LES EXCLUS DE LA RÉPARATION
Alors que le gouvernement verse une deuxième enveloppe aux ex-détenus politiques, les autres victimes des violences de 2021-2024 attendent toujours. Stations-service, commerces, banques : les pertes se chiffrent en centaines de milliards de francs CFA
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Le gouvernement a amorcé le processus d’indemnisation des victimes des violences politico-judiciaires survenues entre 2021 et 2024. La mesure continue de soulever controverses et polémiques, du fait d’une sélection qui met à l’écart d’autres impactés par ces évènements. Pour l’instant, aucune compensation n’a été proposée aux gérants de stations-service, qui ont vu leurs matériels de service cassés et brûlés par des pillards. Les vendeurs, les banquiers, itou. Sans parler des grandes surfaces.
Le versement d’une nouvelle enveloppe financière aux ex-détenus et victimes politiques de 2021-2024 continue d’alimenter la polémique et de soulever des interrogations. Pour les autres, il leur faut encore patienter pour espérer un soutien de l’Etat, après avoir vécu des journées mouvementées avec des investissements réduits en cendres.
Pillages, incendies, destruction de matériels et de documents comptables… les pertes sont colossales. Pourtant, malgré l’arrêté ministériel n°017450 instaurant une commission d’indemnisation dédiée, aucune compensation ne leur a été proposée. «On n’a pas été contactés par rapport aux indemnisations», déplore Ibrahima Fall, Secrétaire général de l’Association des gérants de stations-service du Sénégal. Et d’ajouter : «On a appris par voie de presse que le gouvernement est en train d’indemniser les gens.» Mais ce n’est pas tout, parce que les pertes ne sont pas prises en charge par les compagnies d’assurance. Ces dernières avancent que les saccages de ces stations relèvent d’une situation d’émeute, «ce que les assurances des stations d’essence ne couvrent pas», déplore M. Fall. Un constat amer, alors même que l’Etat affiche sa volonté de réparer les préjudices causés par les manifestations. Un sentiment d’être abandonnés. Oubliés ! Pour ces professionnels des hydrocarbures, il ne s’agit pas seulement d’une question financière, mais d’une reconnaissance de leur statut de victimes. «Comme j’ai tendance à le dire, le Sénégal en entier a été témoin de cette situation. On a été victimes et s’il y a lieu de rembourser des victimes, nous devons faire partie de ces gens que l’on indemnise», insiste Ibrahima Fall.
Les gérants de stations-service laissés pour compte
Les chiffres avancés par l’association sont vertigineux : 1,102 milliard de francs Cfa de pertes sur un nombre de 54 stations saccagées, toutes enseignes confondues. Même si la marque française, Total, a été la plus affectée. Un manque à gagner considérable pour un secteur stratégique, qui peine à se relever depuis ces épisodes de violences, notamment du 1er et 2 juin 2024, suite à la condamnation à deux ans de prison ferme de Ousmane Sonko, leader du parti Pastef. Cependant, face à cette situation, Ibrahima Fall et Cie ont tenté d’interpeller les nouvelles autorités, en l’occurrence le ministre du Pétrole et du gaz et le Premier ministre, à travers des courriers officiels. En vain. «On a eu à perdre 1,102 milliard de francs Cfa sur 54 stations d’essence toutes marques confondues. Des courriers ont été adressés aux autorités étatiques. Aucune réaction à ce jour, et nous attendons la réponse», regrette Ibrahima Fall. Assurément, le processus mis en place par le régime pour indemniser les victimes des manifestations semble déjà susciter des interrogations quant à son équité. Maintenant, pour ces entrepreneurs, la suite des événements pourrait bien dépendre de la réaction des autorités. «C’est la suite qui déterminera la conduite à tenir», prévient le Secrétaire général de l’association.
Et les victimes anonymes aussi
Il y a des centaines voire des milliers de personnes anonymes, qui ont perdu leurs investissements lors de ces pillages. Un jeune entrepreneur, qui avait investi des millions dans le commerce d’électroménager, a du mal à se relever : «J’avais perdu plus de 5 millions F Cfa. Je vendais des téléphones et j’ai du mal à relancer mon business. Jusqu’ici, je n’ai reçu aucune compensation de l’Etat. On est oubliés, et les gens privilégient les acteurs politiques.» En tenant à préserver son anonymat, il pense garder intactes ses chances d’être pris en compte en cas d’indemnisation. «J’ai peur des mesures de rétorsion. C’est pour cela que nombre d’entre nous préfèrent garder le silence. Mais, je trouve que les véritables victimes ne sont pas encore assistées.»
L’assistance est le mot utilisé comme un euphémisme pour évoquer le versement d’une deuxième enveloppe financière aux supposés ex-détenus politiques. «Après les pillages de 2023, il ne me restait plus rien. On a tous attendu un appui de l’Etat pour relancer nos activités, mais rien jusque-là. Il n’y a eu aucun contact avec les autorités», ajoute un commerçant dont la boutique a été pillée en 2021. Que faire ? «Je ne sais pas ! On espère que l’Etat va se manifester en indemnisant tout le monde. Sinon, ce serait une énorme injustice, surtout que les personnes pour lesquelles ces évènements ont eu lieu sont au pouvoir. Je ne comprendrai jamais ce deux poids deux mesures», assure-t-il.
Jusqu’ici, aucun bilan exhaustif n’a été fait pour quantifier les pertes. Au lendemain des évènements de juin 2023, le président du Conseil national du patronat (Cnp) assurait qu’il était «incompréhensible que l’entreprise continue d’être ciblée, saccagée, pillée (…) en raison de différends politiques». Baïdy Agne parlait de «centaines de milliards» de francs Cfa de pertes avec un secteur très fortement touché. «Nous avons eu 14 banques impactées à travers 31 de nos agences, essentiellement dans la banlieue», déplorait à l’époque Bocar Sy, président de l’Association professionnelle des banques et établissements financiers du Sénégal (Apbefs). «Nous avons assisté à des actes de dégradation que rien ne justifie.»
Quid de la non-indemnisation ? Il faut rappeler que le gouvernement, après l’octroi d’un premier versement de plus de 108 millions aux ex-détenus et victimes politiques de 2021-2024, le ministère de la Famille et des solidarités a annoncé une nouvelle série de mesures la semaine dernière, à savoir l’octroi de 10 millions de francs Cfa à chaque famille de personne décédée, en plus de l’admission des orphelins mineurs au statut de Pupilles de la Nation.
Selon les données partagées par le ministère de la Famille, il y a 2172 ex-détenues et victimes, et 79 décès qui ont été répertoriés. En attendant la fin des investigations qui se poursuivent au niveau de l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (Ansd).