EN FINIR AVEC LES CHÈQUES EN BLANC
J'apprécie Ousmane Sonko mais je ne comprends pas une certaine Sonkolâtrie. Nous devons être plus exigeants envers ceux qui aspirent à diriger ce pays. Il faut ressusciter les Assises nationales - ENTRETIEN AVEC BOUBACAR BORIS DIOP (3/3)
Dans cette 3e et dernière partie de l’entretien-fleuve accordé à impact.sn, Boubacar Boris Diop met en garde contre une remise aveugle des « clefs du royaume » à tous ceux qui en demandent la gouvernance. Les expériences Wade et Sall ont montré, selon lui, que c’est une posture « qui ne sert pas, à moyen et long terme, les intérêts du Sénégal. » D’où l’urgence non seulement d’être plus critique contre le leader de Pastef, mais aussi d’en revenir aux orientations des Assises nationales pour contrebalancer le présidentialisme despotique en vigueur.
La vie politique se polarise fortement autour du duo des ennemis ou adversaires que sont Macky Sall et Ousmane Sonko. N’est-ce pas un schéma réducteur par rapport à d’autres sensibilités ayant la capacité, elles aussi, d’animer en profondeur le débat public ?
On dirait effectivement que les Sénégalais ne conçoivent les luttes politiques que comme un combat singulier : Modou Lô et Balla Gaye capturent toute la lumière, le reste ne compte pas. À l'heure actuelle, il y a peu de place pour des sensibilités autres que Bennoo et Yaw et cela appauvrit le débat. Cette exigüité du champ politique condamne les nombreux mécontents à voter "contre", juste pour avoir la satisfaction de châtier le sortant. Ce n'est pas du tout une bonne chose : cela a permis à Wade puis à Sall de passer et nous l'avons amèrement regretté. Il est temps d'arrêter de confier l'avenir de ce pays à quelqu'un, juste parce qu'il est le mieux placé pour nous venger de nos frustrations. D'accord, il peut nous débarrasser d'un dirigeant arrogant et honni mais après ? Quid de ses sept années à la tête d'un pays aussi vieux et complexe que le Sénégal ?
Ça ressemble à de la révolte !
Personnellement, je ne veux plus rester prisonnier de cette logique binaire stérile. Voilà pourquoi, et je vous le dis en toute sérénité ce matin, je ne comprends pas une certaine "sonkolâtrie". Elle me semble procéder d'un aveuglement qui ne sert pas, sur le moyen et sur le long terme, les intérêts du Sénégal. Si je prends la défense de Sonko, c'est parce que j'ai la certitude que toutes les accusations portées contre lui sont infondées, celle de viol comme celle plus récente et particulièrement scandaleuse d'ethnicisme. Mais si on en vient au destin de ce pays, nous devons être plus exigeants envers ceux qui aspirent à le tenir entre leurs mains. Ousmane Sonko ne doit pas faire exception à cette règle. Il a écrit un livre pour décliner ses propositions et il est pratiquement le seul homme politique sénégalais à oser dénoncer la mainmise de la France sur notre économie et à se prononcer ouvertement contre le franc CFA. Cela veut dire qu'il ne manque ni de courage ni de caractère. Mais ces propos ne doivent pas se refermer sur eux-mêmes, ils doivent au contraire servir de point de départ à une discussion franche... Il est vrai que la tension ambiante laisse peu de place à des discussions de fond...
En gros, vous souhaitez que les Sénégalais soient plus interrogateurs face au projet politique de Sonko ?
J'attire juste l'attention sur le fait qu'il ne s'agit pas de la personne d'un leader particulier, quel que soit son nom. Le moment est venu d'en finir avec les chèques en blanc donnés à tel ou tel candidat à la présidence de la République. Les expériences historiques récentes devraient nous inciter à exiger de toute formation politique voulant diriger le pays qu'elle s'engage à remettre radicalement en question le pouvoir absolu du président de la République, qui est pratiquement à l'origine de toutes les dérives constatées depuis tant de décennies.
