FASTES ET MISÈRES DE LA MIGRATION À LOUGA
L’histoire de ces aventures aux fortunes diverses, c’est aussi des joies, des drames, des ascensions sociales fulgurantes, des désillusions, de l’ingéniosité. Bref, des vies ont été construites ; d’autres ont été bouleversées
Dans les années 1980, le phénomène de la migration a couvert de « gloire » la terre de Louga où le contexte économique a poussé beaucoup de ses fils à aller voir « ailleurs » pour se fabriquer un destin enviable. Mais, l’histoire de ces aventures aux fortunes diverses, c’est aussi, hier comme aujourd’hui, des joies, des drames, des ascensions sociales fulgurantes, des désillusions, de l’ingéniosité. Bref, des vies ont été construites ; d’autres ont été bouleversées.
C’est au début des années 1970 que Louga a inauguré l’ère de la migration vers l’Europe. Une période coïncidant un peu avec la fin de la sécheresse des années 1960 qui a impacté les conditions de vie des populations. La migration en était une réponse pour ces dernières. Selon une étude réalisée par le Laboratoire Genre, Environnement, Religion et Migration (Gerim) de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, l’émigration trouve sa source dans le chômage, la crise du secteur agricole, le manque de terres cultivables, l’appauvrissement des sols, la désertification… « J’ai émigré en France en 1975 parce que l’agriculture ne marchait plus et on ne disposait d’aucune ressource pour vivre. Un ami m’a conseillé d’aller en France tenter l’aventure ; je suis allé à Marseille », confie Mandiaye Guèye, ancien émigré revenu au bercail. « Certains d’entre nous étaient engagés dans des usines pour jouer les seconds rôles certes, mais les salaires que nous percevions étaient supérieurs à ce qu’on gagnait au Sénégal », se rappelle-t-il.
En 1981, une circulaire du ministre français de l’Intérieur, Gaston Defferre, lors du premier septennat de François Mitterrand, assouplissait les conditions d’accès au titre de séjour. Une autre précisait les conditions de régularisation exceptionnelle instaurées en faveur des travailleurs clandestins et des autres immigrés en situation irrégulière. Les dispositions de la loi Bonnet étaient ensuite abrogées. On introduisait une série de garanties nouvelles pour les étrangers : l’expulsion ne peut être prononcée que si l’étranger a été condamné à une peine au moins égale à un an de prison ferme. C’était là une aubaine dont ont profité beaucoup de Lougatois.
Mitterrand, le bon « Samaritain »
« J’ai quitté Louga le 7 septembre 1974 pour aller en France. Je n’avais pas le choix car c’était difficile au Sénégal avec la sècheresse. On vendait à la sauvette. Les choses ont, quelques années plus tard, évolué positivement grâce au président français François Mitterrand arrivé au pouvoir en 1981. Il a accordé à tous les Sénégalais des permis de séjour d’une durée de 10 ans. Ce qui a permis à tous les émigrés de l’époque d’être embauchés dans des entreprises françaises avec un travail stable et bien rémunéré. Tous les émigrés partis en France à cette époque bénéficient d’une pension de retraite parce l’offre de séjour du Président Mitterrand nous a permis d’avoir de bons contrats de travail », renseigne Mansour Fall. Cela a eu le don d’aiguiser les appétits des jeunes restés au pays. La France, pays d’accueil le plus attrayant à l’époque, devient l’eldorado.
Ainsi est née la « deuxième génération de migrants » dans les années 1980 à Louga ; le flux de migrants le plus important selon les témoignages. Grâce à une chaîne de solidarité organisée dans les cercles familiaux ou d’amitié, les premiers de la « génération 80 » ont fait partir un nombre important de jeunes, dont beaucoup qui vivaient dans le désœuvrement. Alioune Ndiaye, 59 ans aujourd’hui, est un ancien émigré. « Informé » des opportunités d’emploi en France alors qu’il travaillait dans une boulangerie à Louga, il claque ses économies pour se payer un billet et s’envoler vers la France de ses rêves. « Je ne savais pas ce que j’allais trouver là-bas mais mes devanciers m’ont convaincu de les rejoindre en France qui offrait plus d’opportunités que le Sénégal. C’est pour cette raison que je suis parti et je ne l’ai pas regretté », soutient-il, heureux de son choix.
