LE CARNAGE SANS FIN DU LITTORAL DAKAROIS
Sur le littoral de Dakar, ce n’est pas le changement climatique, la plus grande menace ; mais bien les agressions humaines bénies par le gouvernement
La gestion du foncier, au Sénégal, est illustrative de la grande fracture entre les riches et les pauvres. Pendant que le Sénégalais moyen peine à trouver un lopin de terre même dans les coins les plus défavorisés de la capitale, quelques privilégiés continuent de s’accaparer, parfois presque sans bourse délier, les coins les plus paradisiaques. Très en colère, les défenseurs du littoral ruent, depuis quelques jours, dans les brancards, pour dire stop à cette boulimie.
‘’Ça ne peut plus continuer !’’, crie, dépité, l’architecte Pierre Goudiaby Atépa, depuis sa résidence cossue de Fann, à quelques encablures de l’hôtel Radisson Blue. Ce qui se passe sur le littoral de Dakar, insiste-t-il, est inacceptable. Il peste : ‘’Le domaine public maritime est inaliénable. Il ne peut y avoir de dérogation que pour cause d’utilité publique. Malheureusement, on observe de plus en plus des déclassements à des fins privatives. Ce n’est pas normal. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas du tout construire. Mais il faut respecter les normes. Il faut aussi que ces entreprises qui doivent s’installer puissent prendre en charge l’aménagement de certaines parties. Comme avec le principe pollueur-payeur.’’
A quelques jets, sur la plage étroite de Mermoz, une vingtaine de jeunes sont venus humer l’air frais. Ibrahima, assis sur un bloc de pierre, refuse gentiment de se prêter aux questions. ‘’Je suis un peu fatigué, stressé. Je n’ai vraiment pas le temps de réfléchir sur quelque sujet que je sois. Je suis désolé. Mais je suis là pour déstresser…’’, tente-t-il net de couper la discussion. Mais ne pensez-vous pas qu’avec ces constructions qui ne cessent de proliférer, il pourrait arriver un moment où vous n’aurez plus aucun accès à cette plage, même pour vous détendre ? Il rétorque, le sourire en coin, dans une ambiance relaxe : ‘’C’est vrai que c’est un vrai problème. Ce n’est pas du tout normal ça. Nous n’avons certes pas de quoi nous acheter un terrain au bord de la mer, mais ce n’est pas une raison pour qu’on nous interdise d’y avoir accès. Je suis tout à fait d’accord avec les contestataires, mais là, j’ai la tête à autre chose.’’ Puis, il replonge dans sa méditation, le regard jeté dans l’océan.
A quelques mètres, un groupe de jeunes fait des exercices physiques ; un autre joue au ballon, pendant que d’autres visiteurs, sagement assis sur les roches, devisent tranquillement. Nous sommes juste au pied du chantier de M. Djibril Diallo, celui-là même qui a défrayé la chronique avec la descente inopinée et très musclée du maire de Mermoz-Sacré Cœur Barthélémy Dias. Depuis tout petit, Aliou Mara, natif de Sicap Amitié, fréquente cette plage. Sur l’occupation anarchique du littoral, il témoigne : ‘’Nous demandons vraiment aux autorités qui s’adonnent à ces pratiques de penser à leur jeunesse. Cette plage est très importante pour nous. Quand nous peinons à trouver de l’emploi, nous venons ici pour décompresser, pour noyer notre stress. Nous aurions pu choisir d’aller voler, nous droguer, mais nous ne le faisons pas… En ce qui me concerne, je suis là tous les jours, quand je n’ai pas du travail. Qu’on ne nous prive surtout pas ce bonheur.’’
