CETTE PANDÉMIE DONNE À RÉFLÉCHIR SUR LA PATHÉTIQUE FRAGILITÉ DE LA VIE
Du contexte sanitaire à la création littéraire nationale, en passant par l’émigration des jeunes, Ken Bugul, auteure du célèbre roman « Le baobab fou », répond sans détours dans cet entretien
Réinventer un monde réajusté et renforcer nos capacités de survie et de vie dans un environnement plus proche de la nature et de l’humain. Voilà, la recette de Ken Bugul face aux questions aactuelles. Elle pense que l’homme a toujours la capacité à surmonter les épreuves de la vie, à moins qu’il ne l’exploite par fatalité ou défaitisme. Du contexte sanitaire à la création littéraire nationale, en passant par l’émigration des jeunes, l’auteure du célèbre roman « Le baobab fou », âgée aujourd’hui de 73 ans, nous répond sans détours dans cet entretien.
En tant qu’écrivain, comment vivez-vous cette période de la pandémie Covid-19 ?
La pandémie a affecté tout le monde, écrivain ou non, dans son quotidien. Au début, j’étais un peu déstabilisée par rapport à mes activités programmées, planifiées, mais je me suis réorganisée assez rapidement pour une question de survie. Il fallait continuer à occuper la vie. J’avais un manuscrit à corriger, un nouveau livre sur lequel je travaillais et d’autres activités connexes, des retards de lecture d’ouvrages surtout de la nouvelle génération, et une réécoute des musiques urbaines. Cette pandémie m’a donné l’occasion de réfléchir sur la vie en général dans sa fragilité et sa précarité et de me repencher sur la mienne en particulier dans son optimisme linéaire naïf.
Pensez-vous que les Sénégalais s’en tirent mieux, par rapport à d’autres pays ?
Je ne sais pas ce qui se passe dans le monde en dehors des informations diffusées par les médias. Mais d’après ces mêmes médias, le Sénégal s’en sort assez bien depuis le début. Cependant avec la recrudescence connue ces temps-ci, il faut redoubler d’efforts à tous les niveaux. C’est une question de discipline individuelle pour le salut de tous. Il y a des gens qui ne croient pas à la pandémie, d’autres qui négligent les gestes barrières, d’autres qui s’en remettent à Dieu, en oubliant que Dieu Aime la discipline pour soi-même, pour et envers les autres. Les autorités doivent aussi penser aux circuits socio-culturels traditionnels pour informer et sensibiliser sur la pandémie, mais doivent en profiter pour renforcer les structures sanitaires existantes en les équipant surtout dans les régions et en milieu rural. Dans le Saloum où je suis née, nous avons des structures sanitaires qui ne sont que des bâtiments mais ne sont pas équipés en matériel et en personnel adéquats.
Cette situation, sanitaire, sociale et économique vous-a-t-elle inspiré un thème pour un livre ou non ?
Cette situation ne m’a pas encore inspiré un livre, car nous n’en sommes pas encore sortis. Il faut du recul pour mieux appréhender une situation. Des livres sont sortis à ce sujet, mais sur des spécificités liées à la pandémie, mais pas sur la pandémie elle-même, car elle sévit encore et le virus s’amuse à muter. Des conséquences psychologiques, sociales, économiques, cliniques, sont relevées et relatées, mais ne pas encore traités d’une manière exhaustive dans la littérature. Il y aura beaucoup de publications bientôt, que la pandémie perdure ou qu’elle disparaisse, ce que je souhaite et prie pour. Les réflexions auxquelles la pandémie me pousse au quotidien par rapport à ce que j’observe en moi et dans mon environnement, contribueront certainement à l’écriture d’un livre qui l’utilisera comme toile de fond, mais abordera des questionnements essentiels sur la vie, son sens, son essence, sa finalité et l’homme face à des forces incontrôlables et à sa capacité ou son incapacité à les surmonter, comme depuis les origines de l’humanité. Espérons que l’intelligence et l’utilisation de ses potentialités insoupçonnées mais énormes, pourront aider l’être humain à réinventer un monde réajusté, rééquilibré et renforceront ses capacités de survie et de vie dans un environnement plus proche de la nature et de l’humain.
