LA LONGUE MARCHE VERS L'INDÉPENDANCE PHARMACEUTIQUE
Pour produire la moitié de ses médicaments d'ici 2035, le Sénégal doit surmonter trois obstacles majeurs, dont les coûts de production, la taille limitée du marché et le manque de coordination entre chercheurs, selon Serigne Omar Ndiaye
Soucieux de promouvoir de manière dynamique l’accès de ses populations à une prise en charge médicale de meilleure qualité, le Sénégal développe une politique ardue de relance de son industrie pharmaceutique. Le pays prévoit de produire, d’ici 2035, la moitié des médicaments dont-il a besoin. Des actions sont mises en œuvre pour atteindre cet objectif. Pour le professeur Serigne Omar Ndiaye du laboratoire analytique et bromatologie de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, l’État doit d’abord travailler à mettre en place des grandes unités de recherche qui mutualiseront les compétences de différentes universités. Pour atteindre la souveraineté pharmaceutique, il soutient que le Sénégal devra orienter les industries existantes vers la qualité pour faire labelliser ses produits, ce qui est un gage de confiance. Entretien.
Dans quel état est l’industrie pharmaceutique au Sénégal ?
Il y a eu le plan de relance qui a été évalué, il n’y a pas longtemps. Et je pense qu’il y a une nouvelle dynamique avec les nouvelles autorités qui parlent surtout du développement de l’industrie pharmaceutique. C’est vrai qu’au Sénégal, souvent, on est très ambitieux au départ. Les idées sont très bonnes, mais on pèche surtout dans la mise en œuvre. Il ne suffit pas d’avoir de la volonté, des ambitions et des objectifs. Il faut aussi avoir des stratégies surtout de mises en œuvre efficaces. C’est cela notre difficulté. Vous avez certes des noms d’industries qui rencontrent des difficultés, des noms d’industries qui se battent pour exister. Dans tous les pays du monde, l’industrie est accompagnée soit par les États, soit par le secteur privé, ou soit par le partenariat public-privé. Il y a des facteurs qui impactent lourdement sur la rentabilité et la compétitivité de nos industries. Ce sont les facteurs de production. C’est aussi un système réglementaire adapté, agile et approprié. Il en est de même des politiques d’incitation pour ces industries-là. Au Sénégal, il est plus facile d’importer un médicament, de le vendre. Tout simplement parce que le produit fini que vous importez, il est dispensé de TVA alors que si vous devez importer les produits de fabrication, les machines, les intrants, les réactifs, les outils de conditionnement, pour la plupart, ces produits sont taxés. Et malheureusement, ça, c’est un coût énorme. Le transport de ces produits également coûte cher. Voilà ce qui me fait dire, sans être pessimiste, quand on parle de souveraineté, que ce n’est pas demain la veille.
Qu’est-ce qui justifie ce sentiment ?
On ne peut pas juste être souverain parce que nous produisons le produit A ou B en sachant que tout ce qu’il faut pour les produire, vous l’importez. Je préfère le terme résilience. Nous ne sommes plus dans un monde cloisonné. Le Sénégal n’est pas un géant en termes de marché pharmaceutique. Nous sommes une dizaine de millions. Si on a 4 à 5 industries, à terme, même si elles parviennent à produire, ça va être très difficile de tenir le coup dans le long terme. Pour être rentable, il faut du volume. Et ce volume-là, on ne l’a pas toujours.
Que préconisez-vous ?