Pour construire sa maison, M. Diallo a totalement rasé cette partie de la falaise, pour avoir un accès direct sur la plage. Au-dessus de son chantier, surplombent de grands immeubles qui empêchent déjà de voir la route de la corniche. Difficile de trouver le chemin pour regagner cette route goudronnée. Immeubles, chantiers et tas de gravats bloquent presque toutes les issues. ‘’C’est vraiment écœurant’’, peste cet ancien émigré rentré au bercail après un bref séjour dans le sud de l’Italie. ‘’Dans la petite ville où j’étais, raconte-t-il, il existe une corniche comme celle-là. Sur l’autre partie de la route, un peu éloignée de la mer, les gens peuvent construire des immeubles et des hôtels. Mais personne ne construit au bord de la plage. Seules des constructions démontables – bars, restaurants… - y sont autorisées et c’est très bien aménagé’’. Pendant l’été, se souvient le natif de Kaolack, il y a une concurrence entre les municipalités. ‘’Chacune essayant de donner le plus de confort sur ses plages, pour que les gens viennent des autres régions ou villes pour passer leurs vacances sur son territoire’’, raconte-t-il, regrettant avec vigueur la situation sur le littoral.
Juste à côté de sa cabane de fortune, en face de la résidence Senghor ‘’Les dents de la mer’’, l’un des rares espaces qui restaient de cette belle corniche, subit les assauts des prédateurs fonciers. Il y aurait, sur place, une vingtaine de privilégiés du régime qui se seraient partagé le terrain. Parmi les heureux bénéficiaires, figure, comme le disait Barthélémy Dias, un proche de Denis Sassou Nguesso, Président de la République du Congo. A l’emplacement supposé lui appartenir, une grande excavation a été érigée dans les entrailles même de la plage. Le chantier semble aujourd’hui à l’abandon.
Et le mal semble très profond, presque incurable. Du centre-ville à la Pointe des Almadies, les automobilistes peuvent à peine savourer la vue sur la mer. A la place, ils ont droit plutôt à une vue hideuse sur des blocs de pierre, des immeubles, hôtels et des tonnes de gravats. L’ancien député Cheikh Oumar Sy dénonce avec vigueur ces constructions anarchiques : ‘’Ce qui se passe sur le littoral est un scandale, un crime contre l'environnement. Il faut le dire : ces gens sont dans l'illégalité totale. La loi interdit l'appropriation privée de ces terres. Parce qu’ils savent qu’ils sont dans l’illégalité, les politiciens utilisent souvent des religieux pour faire passer leurs forfaits. Il faut que ça cesse.’’ A l’en croire, certaines pontes du gouvernement actuel se sont vus attribuer illégalement des terres sur le dos du peuple sénégalais, en face de chez Atépa. Il y aurait aussi des marabouts, des ministres, des hommes d’affaires. ‘’C’est scandaleux ce qui se passe dans ce pays. Ils nous mettent en danger avec ces constructions anarchiques. Il faut qu’ils arrêtent de creuser sur cette falaise qui nous protège de l’océan’’, se répète-t-il très amer.
Plus loin vers le centre-ville, aux alentours de l’hôtel Terrou-Bi, à zéro mètre du rivage, les machines continuent de lutter contre le flot des vagues. Ironie de l’histoire, nous sommes sur le site où les Turcs ont été chassés en 2014. A peine cinq ans après la chute de ce qu’il était convenu de nommer ‘’Le mur de la honte’’, sur l’espace qui devait abriter l’ambassade du pays d’Erdogan à Dakar, d’autres murs sont sur le point d’être érigés. Sur place, pas de panneau de signalisation ; pas de clôture ; rien ! Tout semble avoir été fait dans la précipitation, au grand désarroi des amis du littoral. Information prise, le maitre d’ouvrage serait l’entreprise Eco Loisirs. Suscitant le courroux du célèbre architecte. ‘’Depuis 2014, fulmine M. Goudiaby, les choses ne font que s’empirer. La situation va de mal en pis. Il est temps que l’Etat y mette un terme et nous sommes heureux de constater que le gouvernement, sous la houlette du ministre en charge de l’Urbanisme et de l’Aménagement du territoire, est dans cette dynamique’’.