Si vous élisez quelqu'un en lui laissant la possibilité de contrôler les pouvoirs législatif et judiciaire, il y a de très fortes chances qu'il fasse comme Senghor, Diouf, Wade et Sall. Nous ne l'avons que trop expérimenté à nos dépens, tout homme politique est enclin à exercer la totalité du pouvoir dont il a été investi. Vous vous souvenez, en campagne pour son premier mandat, Macky a fait les yeux doux aux acteurs des "Assises nationales" mais aussitôt après avoir été élu, il s'est mis à ricaner : "Ah non, chers amis, pas si vite, on ne s'était pas bien compris !" Eh bien, je vais vous dire, quand je vois Sonko manœuvrer avec tant d'habileté politicienne, je me demande si c'est bien lui qui va scier la branche sur laquelle ses prédécesseurs se sont confortablement installés une fois au pouvoir.
Cela ne rassure pas non plus de voir que la moindre critique contre lui est déjà perçue comme un crime de lèse-majesté avec moult dénigrements obscènes et procès d'intention. Cela peut marcher un temps mais il suffit d'interroger l'histoire de ce pays pour savoir que c'est une voie sans issue. Sur ce point précis, je serais plutôt d'accord avec Hamidou Anne qui revendique le "droit au désaccord". C'est bien la moindre des choses que de pouvoir dire à qui que ce soit que l'on ne partage pas sa vision de l'avenir du Sénégal. Je ne vous cache par ailleurs pas que, malgré tout, j'apprécie Ousmane Sonko, il m'est arrivé de lui envoyer des messages d'encouragement à la suite d'interventions assez convaincantes mais ce serait tout de même étrange de se dire : "J'aime bien ce jeune homme, il est si poli, alors donnons-lui les clés du Royaume !" Quand on y pense bien, ce serait un raisonnement complètement fou. Je demande à voir.
Sur ce point précis, que proposez-vous concrètement ?
Peut-être devrions-nous, à partir des Assises nationales et de la Charte de gouvernance démocratique qui en est issue, déplacer le débat vers ces sujets essentiels. Il nous faut sortir de cette situation où nous avons l'illusion qu'il existe plusieurs institutions alors qu'il y a une seule institution, à savoir le président de la République. Même par rapport à l'exigence de souveraineté nationale, un chef d'Etat tout-puissant à l'intérieur de ses frontières, est beaucoup plus vulnérable face aux puissances étrangères : il leur suffit de le contrôler pour tenir tout un pays aux ressources naturelles prodigieuses. Une autre conséquence, assez désolante à vrai dire, de la personnalisation du débat, c'est qu'elle nous fait mariner dans notre jus, si vous me permettez l'expression. Je veux dire par là que l'on n'entend pas souvent les acteurs politiques les plus importants prendre position sur les formidables événements internationaux en cours alors que ceux-ci sont appelés à avoir un lourd impact sur le proche futur de l'Afrique. En fait, elle en est, sans que cela ne soit jamais dit ouvertement, un des principaux enjeux.
Au Mali, l’influence française a chuté face au pouvoir militaro-civil en place depuis août 2020. Est-ce un tournant dans les relations de Paris avec ses anciennes colonies ?
Ce n’est pas la première fois que des leaders africains, y compris ceux issus de l'armée, essaient de mener la lutte pour la véritable indépendance de leur pays en considérant que les cartes ont été truquées en 1960. Mais c’était fait avec beaucoup de véhémence comme on l'a vu sous Sékou Touré et Modibo Keïta ou, plus tard, avec Thomas Sankara…Il y avait une grande mobilisation et des slogans révolutionnaires. Assimi Goïta s'inscrit dans la même logique de lutte mais en privilégiant, lui, «le faire» sur «le dire». C'est ainsi que la Transition malienne pose depuis quelque temps des actes de souveraineté extrêmement puissants, qui auraient été impensables il y a seulement quelques mois... Et la France semble ne rien pouvoir y faire. Mais au Mali, Paris, tout en défendant ses propres intérêts, a en vue la position stratégique de l'Occident sur le continent. On peut donc redouter une intervention de l'OTAN du type de celle contre la Libye.
