UN CONTRAT AUX NOMBREUX IMPAIRS
EXCLUSIF SENEPLUS - Le marché de 45,3 milliards de FCFA entre le ministère de l’Environnement et Lavie Commercial Brokers concernant la fourniture d'équipments sécuritaires viole le droit de la comptabilité publique et le droit de la commande publique
Contrat de 45,3 milliards de FCFA du ministère de l’Environnement publié sur les réseaux sociaux: un marché conclu sans crédits budgétaires et financé à 100% par le fournisseur en violation du droit de la comptabilité publique et du droit de la commande publique
Une partie des médias sociaux a rendu public un contrat de 45,3 milliards de francs CFA qu’aurait conclu le ministre de l’Environnement et du Développement durable avec la société dénommée Lavie Commercial Brokers et ayant pour objet « la fourniture d’équipement de sécurité, de véhicules d’intervention, de matériel technique, logistique, de transmission et de communication ». L’examen dudit contrat appelle des commentaires.
Le contrat ne peut être qualifié de marché de défense
Les marchés de défense sont engagés par les Forces armées, la Police nationale et la Brigade nationale des Sapeurs-pompiers
La disposition dérogatoire de l’article 3 alinéa 3 c) du Code des Marchés Publics (CMP) est d’interprétation stricte. Les autres services de l’État ne devraient pas être autorisés à conclure des marchés de défense ou de sécurité. Dans le cas d’espèce qui concerne le ministère chargé de l’Environnement, il y a donc un défaut de qualité du signataire du marché qui exclut le contrat en question des marchés de défense.
L’objet du marché ne rentre pas dans le champ d’application de l’article 76.2 du CMP
L’achat d’armes et de matériels d’équipement pour des besoins non militaires ne suffit pas pour emporter la qualification de marché de défense nationale
À notre avis, un marché public portant sur des moyens matériels destinés à l’exercice de missions de contrôle et de surveillance non militaires ne peut être considéré comme un marché de défense au sens de l’article 76 du CMP. En France, le Conseil d’État a exclu de la qualité de marché de défense ou de sécurité « les missions de police en mer, visant à contrôler certaines pêches règlementées et à lutter contre le braconnage, ne poursuivant pas une finalité militaire » (décision du 4 février 2021, société Osiris Sécurité Run, req. n° 445396).
Les marchés passés pour assurer les besoins de la défense nationale ont pour objet :
- « la conception, l'essai, l'expérimentation, la réalisation, l'acquisition, le maintien opérationnel, l'utilisation ou la destruction des armes, munitions et matériels de guerre »;
- « la réalisation de démonstrateurs ou de prototypes d'armes, munitions ou matériels de guerre ;
- « les composants, les outillages, les consommables et les moyens d'évaluation et d'essais spécifiquement conçus pour la fabrication, l'emploi ou le maintien en condition opérationnelle des armes, munitions et matériels de guerre ou l'emploi des armes, munitions et matériels de guerre ou concourant à leur efficacité militaire »;
- (…) »;
- des « travaux directement liés à la réalisation, l'emploi, le maintien en condition opérationnelle et l'évaluation des armes. munitions et matériels de guerre ».
En résumant de manière globale, on peut dire que le régime dérogatoire applicable aux marchés de défense nationale porte sur des armes, munitions et matériels de guerre.
La mention règlementaire Secret défense n’est pas apposée sur le contrat publié sur les réseaux sociaux
À supposer que le marché en question soit qualifiable de marché de secret de la défense, ce qui n’est pas établi, a-t-il fait l’objet d’une procédure formelle de classification matérialisée par l’apposition d’un cachet sur la couverture et la première page du document relié ? À titre d’illustration, ce cachet devrait en principe se présenter ainsi :
SECRET DÉFENSE
Toute personne qui détient ce document sans avoir qualité pour le connaître tombe sous le coup des lois sur les crimes et délits contre la sûreté de l’État et sur les atteintes à la défense nationale.
En l’absence de cette mention prévue par la règlementation sur le secret, rien ne permet d'établir le caractère de secret défense du contrat.
Les agents assermentés des Eaux et Forêts ont droit au port d’armes classées dans les deuxième et troisième catégories
La loi n° 80-43 du 25 août 1980 autorise l’usage des armes par les agents des Eaux, Forêts et Chasses et des Parcs nationaux. De son côté, l’article 40 du Code forestier précise que « les agents des Eaux et Forêts assermentés ont, dans l’exercice de leurs fonctions, le droit au port d’armes ». Toutefois, la détention, le port et l’usage des armes et munitions par ces agents sont limités aux armes de la deuxième et troisième catégorie
(Voir la loi n° 66-03 du 18 janvier 1966 avec son décret d’application n° 66-889 du 17 novembre 1966 ainsi que le décret n° 77-577 du 13 juillet 1977).
La catégorie 2 « Armes à feu dites de défense et leurs munitions » comprend les :
- « pistolets automatiques et revolvers non classés dans la première catégorie ;
- « munitions de tous revolvers et pistolets automatiques classés dans cette catégorie ainsi que leurs canons, carcasses et autres pièces détachées ».
