LES EXIGENCES DE BON SENS
POINT DE MIRE SENEPLUS - Dépasser la simple cartographie des obstacles au développement. Mettre en avant les actions fédératrices. Décoloniser la pensée, l’action publique et individuelle. Approfondir ainsi le processus qui mène à la décolonialité
SenePlus publie ci-dessous la préface de l’ouvrage collectif "Enjeux 2019-2024, Sénégal, réflexions sur les défis d’une émergence" publié aux éditions L’Harmattan sous la direction de René Lake. L’une des dédicaces de ce recueil d’essais indique clairement l’orientation général de ce texte : "À tous les Sénégalais et amis du Sénégal qui ambitionnent des choix nouveaux afin de tourner le dos à la gestion de la misère pour une exploration commune de toutes les voies endogènes de développement harmonieux basé sur le bon sens collectif".
Où pose-t-on le pied pour aller vers le développement ? À la fourche du sentier tracé dans la savane aride, dans quelle direction s’engager pour déboucher sur l’émergence ? Au-delà des mots, des slogans et des vœux pieux, comment enfourcher le cheval de bataille pour la construction d’un futur collectif qui nous sorte de l’attentisme dans lequel nous engluent les prétextes de l’histoire d’hier et ceux de la misère d’aujourd’hui ? Les campagnes électorales offrent l’opportunité de voir fleurir toutes les réflexions et tous les engagements pour un vivre ensemble. Pour un construire ensemble.
Le 24 février 2019, le Sénégal organisait sa onzième élection présidentielle depuis son accession à l’indépendance. Un exercice routinier pour un pays présenté comme l’une des locomotives en matière de gouvernance avec une dixième place et une moyenne globale de 61,6/100 dans le dernier indice de la gouvernance Mo Ibrahim, publié en novembre 2018. Le Sénégal a une longue tradition d’organisation d’élections diverses, organisées à intervalles réguliers et disputées entre différents partis politiques, coalitions ou citoyens indépendants.
Et pourtant, paradoxalement, les rendez-vous électoraux sont toujours un moment de cristallisation. Ils révèlent des vulnérabilités institutionnelles et sociales qui, pour certains, portent potentiellement le risque de saper les fondements de l’État-nation.
L’élection de 2019 n’a pas dérogé à la règle, avec une période préélectorale marquée par des défis anciens et nouveaux qui ont nourri de fortes tensions socio-politiques. Encore une fois, la présidentielle a été marquée par de profonds désaccords sur les règles du jeu électoral portant, d’une part, sur les modalités de participation des citoyens électeurs et des potentiels candidats (inscription et distribution des cartes d’électeur, loi sur le parrainage, poursuites judiciaires), et d’autre part, sur les conditions d’organisation de l’élection (fichier électoral, rôle du ministère de l’Intérieur, de la Commission électorale nationale autonome [CENA], du Conseil national de régulation de l’audiovisuel [CNRA] et du Conseil constitutionnel). En cette absence de climat de confiance autour du processus, voilà que les enjeux autour de l’élection risquaient d’être confinés à la procédure, renforçant la thèse que le pays n’est encore qu’une démocratie procédurale.
- La Grande Nuit
L’année 2020, c’est celle du soixantième anniversaire de l’indépendance du Sénégal. À l’unisson, plusieurs pays africains fêtent la fin, depuis plusieurs décennies, de l’odieuse période coloniale. Ce pan de l’histoire, coloré d’une multitude de crimes et d’attaques à la plus élémentaire humanité des soumis, semble se prolonger et rendre bien difficile la sortie du continent noir de la Grande Nuit.
Au milieu du grand sommeil, c’est le cauchemar sans fin de la haine de soi qui hante nos esprits. Il ne s’agit plus de se dresser contre le colon et le colonialisme, mais de se redresser pour s’extraire des effets et méfaits du passé qui prolongent au présent l’épaisseur de la nuit.
