ÎLE DE SIPO : LA REINE EST MORTE, VIVE LE ROI
Tandis que des habitants de Toubacouta et des piroguiers perdent relativement la passion qui les menait à l’île, déçus de n’y plus y trouver la « merveilleuse » reine-mère, son fils et successeur tente d’insuffler à Sippo de nouvelles énergies
La célèbre Reine de Sippo, Fatou Mané, est morte en avril 2022. Avec son décès, à plus de cent ans, elle a emporté une bonne part du supplément d’âme qui distinguait l’île de Sippo. Tandis que des habitants de Toubacouta et même des piroguiers perdent relativement la passion qui les menait systématiquement à l’île, déçus de n’y plus y trouver la « merveilleuse » reine-mère, son fils et successeur tente d’insuffler à Sippo de nouvelles énergies. Avec un esprit décalé et une approche différente, il veut remodeler la couronne avec des attentions plus ambitieuses.
On navigue moins d’une trentaine de minutes avant que le bateau ne fasse une embardée à tribord. Elle se dirige vers une île qui ressemble, de loin, à un tas de buis. Les monticules de sable près de la plage et l’abondante flore noyant les cases sont une nuance à la série quasi interminable de mangroves. Sippo (ou Sippo Moussa, moins de 100 habitants) se découvre sous un tableau pittoresque. Des barques stationnées sur la berge servent d’aire de jeux à des gamins bouillants qui s’éclipsent quand notre pirogue approche la plage. Pieds à terre, nous remarquons un village calme. Même les ânes, attachés derrière la clôture des premières habitations de l’île, broutent en silence. Dans le périmètre, on aperçoit le toit vert d’une bâtisse.
Il se distingue parce qu’il est le bâtiment le plus imposant de cette position. Il s’impose aussi dans la concession majoritairement composée de cases en paille et claies de bambou. Il s’impose surtout simplement parce que c’est quelque peu le palais royal. Sous son ombre, le nouveau roi de Sippo tente une posture majestueuse. Deux seuls symboles apparents dévoilent la royauté de Issa Touré. Le trône en osier gondolé avec un coussin cuir, et un fusil enfilé d’un tissu rouge défraîchi accroché en décor mural au-dessus de sa tête. Il s’y installe dans une aise dégagée, roulant avec panache une feuille de tabac. Sa cour royale n’est à cet instant constituée que d’un tout jeune enfant. Il nous reçoit tout de même avec honneur et une grande bonhomie.
Ce « palais » a été inauguré en 2021 et dénommé « Espace d’accueil de la reine de Sippo » par l’Association Pensées d’ailleurs, le Collectif des acteurs du tourisme et l’Agence sénégalaise de la promotion touristique (Aspt). Comme ce bâtiment, presque tout ici rappelle la mémoire d’une figure. Même cette douce quiétude dans l’île manque d’être totalement belle à cause de sa tristesse. En effet, la berge, cette concession et l’île s’animaient mieux qu’avec nos salutations, les gazouillis des oiseaux, des coups de pilons et le papotage de deux femmes dans la cour commune. L’énergie des lieux a changé depuis le 12 avril 2022. Cette date marque la mort de celle qui a pourvu ce village insulaire d’une identité et d’une notoriété : la Reine de Sippo. Fatou Mané (de son vrai nom) était une véritable attraction.
Au-delà de ses dons de guérisseuse et de prêtresse, elle pétillait de son humour singulier et de sa bienveillance qui rendait grâce à l’emblématique Téranga sénégalaise. Avec son décès, nombreux sont ceux qui pensent à Toubacouta « que ce n’est plus trop intéressant d’aller à Sippo ». Ces mots sont de Pa Bathie Ndiaye, un antiquaire établi pas bien loin de l’embarcadère et qui avait ses habitudes et des profits conséquents du vivant de la reine de Sippo. Pour lui, cela n’avait rien à voir avec ses dons ou consultations mystiques, « mais sa magnanimité et les formidables ondes qu’elle partageait rien qu’avec son sourire ». Aujourd’hui, le nouveau roi Issa Touré, fils de la défunte reine-mère, travaille à donner une nouvelle étoile et une nouvelle dynamique à Sippo. À sa manière.
Le nouveau roi et son parcours d’homme doué
Le nouveau Roi de Sippo a, on dirait, le malin plaisir de se jouer de son monde. C’est la veille que nous le rencontrons, une première fois, sur l’embarcadère de Toubacouta. Issa Touré se montre très taquin et paternel. Le souverain parle paraboliquement de la vie et pas du tout de sa couronne. Il honore même pendant un bon moment la mémoire de sa mère, la défunte reine de Sippo, à qui il attribue tous les nobles comportements.
Le lendemain, tout en gardant sa gentille courtoisie, nous trouvons le mastodonte de 69 ans dans une tenue toute dépenaillée et une décontraction étonnante. Sa corpulence et son air malicieux trahissent une époque où il était, selon son propre témoignage, « un garçon méchamment turbulent ». Il raconte qu’il avait une fois incendié la case d’une famille contre laquelle il s’était disputé. « Mais avec l’âge et les responsabilités, je me suis assagi », s’amende le roi.