De migrants à convoyeurs
La migration à Louga, c’est aussi l’histoire d’un modus operandi rendant compte d’une chaîne de solidarité entre les migrants et les aspirants au voyage.
La migration des Lougatois vers l’Europe, particulièrement en France à l’époque, s’organisait à travers une chaîne bien huilée. Certains, habitués du trajet dès le début du phénomène, se sont mués en « convoyeurs ». Et trois options s’offraient aux candidats à l’émigration. Le « convoyeur » se chargeait de faire établir un passeport, trouver un visa de séjour et préfinançait, dans beaucoup de cas, le voyage du futur migrant. Dans ce cas, le candidat au voyage était accompagné par son « convoyeur » jusqu’à son arrivée au pays d’accueil. Sans moyen financier au départ, le remboursement des frais du voyage, à l’actif du migrant, se faisait selon un échéancier d’un commun accord entre les deux parties. « Je n’avais aucun sou quand j’ai voulu voyager. Mais on m’a mis en rapport avec quelqu’un qui s’est chargé de tout et m’a accompagné jusqu’à Paris. Nous étions tombés d’accord sur un montant de trois millions dont je me suis acquitté en plusieurs tranches », a confié Mara Fall, ancien émigré. La deuxième option consistait pour le candidat à s’accorder avec le facilitateur qui soit encaisse l’argent avant le départ, soit s’entend avec lui sur un paiement intégral dès son arrivée à destination. Dans les deux cas, c’est le « convoyeur » qui préfinançait. Et une fois arrivés à destination, ils sont accueillis par leurs frères ou des amis qui les acheminent chez eux le temps de démarrer leurs activités.
Avec la complicité des troupes artistiques
Les « convoyeurs », qui étaient au départ des migrants ayant régularisé leur séjour en Europe, avaient fini de faire de ce « trafic » un business florissant. O. Sall, émigré devenu convoyeur, en est un exemple typique : « J’ai aidé bien des jeunes à voyager et gagné beaucoup d’argent aussi. Je connaissais bien le circuit et n’avais aucune difficulté à avoir des visas à l’époque et j’en avais fait mon travail ». Dans le troisième cas, depuis les années 1980, la migration se faisait via les troupes artistiques. Un autre « business » opaque du phénomène sous le couvert des activités culturelles. Souvent invités pour participer à des festivals ou à des jumelages, des acteurs culturels en profitaient pour faire voyager des Lougatois. Ce sont des responsables qui intégraient dans leurs troupes invitées des candidats au voyage qui n’étaient en réalité que des « migrants clandestins ». Ces derniers se fondaient dans la nature dès qu’ils foulent le sol du pays d’accueil. Il y a aussi un autre modus operandi. Des artistes, invités pour faire des prestations en Europe (France, Belgique et Espagne), se fondent dans la nature à la fin des spectacles, au grand désarroi des organisateurs européens. Ces derniers ont fini, avec le temps, par se rendre compte que les troupes invitées étaient devenues des organisations « convoyeuses » d’émigrés clandestins.
