VIDEOMULTIPLE PHOTOSJEUX ET JOUETS DE CHEZ NOUS : QUAND LES ENTREPRENEURES JOUENT DANS LA COUR DES GRANDS
L’industrie du jouet et des jeux a longtemps été dominée par Mattel- Les Sénégalais changent les règles du jeu en proposant des articles qui nous ressemblent.
L’industrie du jouet et des jeux a longtemps été dominée par Mattel, une entreprise américaine connue pour son célèbre jeu Scrabble Mattel ou encore ses poupées Barbie et Ken. Mais, depuis quelques années, ça ne joue plus ! Les Sénégalais changent les règles du jeu en proposant des articles qui nous ressemblent.
Marième Pouye a grandi en jouant avec des poupées barbies, cadeaux de sa mère. Ces figurines habillées en roses, aux yeux bleus et aux cheveux lisses ont longtemps tenu compagnie la jeune femme. Elle s’amusait à les coiffer et à les habiller à sa guise en compagnie de ses amies. Ces «Domu toubab» (poupées de blancs) ont pris une place de choix dans la vie de la jouvencelle. «Je voulais les ressembler. Mais avec le temps, je me suis rendue compte que cela n’était pas possible », témoigne l’enseignante remontant dans ses souvenirs. Aujourd’hui, elle a dépassé l’âge de jouer à la poupée. Mais la maman d’une petite fille veut changer les règles du jeu. Pour Marieme Pouye, il est important que son enfant joue avec des jouets qui reflètent notre réalité. «Je lui ai acheté des dinettes avec de petites marmites, des fourneaux afin qu’elle se familiarise le plus avec sa culture », affirme-t-elle.
«Les jeux de chez nous sont absolument nécessaires pour leur développement», soutient Awa Seck, designer. La maman de deux enfants initie ses enfants au wure, jeu de stratégie composé d’un long plateau de bois de 2 rangées de 6 trous avec de petites billes en guise de pions. Une façon pour elle de mieux faire connaitre ce jeu bien de chez nous.
Fatoumata Kane et Awa Diop sont également mères de famille. A travers la toile et le bouche à oreille, elles ont connu Alyfa, une boutique sénégalaise de jouets. Entrepreneure dans le domaine de l’enfance et maman d’une fille, Awa Diop reconnait qu’il est important que sa fille connaisse sa culture et d’où elle vient. «Ces jouets stimulent sa créativité, sa confiance en soi en plus de lui apprendre sa culture», affirme-t-elle. Fatoumata Kane est également du même avis. La maman de trois enfants affirme qu’il est important pour ses bambins de mieux connaitre leur pays à travers les puzzles, poupées et cartes géographiques.
Les mamans «superwoman» des jeux et des jouets
Alyfa toys est le cadre idéal pour retomber en enfance. La boutique de jouets située à la Cité Biagui sur la route de l’aéroport est propice pour réveiller l’âme d’enfant des plus sceptiques. D’entrée de jeu. La panoplie de jeux disposés sur des étagères attire l’attention. Le visiteur est plongé dans un autre univers où se mêle innocence et insouciance. Sur des étagères sont soigneusement rangés des livres pour enfant revenant sur l’histoire du Sénégal, des jeux de société, des cars rapides en miniature, des figurines de lutteurs, des puzzles ‘ndoumbelane’… Trois étagères plus loin, c’est le coin « girly» avec des poupées aux coiffures afro et aux tenues inspirées des tissus africains et des dinettes africaines. Les autres étagères sont remplies de têtes à coiffer avec des peignes, chouchous….
Alyfa Toys offre ainsi une panoplie de jouets de chez nous depuis 2015 avec des prix variant entre 5.000FCfa et 25.000FCfa. «J’ai mûri l’idée en 2013 en pleine grossesse. Je voulais absolument des jouets représentatifs de son environnement», a fait savoir Racky Daffé. C’est de là qu’est née Alyfa Toys. L’entrepreneure commence avec la confection de figurines de lutteurs sénégalais. «Je voudrais vraiment que l’enfant puisse avoir un outil où il peut se voir et le jeu est le meilleur moyen de faire passer des messages », soutient la mère de deux enfants. Cette dernière travaille entre le Sénégal et l’étranger pour tout ce qui est fabrication.
L’histoire de Ndèye Awa Gaye est semblable à quelques différences près à celle de Racky Daffé. « La marque l’abeille rose est née deux ans après la naissance de ma fille. J’ai été inspirée par le besoin de créer des jouets représentant la diversité pour les enfants », informe Ndèye Awa Gaye.