C’est ce sommeil qui explique qu’une figure importante de l’élite puisse publier ses mémoires post-indépendance et faire référence exclusivement au jugement laudateur porté sur son action par des Français. La caricature va jusqu’à ne citer, sur plus de 350 pages, que des auteurs de ce qu’était la métropole avant les années 60.
C’est ce sommeil qui justifie la violence, psychologique, émotionnelle et intellectuelle sans nom qui se poursuit depuis 60 ans dans l’initiation des enfants au savoir et à la connaissance. Dès leurs premiers contacts avec l’école, leur univers mental est façonné avec brutalité dans une langue étrangère à l’écrasante majorité de la société qui est la leur. Dans la plupart des cas, le choc est tellement insupportable que les adultes qu’ils deviendront n’y feront jamais référence. Quelle manière habile de ne jamais questionner l’absurdité d’un système qui refuse les évidences de bon sens !
C’est ce sommeil qui prolonge l’extraversion monétaire. À grande échelle, comme nulle part ailleurs, le lien ombilical avec la métropole ancienne est maintenu par un instrument d’échange dont le seul avantage est d’inciter à l’importation et de favoriser le rapatriement à l’extérieur des revenus générés dans l’ancienne colonie. Les élites d’ici et de toute l’Afrique francophone ont pourtant l’illusion d’être bénéficiaires de cet instrument qui hypothèque en fait toutes les chances d’un développement économique. L’inexistence d’un tel modèle sur le reste de la planète ne semble pas inciter au réveil.
C’est ce sommeil qui perpétue le renoncement à assurer sa sécurité pour la confier à l’ancienne puissance coloniale tout en sachant que les interventions militaires unilatérales sont toujours rejetées par les peuples. L’argument est celui du réalisme pour des micro-États d’une Afrique balkanisée qui n’ont pas les moyens de se défendre face à des attaques extérieures. Cette approche est à contre-courant de l’histoire qui suggère l’alternative d’une coalition internationale dans laquelle l’ancien colonisateur n’a pas toute la marge de manœuvre. Cette « multi-dépendance » est une alternative bien plus réaliste et constructive que celle générée par la prolongation des interventions unilatérales françaises en Afrique.
Cet ouvrage collectif ne revient pas sur la topographie des complexes du colonisé qui empêchent le développement. Des tonnes de pages ont déjà été écrites sur ce drame des opprimés. Cette compilation de textes écrits avec des sensibilités différentes ambitionne plutôt de dépasser la simple cartographie des obstacles et des freins au développement et de mettre en avant les exigences de bon sens qui pourraient être fédératrices d’une action commune. Elle prétend participer de manière hardie à décoloniser la pensée et l’action publique et individuelle. Les exigences de bon sens apparaîtront clairement au fur à mesure de l’approfondissement du processus qui mène à la décolonialité.
Dans les centaines de pages qui suivent, il ne s’agit pas de déférer aux passions des auteurs au lieu d’employer leur raison. L’ambition est d’entretenir une réflexion commune, mais plurielle sur notre présent et notre futur communs. L’espoir est de générer de la lumière plutôt que de diffuser de la chaleur qui attise les contradictions. Cependant, il n’est pas question pour autant d’effleurer les sujets et de les survoler sans en affronter les écueils.
- Un groupe de citoyens concernés
Les résistances à la réflexion autonome, au développement d’une pensée et d’une action endogène sont multiples et multiformes. Le courage des auteurs est mis à l’épreuve. Le test est vite passé parce qu’il s’agit d’un groupe de citoyens concernés qui vivent dans leur quotidien leur désir de progrès pour tous. Tous s’accordent à dire que l’état dans lequel se trouve le pays est le résultat de choix. Les choix auraient pu être différents. Mais aujourd’hui, la posture de victime n’est pas une option. Des dynamiques internes doivent initier des mouvements endogènes susceptibles de réparer les blessures infligées par d’autres, mais également, aujourd’hui, principalement par nous-mêmes.
L’expression du moindre changement qui profiterait au plus grand nombre est souvent castrée sous un label disqualifiant. Tantôt c’est une référence au populisme, au gauchisme, à une certaine radicalité idéaliste ou encore à une forme d’extrémisme destructeur. Peu importe si le changement préconisé relève du simple bon sens et de l’évident intérêt du plus grand nombre, pour ne pas dire de l’ensemble de la communauté.