Du Franc français pour frimer
Dans les années 1980, le retour d’un migrant (modou-modou) était un moment d’étalage de « luxe » pour beaucoup. Les vacances à Louga, surtout quand « ça caille de l’autre côté » en hiver, alimentaient les fantasmes et aiguisaient l’appétit de ceux restés au « bled ». Tout y était : le style vestimentaire, les rutilantes bagnoles, les belles maisons, les mariages célébrés en grande pompe… « Quand j’ai vu des gens de mon quartier revenus de France construire leur maison et conduire de belles voitures, j’ai abandonné mon atelier et quitté le pays pour tenter ma chance. En deux ans, j’ai pu construire ma maison et amélioré les conditions de vie de ma famille », se réjouit Mbaye Sène, menuisier de profession. Plusieurs parents n’hésitaient pas à vendre leurs biens pour faire voyager leurs enfants comme le confirme Astou Diop Mbodj : « Quand j’ai vu ce que les émigrés faisaient pour leurs familles, j’ai vendu mes bijoux pour faire voyager mon fils. Je ne l’ai pas regretté car il a beaucoup amélioré notre cadre de vie ». La concurrence entre les familles qui s’épiaient et la figure du migrant adulé se pavanant dans les rues de Louga avec ses goûts de « luxe » et ses francs français excitaient les envies d’un ailleurs « prospère ». Les années 1980 furent les moments fastes des émigrés.
Les femmes, la « troisième vague »
Si, à ses débuts jusqu’aux années 1980, l’émigration vers l’Europe était exclusivement le fait des hommes, les femmes ont commencé à migrer vers l’Europe à partir de 1985. Certains Lougatois établis en Europe ayant bénéficié de la régularisation de leur séjour ont emmené leurs épouses auprès d’eux. Une option motivée à la fois par le « rapprochement conjugal », mais surtout par des opportunités de travail qui s’offraient à elles. À l’instar des hommes, leurs premières vacances au Sénégal ont éveillé des désirs de voyage chez les Lougatoises. C’est ainsi qu’aidées par leurs maris, elles ont réussi à rallier la France, l’Italie ou l’Espagne. Et comme par effet de contamination, les femmes ont commencé à migrer. Ainsi est née « la troisième vague » de migrants qui a rallié l’Europe avec les mêmes procédés que les hommes à la différence qu’avec les femmes, les voyages se faisaient via les troupes artistiques. N. D. Dieng, émigrée établie en Espagne, raconte le mode opératoire : « Je suis arrivée en Espagne depuis 1994 avec une troupe invitée à un festival. Je m’étais préparée pour rester à la fin des prestations et j’ai pu bénéficier plus tard d’une carte de séjour qui m’a permis de trouver un travail et depuis lors je suis employée dans une usine. Nous sommes nombreuses à être en Espagne et presque toutes les femmes sont venues par les troupes artistiques ». Sa compatriote T. Bâ, qui vit dans la même ville, renchérit : « C’est en 1993 que je suis arrivée en Espagne via une troupe théâtrale. J’ai pu avoir des papiers et, par la grâce de Dieu, je parviens à assister ma famille restée à Louga ». Pourtant, renseigne Khar Yalla Diop établie en Espagne depuis plus de 30 ans, il y a des femmes émigrées sans papier qui opèrent dans les salons de coiffure ou dans les exploitations agricoles. « Certaines d’entre elles sont obligées de travailler dans le noir avec le risque d’être expulsées ».
La phobie du retour
Bien des migrants rechignent à rentrer quand ils tardent à rencontrer la fortune dans leur aventure, au grand dam de leurs familles restées au pays.
Les sans-papiers vivent quotidiennement la psychose d’un rapatriement au pays même si en Espagne les services de contrôles sont moins regardants qu’ailleurs. C’est tout le contraire en France et en Italie où les contrôles stricts rendent la vie des « sans-papiers » extrêmement difficile. C’est ce qui explique que beaucoup prolongent leur séjour indéfiniment en Europe pour n’avoir pas réalisé leurs objectifs : revenir en s’entourant de tout un faste. « Certains, habités par une gêne de rentrer au pays sans argent, finissent par s’éterniser en Europe pendant que d’autres refusent tout bonnement de rentrer, laissant leurs familles dans le désarroi », révèle Moustapha Sylla, émigré « sans papier » définitivement rentré au Sénégal en 2000. « Lorsque je partais en Italie, je croyais que les choses n’allaient pas être aussi dures. Je n’ai pas eu de papier de séjour et la vie que je devais mener là-bas n’en valait pas la peine. J’ai choisi de rentrer à Louga après deux ans et de reprendre à zéro mes affaires. Rester en Europe sans carte de séjour est un suicide », estime M. Sylla.
