LES ÂMES DUREMENT ÉPROUVÉES
Sortis à peine du traumatisme du Covid que de violentes manifestations éclatent. Puis contestations meurtrières et reports électoraux s'enchaînent. La succession de chocs laisse des traces: la santé mentale de tout un peuple vacille
L'enchaînement des crises sanitaire et politique que le Sénégal a traversé ces dernières années a lourdement pesé sur le moral des Sénégalais, selon des experts de santé mentale qui appellent à un meilleur soutien psychologique de la population.
Avant même que le pays ne se remette de l'épidémie de Covid-19, le Sénégal a été secoué en mars 2021 par d'importantes émeutes et pillages déclenchés par la mise en cause judiciaire d'Ousmane Sonko, principal opposant au président Macky Sall. Par la suite, le pays a été le théâtre de multiples épisodes de contestation violente et ces dernières semaines d'une crise politique aiguë née de l'ajournement des élections présidentielles. Ces troubles se sont soldés par plusieurs dizaines de morts, des milliers de blessés et des centaines d'arrestations, selon des sources policières.
"A peine étions-nous sortis du traumatisme du Covid que nous sommes tombés dans ce chaos et cette grande confusion. Nous n'avions même pas eu le temps de nous remettre du premier choc que nous avons dû affronter un autre traumatisme", explique à l'AFP le psychologue Serigne Mor Mbaye. "Cela a immédiatement provoqué une multiplication des troubles du comportement, du sommeil, des états anxieux chez de nombreuses personnes... À long terme, ces crises successives ont un impact durable sur la santé mentale de la population", ajoute-t-il.
Maman Lucie, 57 ans, habitante de la capitale Dakar, en a fait l'amère expérience avec la détention entre mars 2023 et mars 2024 de son fils, un proche de l'opposant Ousmane Sonko. "Je ne dormais plus le soir, j'étais constamment inquiète. Je passais mes nuits connectée sur internet", témoigne-t-elle. "Tout cela aura inévitablement des conséquences négatives sur ma santé dans le futur, j'en suis convaincue".
Pour Dieynaba Ndiaye, enseignante chercheuse en psychologie sociale à l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar, "beaucoup de ces personnes arrêtées ont vécu un véritable traumatisme, n'ayant jamais eu aucun problème avec la justice jusqu'alors". Le Dr Abdoulaye Bousso, qui a dirigé la lutte contre le Covid-19 dans le pays, estime quant à lui que si la pandémie a généré un important impact psychosocial, les événements politiques ont eu des conséquences moindres. Selon les psychologues Serigne Mor Mbaye et Dieynaba Ndiaye, la succession ininterrompue de crises a suscité un "sentiment de désespoir" et de "perte de sens" particulièrement chez les jeunes de moins de 25 ans, qui représentent 60% de la population sénégalaise.
La crise économique engendrée par la pandémie de Covid-19, après plusieurs années de forte croissance, puis les répercussions de la guerre en Ukraine, expliquent en partie que des milliers de jeunes Sénégalais aient pris ces dernières années le risque de l'émigration clandestine pour rejoindre l'Europe ou l'Amérique, selon M. Mbaye. Des personnes issues même de la classe moyenne, pourtant nanties selon les standards locaux, ont ainsi choisi de tenter leur chance par la mer ou le Nicaragua, signe d'un "désespoir nouveau", souligne Mme Ndiaye.
Les experts appellent à mieux accompagner psychologiquement les centaines de personnes remises en liberté ou sur le point de l'être grâce à une récente loi d'amnistie. Ils pointent également le manque criant de psychologues dans le pays, la faculté de psychologie de Dakar n'ayant rouvert ses portes qu'en 2021 après avoir été fermée en 1968. Dieynaba Ndiaye plaide pour la formation urgente d'écoutants afin d'orienter les cas les plus lourds vers les rares spécialistes.
Selon ces professionnels de la santé mentale interrogés par l'AFP, le Sénégal doit aujourd'hui relever le défi de prendre soin du moral de sa population, durement mis à l'épreuve par de longues années de crises à répétition.