Autre stratégie des conservatismes : s’opposer au changement, à l’évolution, au nom de la tradition, de l’héritage ancestral. L’idée est toujours la même : hier, c’était mieux. Préserver le passé, avancer en reculant vers des pensées et pratiques rétrogrades, c’est toujours mieux parce que cela maintient le système en l’état et continue de bénéficier à ma caste, à ma secte, à mon groupe, à ma classe. Et puis les références d’hier sont connues. Les changer, les modifier, y compris, pour les améliorer significativement, fait prendre le risque de l’inconnu qui pourrait remettre en question non seulement l’ordre établi, mais aussi la hiérarchie des pouvoirs anciens.
Toutes ces formes de lutte contre le progrès sont vivaces et pleines d’énergie dans notre société.
L’élection présidentielle a été un prétexte pour le site d’informations et d’opinions SenePlus.com et ses analystes de lancer, relancer la conversation nationale pour qu’ensemble nous puissions dire que nous n’acceptons plus la misère. Nous ne voulons plus d’une adaptation à la misère. Nous voulons exprimer et mettre en œuvre une ambition pour le pays, pour nos populations. L’ambition va au-delà de la gestion de la misère. Dans cette expression, les auteurs mettent en avant leur capacité à accepter l’imperfection du consensus contre l’idéalisme d’une utopie.
Avec son projet #Enjeux2019, SenePlus a voulu offrir aux Sénégalais, aux amis du Sénégal et aux candidats à la présidentielle de 2019 une opportunité d’être informés et peut-être édifiés, sans parti pris, sur les questions de fond qui touchent à la vie du citoyen et de la nation. Pendant plusieurs mois, SenePlus, qui se veut un espace d’exploration et d’expression libre et plurielle des décideurs et des leaders d’opinion, s’est ouvert à des universitaires, des éditorialistes, des activistes, des experts, des citoyens concernés, de diverses générations et avec des regards croisés, qui ont scruté les grandes problématiques et les secteurs-clés du sociétal, du culturel, de l’économique et du politique.
Ces analyses se sont intéressées aussi bien aux questions strictement nationales qu’à celles concernant notre environnement géopolitique et stratégique immédiat, mais aussi global. Ainsi, la sécurité, la diplomatie, l’éducation, la justice, la monnaie et les médias ont été passés à la loupe. Un accent tout particulier a été mis sur des sujets sensibles dans la société sénégalaise tels que le traitement des enfants, les violences faites aux femmes, les enjeux de l’enseignement en langues nationales et les défis environnementaux grandissants.
Avec #Enjeux2019, SenePlus a redonné vie, corps et voix à l’intellectuel public sénégalais. Les analystes que l’on entendait de moins en moins ont planché sur les questions majeures et partagé avec tous savoir, interrogations et propositions pour un Sénégal en progrès. Cet espace dans lequel s’est déroulé cet exercice a été celui d’une acceptation de la dissidence. Les propos contraires, les critiques ne sont pas des ennemis. Les voix dissidentes participent à la construction de réponses pertinentes et constructives.
- De la démocratie procédurale, vers une démocratie substantielle
Enfin et en somme, #Enjeux2019 s’est voulu une pierre précieuse dans l’édifice dont l’ambition est de faire évoluer la démocratie, encore largement procédurale, vers une démocratie substantielle, où le fond prime sur la forme. Participer à l’œuvre de bâtir une citoyenneté forte. Appuyer sur les leviers d’une démocratie délibérative et participative.
À une époque où le citoyen a peu de lisibilité sur l’offre politique, sur les partis politiques et leurs orientations idéologiques, où l’accent est plutôt mis sur des individualités présentées comme des messies, quoi de plus salutaire que de poser le débat en termes de faire société ensemble ?