Les épouses des « sans-papiers », du fait de la précarité de ces derniers en Europe, vivent souvent des moments difficiles dans leurs foyers. Vivant pour la plupart dans les maisons familiales et soumises à l’autorité de la belle-mère, elles reviennent très vite de leurs illusions. « Au début, mon mari me prenait totalement en charge et je ne manquais de rien. La situation s’est malheureusement petit à petit dégradée. Le peu qu’il envoyait était destiné à sa mère. Je dois assumer mon choix même si mon mari est absent pour je ne sais combien de temps encore », se désole F. Diallo, épouse d’un émigré.
La galère des épouses
Sall, elle, a pris son destin en main : « Je suis ancienne femme d’émigré. Mais, depuis huit ans, mon mari n’est pas revenu parce qu’il n’a pas les papiers nécessaires pour faire la navette. Je ne pouvais plus supporter cette situation et nous avons divorcé par consentement mutuel ». A. N’Diaye, quant à elle, dit vivre un calvaire pour n’avoir toujours pas vu son mari dont le mariage a été célébré au moment où ce dernier était déjà en Italie : « Nous avions un projet de mariage avant qu’il ne parte en Europe. C’est quelques mois après que le mariage a été célébré et, depuis 12 ans, il n’est pas revenu même s’il appelle régulièrement et fait des envois d’argent par moment. J’ai demandé le divorce, mais il ne veut pas me libérer ; et, compte tenu des liens entre nos deux familles, je me suis résignée à attendre mais, pour dire vrai, je n’en peux plus, l’attente est longue ». La migration, c’est l’aspiration à un mieux-être mais aussi beaucoup de sacrifices difficilement supportables.
L’équation de la réinsertion
Le séjour des « modou-modou » a un impact réel sur les flux financiers entrants à Louga. Mais les transferts d’argent vers le Sénégal se faisaient depuis ses débuts par des « réseaux informels » ; ce qui a toujours rendu difficile la production de statistiques fiables. Pour Maguette Diouf, administrateur de la Maison du Développement local de Louga, 75% des transferts d’argent des émigrés sont réinvestis dans l’immobilier et dans la consommation courante des ménages. Or, renseigne-t-il, la capacité d’épargne des émigrés de Louga est au-dessus de la moyenne nationale (26%), d’où la nécessité d’inverser la courbe et d’orienter l’investissement vers des secteurs productifs. C’est pour cette raison que la Maison du Développement local, dans son rôle de « conseil, orientation et accompagnement », a posé des actes allant dans le sens d’assurer « un retour sécurisé des émigrés ». Des actes s’articulant autour du secteur agricole surtout avec des mécanismes efficaces et générateurs de revenus qui « contribuent à la lutte contre la pauvreté ».
Toutefois, assure l’administrateur, ce sont les « collectivités territoriales qui n’affichent pas une volonté réelle d’accompagner le processus d’intégration et d’encadrement des émigrés qui ont une forte capacité d’épargne et aspirent au retour ». Pourtant, au niveau national, le Bureau d’accompagnement et d’orientation des Sénégalais de l’extérieur (Baos) est aussi une structure d’encadrement tout comme la Plateforme « Diaspora région de Louga : Une nouvelle vision de l’émigration » mise en place par des ressortissants de la capitale du Ndiambour qui envisagent, en collaboration avec les services techniques de l’État, d’élaborer des projets pour assurer aux émigrés un retour sécurisant. Inspirée par la crise liée à la Covid-19, la plateforme, qui compte 300 membres, est la dernière née des associations d’émigrés lougatois. Son objectif, selon Djily Keinde qui en est le vice-président, est « d’aider les émigrés à s’insérer dans le tissu économique local ».