Justement où en-êtes-vous dans la création littéraire ?
Je viens de terminer la correction d’un manuscrit. Actuellement je travaille sur un projet pour une chorégraphie et j’ai ressorti un manuscrit sur lequel je travaillais. J’ai aussi une pièce de théâtre que je dois dépoussiérer et la travailler. Je suis en permanence en train de travailler ou de penser à un projet. Avoir des projets, projette dans le temps, dans l’imaginaire, dans la créativité et amenuise les petits soucis encombrants et non inspirants du quotidien.
Ces derniers mois, l’on a noté des jeunes sénégalais périr dans l’océan à bord d’embarcations de fortune pour rallier l’Europe. Que pensez-vous de ce phénomène ?
Ce phénomène est récurrent et n’est pas prêt de s’arrêter. Il fait le buzz de temps à autre quand il y a beaucoup de morts en peu de temps. Tous les jours, des hommes, des femmes, des enfants sont en train de mourir ou de vivre dans des conditions inhumaines quelque part sur leur parcours vers l’ailleurs. Il ne s’agit plus d’un ciblage de l’Occident pensé comme un eldorado, mais c’est partir et partir n’importe où. Devoir partir, est le nœud de la problématique du phénomène. C’est sur cela que nous devons réfléchir et nous avons tous les éléments. Pourquoi vouloir partir? C’est légitime de vouloir partir. L’homme est fait pour bouger. L’homme doit bouger. Mais devoir partir et partir n’importe où, comme un suicide, il y a un problème.
Nous devons y réfléchir et y trouver les solutions qui existent. Il faut revoir le système pervers qui s’empare de notre société en la hiérarchisant, en la catégorisant, en les classifiant, à travers des valeurs matérialistes égoïstes et cupides imposées comme nouvelles échelles de valeurs. Où est la connaissance? Où est le savoir? Où est la culture? Où est le respect de la différence? Où est la justice? Où est le sens de la famille? Où est la solidarité séculaire? Où sont nos garde-fous socio-culturels traditionnels qui contribuaient à stabiliser, réguler, et à inculquer des valeurs intrinsèques et endogènes?
Le manuscrit que je viens de terminer en parle mais insiste dans le questionnement sur le motif plutôt que sur les faits en situant toutes les responsabilités.
Vous avez vécu en Europe. Pensez-vous que ces jeunes vont réellement trouver le mieux-être en Occident, l’eldorado ?
Ecoutez, je ne crois pas que l’Europe soit systématiquement visée actuellement. Sa proximité est une raison pour la choisir comme destination dans le «n’importe où». L’Europe est à quatorze ou quinze kilomètres du continent Africain. Du sud de l’Espagne, on peut voir les lumières des villes d’Afrique du Nord, la nuit, en temps clair. J’ai fait avec le grand écrivain congolais Henri Lopez, une rencontre avec des étudiants à Tarifa en Espagne et des étudiants marocains y avaient assisté en faisant une traversée de quatorze kilomètres. C’est une question de proximité. Ceux qui partent visent un espace Schengen tout proche qui leur permettra de se diriger vers d’autres pays. Nous ne parlons pas des autres itinéraires à travers la partie orientale du continent, le désert du Sinaï, vers la Turquie, etc. Il y a aussi les itinéraires plus compliqués à travers l’Amérique latine. Les migrants y rencontrent les mêmes souffrances et la mort. Il faut revoir le film de Moussa Sène Absa, Yole. Ceux qui partent ont connaissance et conscience des difficultés sur le parcours avec ces milliers de morts, hommes, femmes, enfants, des problèmes économiques dans beaucoup de pays d’Europe et d’ailleurs. Il y a aussi la montée du nationalisme, de l’extrême droite, des politiques d’immigration dures, les assassinats par des racistes, par la mafia, le mépris dont les migrants sont victimes en permanence. Les candidats à l’émigration sont au courant de tout cela, mais ils veulent quand même partir. C’est ce «devoir partir» qu’il faut analyser, comprendre et chercher et trouver des solutions. Malheureusement d’un côté comme de l’autre, il y a une méprise et un manque de vision. Les uns donnent des milliards pour freiner l’émigration clandestine, d’autres s’en fichent et n’utilisent pas judicieusement ces fonds alloués à cet effet où les utilisent à d’autres fins. Et pour les uns, les immigrés clandestins ou non contribuent d’une part à l’emploi au noir par des sociétés sans scrupules, et pour les autres ils servent de régulateurs socio-économiques et masquent les insuffisances dans la vision d’une prise en charge responsable des problèmes de chômage et de mal être des gens surtout des jeunes gens harcelés par la société, depuis la cellule familiale.