L’entrepreneure explique que ce projet est aussi né de sa propre expérience en tant que maman confrontée au manque de jouets reflétant la diversité ethnique et culturelle. « Le jouet est bien plus qu’un simple divertissement. C’est un outil d’apprentissage qui peut permettre à façonner la perception de soi et les standards de beauté de nos enfants », soutient-elle. Malgré cette « lutte sans merci pour la diversité », l’entrepreneure se heurte à de nombreux défis. A l’en croire, la plus grande difficulté est de trouver des fabricants locaux capables de produire les jouets selon nos spécifications. La marque propose des imagiers Wolof/Français et des poupées noires pour plus de diversité.
Les poupées, ces reflets identitaires
La célèbre poupée «Barbie», apparue dans les années 60, a connu un succès fulgurant et continue de faire parler d’elle d’années en années. La preuve, le film éponyme, réalisé par Greta Gerwing, sorti en juillet 2023, a battu tous les records. Après seulement 17 jours en salle, il a atteint la barre du milliard de dollars de recettes au box-office mondial. Le Sénégal n’en est pas encore là. Mais les entrepreneurs ont décidé d’entrer dans le jeu.
Un enfant noir assis à une table est face à quatre poupées. Deux de ces figurines ont la peau brune et les cheveux noirs, tandis que les deux autres sont blanches aux cheveux blonds. Le psychologue pose alors une série de questions à l’enfant, chacune visant à comprendre ses préférences et perceptions. Une majorité d’entre eux choisissent les poupées blanches. 67 % préfèrent jouer avec la poupée blanche, 59 % la trouvent «sympa », tandis que seulement 17 % pensent que la poupée blanche avait mauvaise mine. À l’inverse, 59 % des enfants qualifient la poupée brune de «moche». Ce sont là les résultats du «test des poupées» du couple de psychologues noirs, Mamie et Kenneth Clark réalisé en 1954 pour combattre les préjugés raciaux chez les enfants. Cela suffit pour faire tilt chez Rokhaya Diop, fondatrice de la marque Urbidolls.
« Le nom est la contraction de ‘Urbi (princesse en égyptien) et dolls (poupées en anglais). Les Urbidolls sont des poupées noires et métisses avec des cheveux aux textures variées », a expliqué Rokhaya Diop. Ses poupées ont la particularité d’avoir des couleurs de peau différentes, des textures de cheveux variées comprenant des boucles, des frisettes et des cheveux crépus. Elles sont vêtues de manière très tendance, avec des tenues en wax, en bogolan, en bazin, etc. Une manière pour l’entrepreneur basée en France «d’apporter plus de diversité dans le monde des jouets ».
Une poupée habillée en grand boubou jaune avec un ‘moussor ‘ bien attaché, une poupée habillée en wax tenant une calebasse ou encore portant son enfant sur le dos sont, entre autres, les articles signatures de Fabinta Lo. La fondatrice de ‘Keurdomusagar ‘ou la maison des poupées africaines veut également jouer sa partition. Professeur d’espagnol à la retraite, elle s’est reconvertie en fabricante de poupées africaines noires en chiffons. Ces poupées de chiffons aux grands yeux sont le résultat d’un savoir-faire appris en Italie en 2006. De retour au bercail, Fabinta Lo crée cet univers axé sur les poupées avec des thèmes qui renvoient à la culture sénégalaise. Elles sont destinées aux petites filles et surtout leur rapport avec leur identité. Du ‘domu tubab’ (poupées de blancs) ou du ‘domu sagar’ (poupée en chiffons), faites vos jeux !
«Ndatte Yalla» ou encore «Aline Sitoe » sont les noms attribués à ces poupées. Elles sont livrées avec des fiches explicatives. Les prix varient selon les tailles. Les grandes qui mesurent un mètre peuvent coûter 75.000FCfa .Les poupées déco de presque 50 cm coutent 15.000FCfa et les jouets sans le fil de fer entre 12.500 et 15000FCfa. «Notre objectif est d’inculquer à nos enfants la bravoure, l’abnégation que l’on retrouvait chez ces vaillantes femmes et aussi l’estime de soi», a fait savoir Fabinta Lo tout en soulignant le rôle des parents dans ce sens. «Ils ont leur rôle à jouer dans la construction identitaire des enfants car tout commence à ce stade. Il est important que les enfants se retrouvent dans ces poupées», estime-t-elle.