Il se trouve cependant que les stratèges de la déstabilisation ont perdu leur mainmise absolue sur l'information et il ne leur sera pas bien facile de "travailler" une opinion malienne largement favorable à Goïta. Si Bernard-Henri Lévy avait pu aisément diaboliser Kadhafi contre paiement - aujourd'hui confirmé par la justice française - de neuf millions de dollars par le Qatar, c'était parce que le Guide libyen était frappé par l'usure du pouvoir. Les autorités maliennes de la Transition, elles, bénéficient d'un fort courant de sympathie au-delà de leurs frontières. Le simple fait qu'en témoignage de solidarité des groupes de jeunes aient fait plus de mille kilomètres à pied pour rallier Bamako à partir de Dakar et de Conakry, est un signe qui ne trompe pas.
Avec l’embargo de la Cédéao, on voit bien que le pouvoir malien résiste encore. Au plan interne, qu’est-ce qui fondamentalement assure sa survie pour l’instant ?
Tout porte à croire que cet embargo sera levé au cours de la réunion du 3 juillet prochain (NDLR : ce qui a effectivement eu lieu). Paris l'avait exigé de Macky Sall et Ouattara qui se sont exécutés sans murmure. Ce faisant, le Sénégal se tirait une balle dans le pied comme l'a bien montré Ndongo Samba Sylla. Depuis, Air Sénégal ne va plus à Bamako tandis qu'Air France continue à assurer cette destination comme si de rien n'était... Même Brussels Airlines a sauté sur l'occasion pour se faire une place dans le ciel malien. Une telle docilité de nos dirigeants vis-à-vis de Macron est quasi irrationnelle, c'est à se demander si elle ne plonge pas parfois leurs partenaires étrangers eux-mêmes dans une profonde perplexité. Comment en arrive-t-on à être si peu soucieux des intérêts les plus évidents de son pays ? Pour en revenir aux sanctions contre le Mali, il a fallu supplier Bamako pour que l'embargo soit littéralement violé et que des moutons puissent entrer au Sénégal pour la Tabaski. C'est le comble de l'inconséquence, il ne restait plus qu'à lever ces sanctions et la CEDEAO s'y résoudra dans quelques heures toute honte bue.
Les images de corps entassés dans un entrepôt marocain ont fait le tour du monde. Ce sont des migrants subsahariens morts en essayant de passer en territoire espagnol à partir du Maroc. La brutalité des gendarmes marocains a choqué mais le silence des chefs d’Etat a été lourd. Vos commentaires ?
C’est un véritable crève-cœur. Ces jeunes qui bravent la mort aux frontières de l'Europe ont tout pour eux : un courage physique hors du commun, une volonté de fer et surtout tout l'avenir devant eux. Ils auraient accompli des miracles en restant se battre chez eux contre tous les maux qu'ils essaient de fuir au péril de leur vie...On reproche souvent aux chefs d’Etats africains leur passivité face à ces drames. Il est vrai qu'ils sont des figures symboliques et que leur silence s’entend davantage, si j’ose dire. Mais Momar, ce silence est la chose du monde la mieux partagée dans les pays de départ de ces migrants. Je ne vais moi-même jeter la pierre à personne. Parfois aussi, les mots manquent à tout le monde, la honte nous incite à détourner le regard et à nous boucher les oreilles.