Vous êtes souvent invitée à des rencontres et salons de livres à travers le monde. Quels échos y avez-vous de la littérature sénégalaise ?
Le Sénégal figure en bonne place dans la littérature. Les noms d’auteurs sont connus, mais pas leurs ouvrages surtout pour les auteurs vivant et se faisant éditer au pays. Il y a un problème au niveau de la chaîne du livre par le manque de promotion, par une implication efficiente des autorités en charge du secteur, de l’auteur jusqu’au lecteur. Les auteurs ont des difficultés pour faire éditer leurs ouvrages, les éditeurs ont des difficultés pour éditer un livre qui nécessite des moyens, des correcteurs quand un livre est retenu pour publication, les techniques relatives à la fabrication d’un bel ouvrage, de bonnes imprimeries qui ont du bon matériel, la distribution, les libraires et un public de lecteurs qui fait défaut. Avant les programmes d’ajustement structurel qui ont été meurtriers avec la culture, surtout avec le livre, le secteur était subventionné. Mais bien que notre autorité de tutelle fasse de son mieux, il reste beaucoup à faire pour booster l’édition. Les mesures imposées par les Programmes d’ajustements structurels (Pas) n’ont pas été réactualisées et réajustés depuis quarante ans, à moins que nous soyons encore sous leur joug. Quand un livre n’est pas distribué, il n’est pas accessible.
C’est le problème pour les autres au Sénégal. Il y a des talents, mais la plupart sont brisés. C’est dommage. En dehors des auteurs qui vivent en Occident, concernant le Sénégal, on cite toujours l’ancienne génération. Alors qu’il y a de talents en herbe dont il faut faire la promotion en les soutenant par des lieux de résidence d’écriture et de création, des bourses et des aides à la création, par des rencontres avec d’autres auteurs, en soutenant la chaîne de fabrication et de diffusion du Livre. Les médias aussi y ont un rôle important à jouer. Il faut que le Cesti incorpore dans son curriculum une spécialisation en art et en culture. La Direction du Livre du Sénégal doit avoir plus de moyens pour faire avancer la littérature d’une manière efficiente et efficace. La littérature ce n’est pas dans la quantité, mais il faut de bons livres de qualité, bien édités, bien distribués. Pour aspirer à devenir un bon écrivain, il faut avoir beaucoup lu et continuer à lire. Il faut être cultivé pour écrire. Le reste c’est avoir le sens de la créativité en lâchant son imaginaire. La littérature ce n’est pas des histoires à raconter c’est l’art de les raconter. Il faut que les jeunes auteurs lisent, qu’ils se cultivent et travaillent un peu plus leurs manuscrits pour sortir des ouvrages de haute facture qui contribueront à peupler nos imaginaires et ceux du monde. Les éditeurs aussi doivent être plus exigeants sur les ouvrages qu’ils publient. Rendons grâces, car depuis quelques temps, de jeunes auteurs sont en train de relever les défis. Il fut les encourager et les soutenir. Le développement ne peut se faire sans le savoir, la connaissance et la culture dont la lecture inspirante et non des ouvrages de faits divers dont on se lasse très vite pour s’orienter vers des séries télévisées et autres novelas dont le niveau intellectuel n’est pas relevé et nous plonge dans des imaginaires aliénants.