«Je pense que tout commence quand on est jeune et l’univers des jouets a aussitôt fait tilt. Car le manque de diversité est flagrant», regrette à son tour Rokhaya Diop. Cette maman de deux enfants soutient qu’il est important que les enfants noirs s’identifient lorsqu’ils lisent des livres, qu’ils jouent ou regardent la télévision. « La représentation est d’une grande importance car elle façonne notre identité et notre futur», relève la fondatrice de Urbidolls. La marque crée en 2018 est destinée aux enfants de 3 ans et plus. « La beauté de mes poupées joue un rôle important dans le développement de l’estime de soi des enfants», dit-elle d’un tantinet fière. L’entrepreneure ajoute qu’il est primordial que les enfants se persuadent qu’ils ont la capacité de devenir ce qu’ils souhaitent! Astronaute, médecin, ingénieur et pour cela ils sont besoin de rêver.
Urbidolls est «un moule exclusif » et réalisé par la fondatrice. Le dessin du visage, sa sculpture et sa fabrication ont été effectuées en Espagne. Cependant la marque de jouets collabore avec un atelier à Dakar pour la création des vêtements.
« Nous avons pour objectif de poursuivre le développement en Afrique, tandis qu’en Europe, nous nous efforçons de faire en sorte que nos poupées soient implantées dans tous les pays », ambitionne Rokhaya Diop. Une manière de montrer que les Sénégalais ont également leur rôle à jouer dans ce rendez-vous du donner et du recevoir.
Waalo, le premier jeu de société inspiré de notre histoire
Waalo est le tout premier jeu de société édité sous la marque «Les jeux du Sénégal ».Conçu par Yambaye Marieme Seck, c’est un jeu asymétrique dans lequel chaque joueur a une mission qui lui est propre. Le premier à accomplir sa mission remporte la partie! Tous les coups (ou presque) sont permis : attaquer, acheter, vendre, troquer, négocier, trahir, bluffer etc. Il est composé de cartes, de dés et de jetons. « Waalo est un jeu de société qui revisite l’esclavage et les péripéties des débuts de la traite négrière », a fait savoir Yambaye Marieme Seck.
Diplômée de l’Institut Supérieur d’Interprétation et de Traduction (ISIT), Yambaye Marieme Seck choisit de rentrer au Sénégal en 2013 et de filialiser son entreprise de traduction, Linguaspirit, dont elle est la fondatrice et directrice. Passionnée des enfants et de lecture, elle fonde BD passion Dakar, une bibliothèque jeunesse. Elle conçoit également « Waalo » qui permet de « revisiter notre histoire et notre culture et est un excellent moyen de promouvoir notre patrimoine culturel sénégalais et de le faire découvrir » à travers les jeux du Sénégal. « Les Jeux du Sénégal, comme son nom l’indique édite des jeux 100 % sénégalais. Nous proposons une gamme de jeux éducatifs, ludiques et graphiques, une véritable alternative face aux jeux venus d’ailleurs », a fait savoir la fondatrice.
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Tatiana Mbengue, sociologue chercheure
« Il s’est ressenti un besoin d’adaptation aux contextes culturels variés de la part de nos concepteurs locaux »
«Le milieu détermine l’individu», dit-on. Les jouets et jeux déterminent également l’individu …de demain. Ils participent à la construction de l’enfant car ils jouent sur la perception identitaire. C’est ce qu’explique Dr Tatiana Mbengue, sociologue-chercheure à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis.
-Quel impact peut avoir les jouets dans la construction sociale de l’enfant ?
Au cours de la socialisation primaire, l’enfant acquiert un rôle social en vue d’intégrer la société face aux attentes de cette dernière et de devenir pleinement un acteur social. Ce processus d’intériorisation des normes et valeurs devant permettre à l’enfant de vivre en société et de créer des liens sociaux au risque de passer pour un marginal, se fait par le biais de trois canaux : l’injonction, l’imitation (des adultes y compris les parents, des amis), et l’interaction. Et pour multiplier et diversifier les interactions sociales, l’enfant peut se servir des jouets/ jeux pour construire son identité. Ainsi, le jouet participe pleinement de cette socialisation. Quel que soit le milieu social, les jouets jouent un rôle important dans le développement social de l’enfant et ce, dès les premiers âges.
Pour vous donner un exemple, à l’aide des jeux de société, l’enfant apprend à gérer les conflits, à respecter les règles, à faire preuve de patience dans l’attente de son tour, à se familiariser avec l’empathie, la collaboration, la créativité, et à gérer sa frustration en cas de défaite etc. ; des valeurs indispensables devant permettre à l’enfant de se maintenir dans son groupe social d’appartenance. En somme, les jouets comme outils de socialisation, aident l’enfant à développer ses compétences sociales.