Issa Touré jouit de deux héritages royaux, nobles et de secrets occultes. Ce qui lui confère un pouvoir et un statut rares. C’est dans la forêt de Sippo qu’il a premièrement été initié aux sciences occultes et aux secrets de la nature par son oncle paternel, animiste reconnu venu du Mali. « Après un moment d’exercice, mon père, Moussa, a eu peur que je devienne mécréant. Il a dit à son petit frère de rentrer et m’a fait apprendre le Coran », se souvient le roi de Sippo, prompt à réciter des versets coraniques dans ses conversations. Un de ses oncles maternels, Bakar Mané, l’initiait également aux sciences mystiques. Issa Touré nous raconte qu’il était adolescent quand cet oncle lui ordonna d’attraper un gros python qu’ils avaient croisé en pleine forêt. « Quand j’ai refusé, il m’a braqué son fusil et m’a demandé de choisir entre ma mort ou celle du serpent. J’ai finalement saisi le serpent qui s’est montré très docile entre mes mains », relate Issa Touré dans un wolof très laborieux et son parler chantonnant. Il a aussi totalement guéri un de ses neveux, Ousmane, qui était devenu aveugle. Pour cette prouesse, il était allé puiser dans les connaissances des mânes de Guinée Bissau.
Parmi les légendes qui font la notoriété de la défunte reine de Sippo, il y a son enlèvement par les djinns durant sept années. « L’année même de son retour, ces mêmes esprits m’ont possédé en vue de me kidnapper. Mais mon père a dit qu’il ne pouvait tolérer cela car j’étais son seul garçon. Il est parti au Mali et à son retour j’étais guéri tout en gardant certaines choses », sourit Issa Touré. Ce dernier assure aussi qu’il est autant nourri à la mamelle de certaines sciences ésotériques de l’islam. Malgré toutes ces aptitudes mystiques, en plus d’être le fils unique de sa mère, le nouveau roi ne s’était pas aussitôt proposé à la succession de la royauté de sa mère. Le parcours au trône a été d’aventure.
Une succession phénoménale
Quelques jours après le décès de la reine de Sippo, sa famille a organisé une réunion pour la succession. Selon Issa Touré, même les esprits « dialang » en Guinée Bissau opèrent de là-bas pour désigner l’héritier du trône et sacrifier tout usurpateur. Durant cette fameuse réunion, tous les sept enfants de Fatou Mané (Issa et ses six sœurs) se sont mis devant une calebasse remplie d’eau, dans la chambre mortuaire. En face du récipient, il y avait du cola rouge. « On a proposé aux prétendants de plonger la main droite dans la calebasse et de croquer ensuite la noix de cola », relate Issa Touré, qui lâche un vigoureux soupir et se mordille la lèvre en s’en rappelant. Une de ses sœurs, Aminata, pleine d’aplomb, a plongé sa main. Leur aînée Mariama lui a demandé devant toute l’assistance si elle était vraiment sûre d’adosser cette charge. « Oui », avait-elle assuré. Seulement, trois mois plus tard, elle se plaignait de trop souffrir et ne plus dormir. « L’aînée a convoqué une autre réunion et sans trop de formalités elles se sont toutes mises d’accord que j’étais l’héritier légitime du trône. Ça s’est d’ailleurs décidé sans ma présence. Puis les autorités administratives, dans leur bonne volonté, ont dit qu’elles voulaient me faire subir une formation pour mieux assurer la charge royale à laquelle elles voulaient un cachet plus institutionnel. J’ai dit à ces gens que je serais d’accord s’ils acceptent de former également les djinns qui vont m’accompagner dans ma tâche. Ils se sont rétractés », raconte-t-il dans une singulière ironie. Il nous apprend aussi que le Ministère du Tourisme a envoyé aussi à deux reprises des missions pour proposer des orientations. « Ils estiment que ma manière de faire diffère grandement d’avec celle de ma défunte mère. J’ai dit que c’est effectivement le cas parce que je dirige autant l’héritage maternel que celui paternel, en plus de convictions que j’entends servir », assume le roi.
Roi, et prophétie
« Elle était une guérisseuse et une prêtresse. Moi, je peux initier, donner des bains purificateurs et utiliser le Coran pour des prières bienfaisantes. Ma mère ignorait ces trois choses. Pour certains cas que je reçois, j’entre dans la forêt et fais appel à ma connaissance de la nature. J’indique ensuite des aumônes à faire, une conduite à tenir ou produis des décoctions. L’un dans l’autre, dès que je finis, ces esprits quittent le corps malade ou meurent un par un. C’est une guerre, retenez bien. Avant de les attaquer, il faut être très doué de connaissances », avertit Issa Touré. Il dit avoir hérité beaucoup de sciences de son père, Moussa. « De lui, j’ai appris et me débrouille plutôt bien dans la guérison de l’impuissance sexuelle. J’ai pris aussi de ma mère la science pour guérir les fausses couches et la stérilité. Nous sommes croyants avant tout. Nous sommes bien conscients que c’est Dieu que nous prions qui exauce nos oraisons », confesse le souverain.
De sa maman, il a aussi pris l’humanisme. Issa Touré considère que s’enrichir ne doit aucunement être une ambition. « Nos ancêtres prêtres échangeaient leur service contre un gibier que les parents du patient ou le solliciteur lui-même allaient chasser. Cependant, les temps ont beaucoup changé, les méthodes avec. Maintenant, on réclame une chèvre ou son équivalent en argent. Il arrive que nous ayons des patients vraiment démunis. Dans ces situations, on fait œuvre humanitaire. D’ailleurs si tu demandes plus qu’il n’en faut, les esprits se retournent contre toi le guérisseur », explique le gardien du temple.
Cependant, Issa Touré confesse que son véritable objectif est de contribuer à une nouvelle « négritude ». À l’en croire, c’est à 23 ans déjà qu’il avait prédit la découverte du pétrole dans nos sous-sols. Le roi Issa avoue que sa vie a bien changé depuis son accession au trône. Mais il dit quand même n’en rien regretter en pensant au rôle qu’il peut avoir dans l’éducation du peuple. Une mission dont il parle abondamment sans toutefois dire avec précision comment la mener.