Dans le cas précis de l’enclave de Melilla, ce qui est partiellement en cause, c'est la négrophobie des sociétés arabes que j’ai souvent publiquement critiquée, y compris dans mes romans Doomi Golo et Malaanum lëndëm. À Melilla, les garde-frontières marocains appliquaient certes la loi mais les images montrent qu'ils le faisaient avec une évidente jubilation raciste. Ces choses arrivent trop souvent aux Subsahariens dans tout le monde arabe même si ces jeunes migrants africains sont maltraités partout, pas seulement dans le monde arabe. Cela nous gêne d'en parler mais le phénomène n'échappe à personne. D'un autre côté, l'accueil enthousiaste et chargé d'émotion réservé aux réfugiés ukrainiens par les capitales occidentales, ne devrait-il pas nous servir de leçon ?
Les réfugiés ukrainiens ont été accueillis comme des rois, vous voulez dire ?
Comme des frères de race, tout simplement, et on ne saurait le reprocher aux Européens, car cela devrait être la norme humaine. Alors, ayons nous-mêmes le courage de comparer avec le traitement que des Africains infligent à d’autres Africains à des frontières africaines. Voyez ce qu'on fait subir en Afrique du Sud aux Mozambicains, Zimbabwéens, Somaliens. On peut reprocher tout ce qu’on veut aux Européens mais jamais de se tromper d'ennemi. De bien connaitre son histoire et de savoir ce qu'elle veut a permis à la petite Europe de dominer le monde. Elle n'a jamais pris très au sérieux la fable selon laquelle nous vivons dans un village planétaire et que, au-delà de nos différences visibles, nous sommes tous des frères et des sœurs. Elle encourage ses laquais intellectuels d'Asie, du monde arabe et surtout d'Afrique à répéter sans cesse ces balivernes qui la font rire sous cape. Je serais de l'avis que « Race matters », pour reprendre le titre de l'ouvrage classique de Cornel West. Il y a quelques décennies, on s'apitoyait sur le sort du « Lumpen-prolétariat » mais aujourd’hui on pourrait parler de « Lumpen-race », la couleur de la peau étant prise comme indicatrice du statut social. De fait, on peut observer aujourd'hui une sorte de négrophobie quasi universelle.
Expliquez-nous.
Ça ne veut évidemment pas dire que le monde entier en veut aux Noirs. Non. Ça veut dire que dans le monde entier, tous ceux qui sont racistes font des Noirs, en particulier de ceux d'Afrique, leur cible privilégiée. Il suffit d'avoir voyagé un peu pour le sentir dans sa chair. Lorsque la guerre éclate en Ukraine, des Ukrainiens, tout naturellement et avec le langage haineux qui va avec une telle ignominie, s'en prennent aux Africains qui veulent quitter le pays :"Tout le monde sauf vous !" Il a fallu que l'Union africaine élève une protestation, comme elle l'avait d'ailleurs fait des mois plus tôt, quand la population indienne s'est mise à attaquer systématiquement les Africains, parfois juste pour se défouler un peu.
Il y a eu un répit en Ukraine mais c'est vite reparti de plus belle et depuis quelques jours une pétition, partie de l'Université Populaire Africaine (UPAF) dirigée à Genève par Mutombo Kanyana, exige de l'UE un traitement plus juste des étudiants africains et asiatiques ayant fui l'Ukraine comme leurs camarades blancs bien mieux traités. N'ayons pas la mémoire trop courte :à propos du million de morts au Rwanda en 1994, François Mitterrand n'avait rien trouvé de mieux à dire que "Dans ces pays-là, un génocide ça n'est pas trop important". Et le plus terrible est que, qu'il s'agisse du Rwanda ou d'autres tragédies sur le continent, beaucoup d'intellectuels africains sont prêts à reprendre à leur compte une déclaration aussi infâme. C'est ce qui m'amène à dire que, sur l'Afrique, le raciste et l'afropessimiste tiennent exactement le même discours. Nos deux lascars passent la nuit dans le même lit où ils se réconfortent mutuellement.