Aussi, les jeux de l’enfance peuvent avoir une influence sur la vie d’adulte. Dans le jeu, il se donne à voir, le métier que l’enfant pourrait embrasser plus tard. A titre d’illustration, certains enfants qui aimaient jouer à la maitresse ou au soignant le sont devenus à l’âge adulte faisant ainsi intervenir la loi de l’imitation de TARDE rappelant ainsi que les expériences dans le jeu sont des apprentissages de la vie d’adulte. Ceci démontre la pertinence de la confection de jouets liés au métier. Les jouets respectent également la logique de la socialisation différenciée entre le garçon et la fille.
Pouvons-nous donc dire que le choix du jouet/ jeu est important ?
L’impact n’est pas toujours positif sur le développement de l’enfant si la vigilance des adultes n’est pas de mise. Voir l’enfant jouer continuellement seul n’est pas sans danger, car il lui faut nécessairement une interaction avec les autres quand bien même certains jeux peuvent se jouer seul. Un autre danger à ne pas occulter reste le type de jouets qui est mis à sa disposition contribuant à la banalisation de la violence chez l’enfant. Sous un autre registre, d’aucuns estiment que les jouets reconduisent ainsi les stéréotypes de genre, qui pourraient conduire à la reproduction de certaines inégalités sociales. Il s’agira donc d’opérer un choix éclairé lors de son acquisition. L’utilité sociale du jouet est qu’il participe de l’assimilation des règles de vie en société car le jeu est pleinement une activité sociale du fait des interactions notées au cours de son déroulement.
Cette utilité sociale a justement fait naitre chez des entrepreneures un désir de transmission. Quelle appréciation sociologique faites-vous de cela ?
Il s’agit d’un processus de déconstruction-reconstruction qui est enclenché. Parce que le jouet est loin d’être un objet neutre, il s’est ressenti un besoin d’adaptation aux contextes culturels variés de la part de nos concepteurs locaux. Au-delà du divertissement, il y a toute une charge symbolique. Prenons le cas des poupées, nous pouvons mettre en lumière le phénomène des « black dolls » ou poupées noires habillées en pagne wax, aux cheveux crépus, qui diffèrent des « babies noires » qui n’ont de noire que la couleur de peau. Pour une fillette noire, jouer avec une « poupée blanche » ou « domu tubab » ne collerait pas avec la construction qu’elle pourrait opérer à travers un processus d’identification à cet objet qui ne lui ressemble pas. L’objectif affiché par ces concepteurs est de valoriser l’estime de soi chez la fille africaine, l’acquisition d’un esprit d’ouverture des autres enfants non noirs, conduisant au respect de la différence et à l’intégration de la diversité. Poussés par ce vent de promotion de l’acceptation de l’autre et l’intégration de tous dans la société, certains sont même allés jusqu’à concevoir des poupées albinos.
Par conséquent, la démarche de reconstruction, passerait par la mise en valeur auprès des petites filles de la multiplicité de la beauté pour espérer s’affranchir des codes esthétiques venus d’ailleurs et tendre vers un changement progressif dans les standards de beauté. C’est un pari qui n’est pas encore gagné du fait du pouvoir grandissant des réseaux sociaux.
Concernant les jeux de société, au soubassement de ces pratiques commerciales à travers l’émergence de ces jeux de société africains ; où on apprend, on se divertit, on réfléchit par exemple en wolof et en français, subsiste aussi la transmission de valeurs. Celle-ci devrait permettre à l’enfant de retrouver son identité culturelle et linguistique principalement pour les enfants issus de la diaspora afin de ne pas leur faire oublier leurs racines, ou alors, pour les autres enfants, maintenir leur identité intacte. Ces pratiques commerciales à travers l’émergence de ces jeux de société africains devraient permettre à l’enfant de retrouver son identité culturelle et linguistique principalement pour les enfants issus de la diaspora afin de ne pas leur faire oublier leurs racines, ou alors, pour les autres enfants, maintenir leur identité intacte. Leurs concepteurs sont pleinement conscients de l’existence d’interactions fortes entre l’enfant et l’objet que constitue le jouet. On en revient toujours à la lancinante question de la transmission des valeurs telles que le respect des différences, la tolérance grâce à l’outil de socialisation qu’est le jouet. Le principe de l’identification et de l’appropriation, de l’acceptation de soi et de l’autre seraient au cœur de ces initiatives que leurs auteurs considèreraient au final comme une contribution ludique au vivre-ensemble.