Aujourd’hui, pourquoi ne pas orienter les industries sur des segments de produits pour éviter qu’on se marche dessus, pour pouvoir avoir également le marché de volume. Il y a tellement de politiques d’accompagnement comme le fait de réguler de manière intelligente et efficiente les importations par rapport à la production locale, ou des politiques d’agitation. Je pense que le plus important, c’est la qualité. Il n’y a que la qualité de ce produit-là qui permettra à l’industrie locale de conquérir le marché national, mais aussi d’aller à la conquête du marché sous-régional et pourquoi pas régional. Avec la mise en place de l’Agence africaine du médicament, ily a des comités techniques sur l’évaluation des produits médicaux, dont je suis membre, des comités sur l’évaluation des bonnes pratiques de fabrication qui évaluent les dossiers soumis par les fabricants. Si votre produit est labellisé par l’Agence africaine du médicament, c’est un gage de confiance, de qualité et vous pouvez donc aller conquérir le marché. Nos industries devront également se battre pour être conformes aux critères internationaux de qualité, pas de qualité à minima, mais aux critères internationaux de standard pour pouvoir aller conquérir au-delà du marché local, le marché international. Et l’autre facteur, ce sont souvent les compétences. Ily a des besoins en médicaments, en compétences qui n’étaient pas toujours là. Ça explique toutes ces réformes opérées pour mettre en place des formations et cela avec un rôle important qu’est en train de jouer la Delivery Unit, qui est une communauté de coordination du plan de relance de nos pharmacies, logée au niveau du ministère de la Santé et de l’action sociale ainsi que la mise en place de l’Agence de réglementation pharmaceutique.
Qu’en est-il du potentiel existant de chercheurs dans les universités ?
Je dis toujours que l’université a un potentiel qu’elle ne valorise pas suffisamment. C’est toute cette masse de chercheurs aguerris qui ne demandent qu’à être appuyés, qu’à être financés pour pouvoir mener des recherches qui vont adresser les questions essentielles de la population. L’université a une mission de formation, de recherche, mais aussi de service à la communauté. Et cela passe par la prise en charge de ces questions de société, de ces questions étatiques pour pouvoir les adresser efficacement. Donc, il faudra repenser le modèle universel.
Comment y arriver ?
Il faudra plus de cohérence dans l’organisation, mais également dans la recherche. Je trouve qu’il y a trop d’éclatements, trop de cloisonnements. Chacun est dans son laboratoire, dans son unité de recherche. Il faut encourager la mise en commun des intelligences à travers de grands centres de recherche, de grandes unités mixtes de recherche qui vont transcender les universités, des équipes qui peuvent mettre ensemble des Dakarois, des chercheurs de l’université de Ziguinchor, du Sine, de Bambey, de Saint-Louis. Il n’y a que ça qui pourra nous permettre de passer à l’échelle, particulièrement dans le domaine des médicaments qui nous concerne. Je dis souvent à mes collègues que si quelqu’un pense que chacun dans son laboratoire pourra arriver à un médicament, il se trompe lourdement. Ça fait 50 ans que nos anciens l’ont tenté et n’y sont pas arrivés. Donc, il va falloir qu’on mutualise nos efforts car dans le médicament, il y a plusieurs compétences qui interviennent pour pouvoir arriver à quelque chose. Il faut aussi encourager le partenariat public-privé au sein des universités. Il faut que les laboratoires universitaires collaborent davantage avec les industries pharmaceutiques pour pouvoir faire de l’innovation.
Quelle est le gage d’une industrie pharmaceutique durable ?
Pour une industrie pharmaceutique durable, l’innovation est incontournable. Ça ne se fera pas uniquement avec les génériques. C’est la chose la plus simple. Il n’y a que l’innovation qui permettra, à défaut même d’avoir du volume, d’avoir de la créativité, de pouvoir s’imposer sur le marché, puisque quelque chose de nouveau est proposé mais surtout, il vous appartient et que vous pouvez vendre partout dans le monde. Je pense que la valorisation des ressources de notre pharmacopée nous permettra de prendre un raccourci et d’offrir quelque chose à l’humanité. Quelque chose d’original, quelque chose qui permettra de booster la compétitivité et la rentabilité. Si vous regardez bien, pendant la COVID, c’est une start-up allemande qui a découvert le vaccin à l’immunisation. C’est juste un groupe de chercheurs et qui a été racheté après par un grand laboratoire qui occupe maintenant la première place dans les bourses mondiales. Ça, c’est un exemple de l’importance de l’innovation dans le développement de l’industrie pharmaceutique, dans le développement d’un pays.