Ainsi, depuis des années, hôtels, cliniques privées, complexes immobiliers, villas de luxe n’ont eu de cesse de proliférer comme des champignons sur ces terres prisées des milliardaires d’ici et d’ailleurs. Et c’est loin d’être le propre de la corniche. Ouakam, Ngor, Yoff, Cambérène jusqu’à Guédiawaye ne sont guère épargnées par ce fléau. Même au-delà, c’est toutes les communes situées sur les 760 km de côtes qui sont en permanence agressées par des hommes d’affaires et marabouts avec la complicité de politiciens véreux.
Une profanation de la mémoire du président Senghor
Mais, contrairement à ce que certains peuvent penser, cette boulimie n’a pas commencé avec l’actuel régime. Elle ne l’est pas non plus avec la précédente, comme le pensent bon nombre de Sénégalais. Sur la corniche de Dakar qui traverse près de dix communes, l’accaparement des terres remonterait au règne du président Abdou Diouf. Depuis, la frénésie sur ces terres ne s’est jamais estompée. ‘’C’est lui (Abdou Diouf) qui a ouvert la boite de pandores. Non seulement deux de ses enfants ont construit sur cette plage, mais plusieurs dignitaires de son régime également ont pu profiter de ce DPM. Sous Wade, cette boulimie s’est accentuée à des proportions plus qu’inquiétantes. Des hôtels et immeubles à usage d’habitation ont été érigés de façon anarchique, empêchant les Dakarois d’accéder à certaines plages. Maintenant, il ne reste que des miettes. Nous ne devons pas laisser continuer cette prévarication illégale de nos plages’’, raconte ce membre de Perl (Plateforme pour l’environnement et la réappropriation du littoral).
Selon Pierre Goudiaby Atépa, il ne s’agit ni plus ni moins que d’une profanation de la mémoire du président Senghor. Lequel accordait une haute importance à la préservation de ce littoral qu’il considérait comme un bien commun à tous les Sénégalais.
Une machine à fabrication de milliardaires
Si ailleurs, tout est fait pour décourager, voire interdire toute construction sur le domaine public maritime, au Sénégal, malgré les textes, le DPM semble réservé aux clans qui se succèdent à la tête de l’Etat et à leurs amis. Souvent, ces terres sont même bradées à vils prix à la faveur des beaux yeux des attributaires. Pierre Goudiaby Atépa montre comment des milliardaires ont ainsi pu être et continuent d’être fabriqués en deux temps, trois mouvements. ‘’Il faut savoir que, pour construire sur la plage, il faut non seulement des moyens colossaux, mais il faut aussi des moyens pour l’entretien. Les gens à qui on cède ces parcelles n’ont parfois même pas les moyens de l’aménager. On leur cède ces terres à 2 500 F CFA le m2. Sans aucun effort, ils peuvent vendre le même terrain à 1 million F CFA le m2’’.
En visite, récemment, sur les terres de la corniche, accompagné de ses homologues de l’Environnement et de la Géologie, le ministre Abdou Karim Fofana annonçait une nouvelle loi pour lutter contre l’état désastreux du littoral. ‘’Le président a aussi décidé, rassurait le jeune ministre, de faire aménager l’espace, de la corniche-Est aux Almadies où nous avons 20 km. Nous les avons coupés en trois parties. Du boulevard de la République à la mosquée de la Divinité, il y a un projet d’aménagement sur 9 km…’’. Saluant ces initiatives, M. Goudiaby encourage et précise : ‘’Si cette loi ne doit pas être rétroactive, cela ne sert à rien. Il faut savoir que 80 % de cet espace est déjà pris. Nous demandons donc que la loi soit déclarée rétroactive pour restituer aux populations ce qui peut l’être.’’ Mieux, l’architecte envisage de suggérer le retour de l’Acod (Autorité de la corniche de Dakar). ‘’Il s’agissait, renchérit l’expert, d’une institution qui travaillerait avec les municipalités sur un plan d’aménagement concerté, pour sauvegarder les intérêts d’un développement touristique et ceux qui doivent permettre à tout citoyen d’accéder à la plage’’.