L’ENVERS DE LA PROLIFÉRATION DES MOTOS JAKARTA DANS DAKAR
Résorbant le chômage de nombreux jeunes, les motos-taxis apportent aussi leur lot de problèmes à Dakar : accidents, vols, psychose chez les habitants. Quel avenir pour cette filière souvent dans l'illégalité ?
Présents depuis plus d’une décennie dans plusieurs villes et localités de l’intérieur du Sénégal, notamment Kaolack et Thiès, entre autres pionniers, les motos-taxis Jakarta sont désormais une réalité à Dakar et sa banlieue. Contribuant ainsi à la résorption du chômage, elles s’imposent de plus en plus dans les secteurs du transport public urbain et de la livraison. Une percée qui n’est pas sans conséquence: insécurité routière, accidents de la circulation, agressions et vols à l’arrachée, entre autres infractions dans lesquelles elles sont impliquées au quotidien, sèment psychose, angoisse et peur chez les usagers et les populations.
Les motos Jakarta sont lésion dans la capitale. Alors qu’elles sont désormais dans la livraison express (ThiakThiak), dans le transport public de voyageurs…, le développement de cette nouvelle filière du transport urbain, très prisée par certains habitants, n’est pas sans conséquence sur la mobilité urbaine et la sécurité routière et celle des personnes et de leurs biens. En plus des accidents, les agressions et vols à l’arrachée dans lesquels ils sont souvent impliqués ont fini d’installer une psychose au sein de la population.
En attendant des «données fiables» sur le nombre exact de motos-taxis en circulation, estimé à plus de 500.000 à l’échelle nationale (un nombre qui ne cesse de croître jour après jour) et les accidents les concernant, avec la reprise et la mise à niveau annoncées depuis novembre 2023, du Bulletin d’analyse des accidents corporels (BAAC) par l’Agence nationale de la Sécurité routière (ANASER, créée par Décret n°2021-1507 du 16 novembre 21), chargée de lutter contre l’insécurité routière en assurant «la conduite et la mise en œuvre cohérente de la politique nationale de sécurité routière», les chiffres de l’ANASER de 2023 font froid dans le dos. Selon l’agence, au Sénégal, au cours des trois dernières années, une moyenne annuelle de plus de 4000 accidents de la circulation a été enregistrée dont 745 décès en 2019, soit près de 2 décès par jour.
Ce qui fait des accidents de la circulation «la principale cause de mortalité chez les jeunes de 15 à 24 ans, et la seconde chez les 25-39 ans, après le Sida. Ainsi, l’urbanisation rapide, la motorisation grandissante et la jeunesse de la population laissent penser que cette calamité va s’amplifier, et touchera essentiellement les usagers les plus vulnérables». Et les hommes politiques sont indexés dans cette motorisation grandissante, eux qui achètent ces Jakarta pour ces jeunes, au nom de la création d’emploi, alors qu'ils participent à encombrer Dakar de par leur nombre qui augmente chaque jour et les désagréments.
Supression des motos-taxis : les habitants nuancés
Certains habitants de la capitale rencontrés sont nuancés sur le retrait des motos-taxis Jakarta de la circulation. Même si, à l’image des cars rapides, les conducteurs des deux roues exaspèrent les usagers de la route. Des vols à l’arrachée aux accidents récurrents, la liste des victimes ne cesse de s’allonger. «Il faut supprimer tout simplement les motos dans l’agglomération dakaroise. Compte tenu des pertes qu’elles occasionnent. Beaucoup de personnes ont été spoliées de leurs biens, sans coup férir. Parfois avec une violence inouïe. Les auteurs continuent de circuler librement. Les plaintes déposées dans les Commissariats de Police et Brigades de Gendarmerie n’ont pas permis aux victimes de retrouver leurs biens. Pis, certains clients ont eu à payer des services qui ne leur ont jamais été assurés», raconte le jeune M. N. Et de reconnaître : «Par contre, le Jakarta, une nouvelle filière des transports, a permis d’atténuer les difficultés de mobilité dans la capitale».
Des diplomés de l’enseignement supérieur investissent le secteur
Pourtant, son importance est sans conteste. Ce système de transport contribue à atténuer le chômage, grâce au nombre important de jeunes qu’il emploie, à réduire la durée des trajets pour rallier différentes zones du centre-ville de la capitale et sa banlieue, indique-t-on. En outre, à côté du transport en commun, certains sont spécialisés dans la livraison : des livreurs. Ces conducteurs de deux-roues, appelés en langue locale «ThiakThiak», assurent le convoiement de colis, de sommes d’argent importantes (elles avoisinent les deux - 2 - millions FCFA) et de marchandises.
Les acteurs du sous-secteur comptent dans leurs rangs des jeunes sans qualification professionnelle mais aussi des diplômés de l’enseignement supérieur : ils sont titulaires du Baccalauréat, d’une Licence voire une Maîtrise (Master). Après moult tracas pour trouver un emploi, sans succès, ces derniers se sont résignés à embrasser le métier de «livreur» pour avoir de quoi subvenir à leurs besoins.