La qualité des médicaments est-elle de mise au Sénégal ?
Effectivement, nous travaillons beaucoup sur la qualité des médicaments depuis bientôt une vingtaine d’années, tout ce qui est sciences connexes, mais aussi sur la qualité des aliments et l’alimentation. En 2007, on avait mené en collaboration avec le Programme de lutte contre la tuberculose, une étude sur la qualité des antituberculeux en termes de contenant, de contenu, mais aussi en termes de profil de libération. C’est important, puisque le produit peut être là, absorbé, mais ne se libère pas et donc n’est pas actif. On doit simuler ce qui se passe une fois qu’on prend le produit. Globalement, ces produits étaient de bonne qualité. Chaque année, on change de famille thérapeutique, on change de classe thérapeutique en tenant compte des informations, des retours que nous avons des utilisateurs que nous avons de la communauté. Nous avons des systèmes de surveillance de manière générale qui fonctionnent et la qualité est bien de mise dans les médicaments.
Les médicaments génériques sont-ils efficaces dans le traitement des pathologies ?
L’État a mis en place une politique d’activité aux médicaments génériques. À moins qu’on essaie des médicaments dont la qualité est surveillée. Ce n’est pas parce que c’est un générique que ce n’est pas de qualité. Ça fait partie aussi de la mauvaise information. Je pense qu’ensemble, dans un partenariat bien pensé, bien mené, nous pouvons tous participer à une mise en œuvre optimale de la politique pharmaceutique nationale. Le développement de l’industrie pharmaceutique permettra certainement d’aller vers plus de résilience afin d’éviter les nombreuses ruptures de médicaments qui peuvent également contribuer au recours aux médicaments des circuits illicites. Je pense qu’il y a plusieurs leviers sur lesquels il faudra appuyer ensemble de manière harmonisée, concertée, intelligente pour pouvoir arriver à régler ce problème. En tout cas, les solutions sont là. Les compétences sont là. Il faut juste une bonne stratégie de mise en œuvre pour atteindre les résultats escomptés.
De plus en plus, nous assistons à des retraits de lots de médicaments. Qu’est ce qui l’explique ?
Chaque pays a un système d’assurance qualité qui permet de s’assurer que le fabricant respecte les bonnes pratiques de fabrication et que le produit qu’il fabrique est de bonne qualité. Mais cela, ne nous empêche de vérifier. A cet effet, pour un produit, on va prélever dans différents endroits du pays pour voir sa conformité. Ce processus entre dans le cadre de la surveillance. Parfois, il peut arriver effectivement dans un endroit, pour le même lot, qu’on ait un défaut de qualité, mais qu’on ne l’ait pas pour le même lot ailleurs. Donc dans ces cas-là, on retire juste les produits qui sont stockés dans ces conditions car c’est un défaut de qualité qui n’est pas intrinsèquement lié au produit mais qui l’est un peu en relation avec les facteurs dépendants comme l’environnement, le stockage. Ce qui fait qu’aujourd’hui, il est inconcevable qu’on puisse voir des médicaments vendus au vu et au su de tout le monde dans la rue, vendus sous des tentes, dans des boutiques. Rien que l’environnement de conservation des produits peut détériorer sa qualité. Et quand cette qualité se détériore, bonjour les dégâts. Il n’y a rien qui ne puisse pas survenir quand on consomme ces produits.
Des gens pensent que des médicaments gratuits pour le traitement de certaines pathologies ne sont pas de qualité ?
