été fait. Tout comme elle s'accroche à la lecture et à l’écriture pour comprendre le monde. De cet héritage, elle en fait un trésor qu’elle transmet à ses filles et à son entourage, comme une évidence.
Malgré la maladie, la mort et la difficulté à être dans un monde qui ne reconnaît pas la différence, l’issue du récit est plutôt tournée vers l’espérance. L’auteur nous dit que toute vie est un combat mais que celui-ci est affaire de chacun et de tous, arriver à former le chemin de sa destinée à travers les mots, à travers l’amour, à travers le pardon et espérer encore et toujours.
Rouges silences de Fatimata Diallo Ba est un roman qui bouleverse par les émotions qui traversent les personnages et qui sont traduites dans un style épuré mais tourné vers un cheminement poétique. La variation entre le réel et l’imaginaire constitue ici l’unité du récit. Fatimata Diallo Ba possède une vision littéraire singulière et surprenante qui s’inspire du caractère composite de la littérature africaine contemporaine qui, métissée par les espaces et le temps, propose un univers où les voix plurielles produisent des échos puissants et renaissants.
Amadou Elimane Kane est écrivain, poète.
Rouges silences, Fatimata Diallo Ba, roman, NLS, L’Harmattan Sénégal, 2022.
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[1] Rouges silences, Fatimata Diallo Ba, roman, NLS, L’Harmattan Sénégal, 2022, p.48
[2] Ibidem, p.15
[3] Idem, p.20
[4] Idem, p.48