Mahmoud, maîtrisard en statistique de l’université de Maiduguri, au Nigéria, que nous avons rencontré au rond-point Colobane déclare : «j’ai postulé un peu partout, en vain. Mon dossier est dans les poubelles ou les tiroirs d’agences et dans d’autres structures. Je n’ai pas reçu de réponse jusqu’à nos jours. J’ai jugé nécessaire d’exercer ce job, malgré moi. En attendant de trouver mieux.»
Travail précaire et informel qui mérite d’être encadré
«Nous avons sensibilisé les anciennes autorités sur les conditions de travail et la réglementation de notre profession. Les associations créées n’arrivent pas à prendre nos préoccupations en charge. A part quelques actions de solidarité entre les membres de la corporation. Nous sommes assaillis de toutes parts. A certaines heures de la soirée, il y a des circuits qu’on n’ose pas emprunter, à cause de l’insécurité. Des collègues ont été molestés et dépouillés de leurs biens», témoigne un livreur.
A cela s’ajoutent les accidents de la circulation : les victimes sont les piétons et les Jakartamen (à la fois auteurs, responsables et victimes de ces accidents), les passagers qu’ils transportent et des automobilistes notamment des particuliers... «Cette situation est liée à l’incivisme et à la méchanceté de certains conducteurs. Le respect du Code de la route, ils s’en tapent. Après, comme pour justifier, ils invoquent la volonté divine. Dans ce pays, les gens exagèrent parfois avec la religion», a déclaré un livreur.
Les interpellations sont monnaie courante. Elles sont relatives au défaut de permis de conduire, d’assurance, de carte grise (visite technique) et de casques de sécurité pourtant obligatoires. Chaque infraction est sanctionnée par le paiement d’une amende de 5000 FCFA.
Les acteurs, pour l’essentiel, opèrent en toute illégalité. Ceux qui travaillent dans le secteur de la livraison ne paient pas les impôts et taxes dus.
Absence de dispositions régissant la profession de livreur
Au Sénégal, il n’existe pas de dispositions qui régissent la profession de livreur. C’est pourquoi, «les voleurs et les bandits ont fait irruption dans le secteur. Ils spolient et écument les populations dont ils abusent de la confiance», déplorent les acteurs. Contrairement à certains pays de la sous-région, notamment le Mali et la Côte d’Ivoire, où l’État accompagne les conducteurs des deux-roues, au Sénégal, ils sont obligés de se battre tout seul, sans bénéficier du plus petit soutien des autorités.
Après avoir échoué dans la réalisation de ses projets, Moussa Sow investit le secteur. Il explique : «je suis père de famille de quatre enfants. Il faut financer leurs études. Sans qualification professionnelle, j’exerce le boulot de livreur. Mais je rends grâce à Dieu. Je n’ai pas un revenu fixe, comme les salariés des entreprises. Il faut trimer dur, sans répit, pour gagner de l’argent. Je suis parvenu à fidéliser mes clients qui m’appellent pour que je les transporte. Je convoie des colis et de l’argent. Des montants qui avoisinent deux (2) millions de nos francs».
En ce qui concerne la sécurité des marchandises et des colis convoyés, il y a encore beaucoup à faire ; le manque de règlementation et d’organisation n’aidant pas à une plus grande lisibilité du secteur. Aussi l’expansion du secteur contraste d’avec la dure réalité de la «crise économique» ou cherté de la vie, c’est selon, qui sévit dans le pays. Dakar est constamment prise d’assaut par les motos Jakarta. Ils sont visibles partout, surtout au niveau des carrefours, aux heures de pointe, sur les artères du centre-ville. Seulement, face à la cherté de la vie et une clientèle de plus en plus pauvre, qui préfère se tourner vers les bus, minibus «Tata» et les cars «Ndiaga Ndiaye» et autres, les défis restent énormes.
Entre angoisse de la rareté des clients et exigence de versements journaliers et besoins familiaux
Au rond-point Keur Massar, à la station de pompe à essence stationnent une trentaine de «deux-roues», chaque jour. Les conducteurs attendent désespérément des clients. Les déplacements sont facturés en fonction de la distance mais aussi l’accessibilité du lieu de destination du client. Les tarifs dans la commune commencent à partir de 500 FCFA. Keur Massar – Colobane 6000 FCFA. Et pour le centre-ville, c’est 7000 FCFA la course. Pour les villes de l’intérieur comme Mbour et Thiès le prix du transport à bord de motos est de 15.000 FCFA.
Certains conducteurs ne sont pas propriétaires de l’engin qu’ils conduisent. A l’image des véhicules de transport en commun, des «entrepreneurs» investissent dans ce secteur, en achetant beaucoup de motos qu’ils mettent à disposition de conducteurs employés moyennant un versement. C’est pourquoi, quand les clients se font rares, c’est la descente aux enfers pour ces Jakartamen. Car il faut assurer les versements journaliers et la dépense quotidienne (pour certains). Dans certaines circonstances, payer les frais médicaux ou l’ordonnance d’un membre de la famille. Sans compter le paiement des factures d’eau, d’électricité et les frais de scolarité de leur progéniture. Comme pour relever que tout n’est pas rose chez les Jakartamen.