Au Sénégal, on parle maintenant de pré-élimination pour le paludisme. Si on en parle, cela veut dire quand même, qu’il y a une réussite dans le programme de lutte contre cette maladie. Et pour lutter contre le paludisme, effectivement, il y a l’aspect préventif avec les mesures de prévention, l’utilisation des moustiquaires imprégnées, la pulvérisation inter domiciliaires d’insecticides, la destruction des sites de larves. A côté, il y a les moyens également curatifs, thérapeutiques comme l’utilisation de médicaments. On a pu suivre la qualité de ces produits de la chloroquine jusqu’aux combinaisons à base d’anti-mécanismes actuellement utilisées. Ces produits se sont révélés de qualité. Il n’y a pas très longtemps, on a partagé, au sein de l’ARP, des résultats d’un programme de surveillance pour marquer la qualité des antipaludiques. On avait trouvé 100% de conformité. Et il y a trois ans, on avait fait le même travail, on était à 92% de conformité. Donc, avec ces trois années de surveillance, nous pouvons attester qu’il y a un changement dans la qualité de ces antipaludiques et on le voit à travers les résultats de pré-élimination du paludisme. Parce que maintenant, l’ensemble des stratégies mises en œuvre ont porté leurs fruits. Maintenant, ce qu’il faut savoir, c’est qu’il n’y a pas de gratuité. Vous pouvez ne pas payer, mais sachez que quelqu’un a payé pour vous.
En parlant de quelqu’un, faites-vous référence à l’État ?
La gratuité est une politique de l’État qui décide que, pour des médicaments dont les traitements coûtent cher, il va s’investir dans la santé de la population. C’est une action qui participe au droit à la santé. Donc, l’État, par des mécanismes appropriés, va rendre le produit disponible. Et comme je l’ai dit, ce sont des produits qui sont achetés dans un système sécurisé de pré-qualification, que ce soit les antipaludiques, les antituberculeux, les antirétroviraux entre autres. Ce sont des produits qui sont achetés dans un système de garantie. Quoique la source soit assez sécurisée, au niveau national, le ministère de la Santé, à travers l’Agence de réglementation pharmaceutique, à travers sa décision du contrôle de la qualité, met en œuvre une politique de surveillance et de suivi de la qualité et de sa conscience dans le temps et dans l’espace. Ce qui nous permet, à la détection du moindre défaut de qualité, ce produit-là ne reste pas une journée de plus où on l’a trouvé. On ne dira pas qu’il n’y a jamais de médicaments de mauvaise qualité et ce n’est pas parce que vous avez votre permis de conduire que vous ne ferez jamais d’accident. Vous savez conduire, vous avez votre permis, mais parfois il peut arriver quand même que vous fassiez des chocs et c’est la même chose avec les médicaments.
Nous sommes à l’ère de l’infodémie surtout concernant l’efficacité des vaccins. Quelle conduite adoptée ?
La désinformation se propage plus vite même que la bonne information. D’où l’intérêt pour les autorités de régulation de mettre en place des systèmes de communication appropriés en partenariat avec les professionnels des médias, de la communication pour nous aider à juguler, à lutter contre le fléau de la désinformation, des médicaments de la rue. C’est une interpellation que je lance. Je pense que dans le service public que la presse fait, elle doit refuser de diffuser toute publicité mensongère avec les faux médecins, et faux pharmaciens, qui promeuvent des médicaments qu’on voit dans les médias. Je pense qu’on peut lutter efficacement à ce niveau-là. Les recherches que nous avons menées sur l’utilisation des médicaments de la rue montrent que parfois les populations ont recours à ces produits tout simplement parce qu’elles n’ont pas la bonne information. On leur fait croire que ces produits coûtent moins cher. Ce qui n’est pas vrai. On a mené des enquêtes, des travaux de recherche ont été réalisés sur ce fléau. Pour les besoins de la recherche, nous avons acheté ces produits proposés sur le marché illicite. Et on a remarqué que parfois, ils coûtaient même plus chers que ceux vendus en officine, parce que, vendu au détail, le produit impacte négativement sur la qualité. Il est conseillé de se rapprocher du pharmacien qui a des médicaments à moindre coût, de qualité et efficaces, que sont les génériques.