La catégorie 3 « Armes à feu dites de chasse et leurs munitions » comprend les « armes à feu de tous calibres non comprises dans les 1ères, 2ème, 4ème et 7ème catégories ».
Question : les fusils d’assaut sont-ils des armes de la 2ème catégorie ?
Précisons que les agents des Eaux et Forêts ne peuvent faire usage de leur arme « qu’en cas de légitime défense et lorsqu’ils ne peuvent immobiliser autrement les véhicules, embarcations et autres moyens de transport dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt. Le tir dans ce cas ne doit être dirigé que sur les engins » (article 40 du Code forestier).
Un contrat avec des dispositions non conformes au droit de la comptabilité publique et au droit de la commande publique
Un marché public financé sur des deniers privés en violation du droit de la comptabilité publique
Le budget de l’État doit normalement prévoir les ressources nécessaires au règlement des marchés à lancer au cours d’une année budgétaire. Or, sur la page de garde du contrat, il est écrit : « Financement Lavie Commercial Brokers » ce que confirme l’article 4 du marché qui stipule que le montant du marché est financé à 100% par le fournisseur.
À notre connaissance, il n’existe aucune disposition légale ou règlementaire qui autorise le paiement d’une dépense publique sur des fonds privés.
En passant, a-t-on procédé à des enquêtes sur l’origine de ce financement de 45, 300 milliards de francs CFA que la société Lavie Commercial Brokers se propose de décaisser pour l’exécution du marché ?
Un marché conclu en l’absence de crédits budgétaires suffisants
Aucune inscription budgétaire n’existait au moment de la conclusion du contrat. Ce que confirment les articles 4 et 5 du contrat. L’article 5 dit : « Le montant du marché sera imputé sur le budget de l’État du Sénégal » sans donner des précisions sur l’imputation budgétaire alors que l’article 13 du CMP exige l’indication de l’imputation budgétaire sur les marchés passés en application des dispositions de l’article 76.2 du même Code.
Le marché ne respecte pas l’article 67 de la directive n° 04/2005/CM/UEMOA [1]
Cet article prévoit qu’ « avant signature de tout marché, les services compétents des autorités contractantes doivent fournir à leurs co-contractants la preuve que le crédit est disponible et a été réservé ».
Il ne respecte pas les articles 17 et 24 du Code des Obligations de l’Administration (COA)
L’article 24 du COA dispose : « En vue d’assurer l’efficacité de la commande publique et la bonne utilisation des deniers publics, la conclusion des contrats d’achats passés à titre onéreux par les acheteurs publics (.. ) suppose l’existence de crédits suffisants selon le principe stipulé à l’article 17 du …Code ». L’article 17 précise : « La conclusion d’un contrat susceptible d’engager les finances de la personne administrative contractante est soumise à l’existence de crédits budgétaires suffisants et au respect des règles d’engagement des dépenses publiques.
Il ne respecte pas l’article 9 du décret portant Code des Marchés Publics
Cet article précise : « Au cours de la phase de préparation des marchés, l'Autorité contractante doit évaluer le montant estimé des fournitures, services ou travaux objet du marché et s'assurer de l'existence de crédits budgétaires suffisants ».
Questions portant sur le dispositif du contrat
Le contrat a-t-il été soumis à l’avis de la Direction chargée du contrôle des marchés publics ?
Conformément à l’article 76 du CMP, les marchés secrets à passer par entente directe sont soumis à l’avis de la Direction chargée du contrôle des marchés publics. Cette prescription a-t-elle été respectée ?
Le contrat étant classé « Secret Défense », le titulaire du marché a-t-il obtenu une habilitation avant l’attribution du marché ?
Avant toute habilitation, le service compétent de l’État chargé de délivrer l’habilitation est tenu de procéder à des enquêtes de sécurité et de moralité sur les personnes composant la société conformément aux dispositions règlementaires en la matière.
L’arrêté du ministre chargé des Forces armées prévu à l’article 77.1 du CMP a-t-il été pris ?
La disposition précitée prévoit qu’ « un arrêté du ministre chargé des Forces armées fixe les conditions dans lesquelles est assurée la protection du secret des informations concernant la défense nationale et la sûreté de l’Etat durant la procédure de passation et d’exécution du marché ».
Pourquoi n’existe-t-il pas une clause type dite « de protection du secret de la défense nationale » ainsi qu’une annexe de sécurité ?
En bonne règle, un marché public qui implique l’accès à des informations classifiées « Secret Défense » devrait inclure une clause type dite « de protection du secret de la défense nationale ». En outre, il devrait comprendre une annexe de sécurité qui détaille les instructions de sécurité relatives au marché de défense ou de sécurité.
Mamadou Abdoulaye Sow est Inspecteur principal du Trésor à la retraite.
[1] La directive porte procédures de passation, d’exécution et de règlement des marchés publics et des délégations de service public dans l’Union Économique et Monétaire Ouest Africaine.