Où voulons-nous aller et comment y parvenir ? Qui décide de l’agenda et qui s’assure du contrôle de conformité entre le cahier des charges et la mise en œuvre ? Comment s’assurer que les actes sont conformes aux promesses ?
L’ambition de cet ouvrage est aussi de servir de référence aux amis du Sénégal, en particulier aux agences bilatérales et multilatérales dans le secteur du développement international. Ils trouveront ici ce que des Sénégalais et des amis du Sénégal, des acteurs et militants du développement pensent être les véritables priorités pour le pays. S’ils ont l’ambition de donner un coup de main à portée réelle, ils sauront quoi faire et comment le faire.
Cette compilation de textes est une ambitieuse initiative et vous livre sur plus de 500 pages les réflexions des nombreux contributeurs sur le Sénégal de 2019 et sur ce que devrait être le Sénégal de 2024. L’ouvrage comporte trois parties.
Une première partie examine les défis chroniques auxquels fait face la société sénégalaise. Ces défis sont à la fois la cause et la résultante de vulnérabilités multiples et imbriquées de plusieurs manières. Ces vulnérabilités sont d’abord symboliques et concernent notre être, notre rapport à nous-mêmes et à l’autre : les contributions sur les langues nationales, la culture et leur place dans les politiques publiques en attestent largement. Elles sont aussi économiques, politiques et sociales. Et c’est parmi ce que la nation renferme de plus cher que la somme de ces trois types de vulnérabilité se manifeste, à savoir, les enfants, avec la lancinante question des talibés ; les femmes, prises entre le marteau du patriarcat et l’enclume de la faillite de l’État à les protéger et garantir leurs droits socio-économiques, civils et politiques ; et enfin les familles, qui payent le lourd tribut de la crise multiforme que vivent nos sociétés.
La deuxième partie traite de la culture et de la société. Elle renferme des contributions de très haute facture sur les politiques culturelles, les jeunes, la santé et la protection sociale, les médias, l’éducation, et plus largement, la justice sociale.
Enfin, la troisième partie regroupe l’ensemble des contributions traitant de l’économique et du politique avec des analyses pointues sur l’état des institutions et les besoins en matière de réformes, les performances et politiques économiques en rapport avec la demande sociale. La question du franc CFA est abordée, avec à la clé le débat sur la souveraineté monétaire ou encore la souveraineté tout court après 60 ans d’indépendance. Le Sénégal étant situé dans une région fortement affectée par des défis sécuritaires, les interpellations sont multiples. Quel est le véritable niveau de préparation face au danger terroriste qui menace le pays ? Quelle stratégie d’alliance régionale et internationale pour faire face aux dangers croissants ? Quelles réponses aux menaces intérieures qui semblent de plus en plus agitées ?
Au vu de tous ces challenges, politiques et économiques, comment faire de nos cultures et de nos fondements sociétaux de véritables ressorts d’élévation de la jeunesse ? Comment transformer le dividende démographique, les nouvelles technologies de l’information et les ressources naturelles nouvellement découvertes, en leviers pour élaborer ensemble un nouveau contrat social sénégalais ?
Les pages de cet ouvrage collectif sont moins une injonction qu’un possible. À la suite du projet #Enjeux2019 pointe celui de #Consensus2019-2024. Il doit s’appuyer sur les acquis de notre vivre ensemble, de notre génie politique, de nos atouts économiques et de l’impérieuse nécessité de bâtir une société plus juste et plus équitable, surtout à l’endroit des plus jeunes, des femmes, des personnes vivant avec un handicap.
N’ayons pas peur du vertige qui parfois accompagne les pas en avant. Soumettons-nous au vertigo, à ce que les anglophones appellent « Falling Forward », tomber en avant pour progresser. Cela revient à s’appuyer sur les leçons du passé pour en sortir et construire aujourd’hui et demain.
Demain est un autre jour qui n’a pas encore été entamé. Il est inédit. Les pages de son histoire sont encore vierges. À nous de les écrire avec nos mots, notre regard, notre vision, nos espoirs, nos doutes, nos nuances, nos ambitions, notre détermination et tout notre engagement.