Il nous faut rattraper le retard. Le Sénégal était connu comme un pays de grands écrivains et auteurs dramaturges, de grands poètes. Parmi eux, C. H. Kane, Malick Fall, Sembène Ousmane, Mariama Bâ, Aminata Sow Fall, Cheikh Ndao, B.B. Diop, C. Anta. Diop, A. Sadji, Ousmane Socé Diop, L. Senghor, Ibrahima Sall, Abdou Anta Kâ, A. Lamine Sall etc. Les nouvelles générations comme Fatou Diome, Khady Hane, Mariama Ndoye, Sokhna Benga, Felwine Sarr, et tant d’autres dont beaucoup de femmes qui essaient de porter haut le flambeau pour un renouveau de la littérature. Il faut des moyens et de la reconnaissance pour sortir la littérature du folklore et de la médiocrité.
A parcourant vos œuvres littéraires, le lecteur en apprend sur notre société, les rapports femmes-hommes, les traditions, etc. Cette société que vous évoquiez dans vos livres, a-t-elle changé de nos jours ?
La société n’a pas changé. C’est le système social qui a muté brutalement. Nous sommes dans la confusion totale. Nous avons besoin de nous ressaisir, de nous repenser, de nous réinventer. Nous sommes tous responsables. Il faut une vision et une approche endogènes dans tous les secteurs avec une ouverture au monde devenu un village planétaire. Il faut refonder notre système éducatif en recensant ses forces et ses faiblesses qui sont nombreuses. Le niveau baisse de plus en plus. Ce qui manque à notre système éducatif c’est la dimension de la culture qui laisse à désirer. Il y a des étudiants à l’université qui sont incapables de tenir un discours cohérent et fluide. C’est le cerveau qui est incohérent dans sa non maîtrise de ses langues maternelles qui se sont abâtardies, et cela affecte la maîtrise des langues étrangères dans lesquelles ils sont éduqués. Quand on ne maîtrise pas sa langue maternelle, il est difficile de maîtriser une autre langue. C’est cette confusion perturbante qui est en partie, la cause de notre acculturation et jette le flou dans notre quête d’identification et d’identité. Nous en perdons tout un héritage intellectuel, spirituel, un sens du discernement, une cosmogonie. Il faut que nous sortions rapidement de cette zone de confusion pour redevenir l’homme intégral auquel nous aspirons avec nostalgie pour certains, en développant toutes nos potentialités et sortir de la traîne de la dépendance mentale.
Au-delà de la littérature, quelles activités vous occupent maintenant à votre âge?
Je n’ai pas d’âge. Chaque matin, je suis un être tout neuf, prêt à vivre. Je peux parler du temps qui passe en blanchissant mes cheveux, en ridant ma peau, mais il n’affecte pas la vie qui se présente à moi à chaque instant. La vie n’a pas d’âge. Elle est l’instant. Aujourd’hui plus que jamais, je me sens naître chaque jour et je prends la vie à bras le corps et m’occupe à remplir chaque instant dans des actes et des actions utiles, qui ont du sens pour moi et pour ceux qui m’entourent dans mon quartier et partout. Je trouve la vie si excitante et je ne voudrais pas qu’une question de nombre d’années m’empêche de vivre chacun de ses instants. Je lis, j’échange avec les gens que je rencontre partout et n’importe où, je saisis tout bruit, tout son, tout vent. Je contemple la vie qui m’émeut. Je suis émue par la vie et par la création. Et j’aime les gens parce qu’eux aussi m’émeuvent, me touchent et me rapprochent de plus en plus de Dieu, donc de moi-même. Je rends grâce à cette Energie qui est la vie.
J’aime visiter les lieux de culte, faire le marché et la cuisine. Je mange essentiellement ce que je prépare moi-même. Dans mon prochain ouvrage, il y a une partie consacrée à la relation entre faire la cuisine et écrire un livre. C’est pareil. C’est de la création.