QUAND L'AFRIQUE PULVÉRISE LES IDÉES REÇUES SUR SA PROPRE MIGRATION
Le migrant africain n’est pas « un célibataire sans instruction en quête de prestations sociales ». Il est éduqué, en quête d’opportunités, et, une fois sur deux, une femme
bien des voix s’élèvent en Afrique pour contredire les discours alarmistes sur la migration africaine, sujet de « une » récurrent en raison des naufrages, sauvetages et périples d’embarcations chargées d’Africains en mer Méditerranée, que personne en Europe ne veut recevoir.
Intéressant à cet égard, le rapport 2019 du Forum Ibrahim, organisé par la Fondation du célèbre philanthrope soudanais Mo Ibrahim, s’intitule « La jeunesse africaine : migration faute d’emploi ? ». Il a le mérite de poser d’emblée la question, à laquelle la réponse est « oui ». Ce qui ne l’empêche pas de démonter le discours eurocentrique sur la migration, exploité par tous les démagogues du Vieux continent.
C’est que vue d’Afrique, la migration africaine répond à un tout autre « narratif » que celui des médias occidentaux. La raison ? Les discours les mieux informés tiennent compte du contexte général comme des réalités locales. « Nous avons été nous-mêmes surpris de voir à quel point la migration africaine n’a rien du raz-de-marée, confie Mo Ibrahim au Monde diplomatique, puisque nous sommes aussi des consommateurs des médias européens. »
Les réfugiés restent en Afrique pour la plupart
Tout d’abord, l’écrasante majorité (90 %) des réfugiés africains reste en Afrique. L’insécurité n’est pas non plus le principal motif de migration sur le continent. Les réfugiés ne représentent en effet que 20 % des flux migratoires africains, soit 7,4 millions de personnes en 2017. L’Italie, l’Allemagne et la France accueillent ensemble moins de 4 % des réfugiés africains, rappelle le rapport.
La migration économique, bien plus importante que celle des réfugiés, voit 75 % des migrants qui invoquent ce motif rester, là encore, en Afrique. Les principaux pays d’accueil sur le continent lui-même sont dans cet ordre en 2017 : l’Afrique du Sud, la Côte d’Ivoire et l’Ouganda.
Le Rwanda, troisième pays le plus accueillant au monde
On apprend à la lecture du rapport que le Rwanda est le troisième pays le plus accueillant pour les migrants au niveau mondial, tandis que l’Égypte est au contraire celui qui accepte le moins de migrants africains sur le continent.
Autre fait allant à l’encontre des idées reçues : le migrant africain n’est pas « un célibataire sans instruction en quête de prestations sociales ». Il est éduqué, en quête d’opportunités, et, une fois sur deux, une femme. Il n’est pas un fardeau pour son pays d’accueil, où il dépense 85 % de ses revenus. Et représente une contribution estimée à 19 %, 13 % et 9 % des PIB respectifs de Côte d’Ivoire, du Rwanda et d’Afrique du Sud.
Seulement 14 % des migrants du monde sont Africains
La migration africaine totale en 2017 concerne 36,3 millions de personnes, soit moins de 3 % de la population du continent. C’est le même pourcentage à l’échelle globale : tous les migrants du monde représentent seulement 3,4 % de la population globale, une hausse marginale par rapport à 1990 (2,9 %). Ce que s’évertue à rappeler le démographe français François Héran, titulaire de la chaire « Migrations et sociétés » au Collège de France.
Un chiffre encore plus parlant : les Asiatiques et les Européens représentent 41 % et 24 % des migrants dans le monde en 2017, contre 14 % d’Africains. En 2017, les dix flux migratoires les plus importants d’Afrique étaient inférieurs à la seule migration du Mexique vers les États-Unis.
Le principal problème : le chômage des jeunes
Entre 2019 et 2100, la jeunesse africaine va croître de 181 %, tandis que celle de l’Europe va décliner de 21,4 % et celle de l’Asie de 27,7 %. À la fin du siècle, la jeunesse africaine représentera deux fois la population entière de l’Europe. Le problème de l’accès de ces jeunes au marché de l’emploi se pose déjà en des termes aigus, dans un contexte où les diplômes de l’enseignement supérieur ne débouchent pas sur des emplois décents. L’inadéquation entre les formations et les compétences recherchées par les économies est l’une des plus forte du monde en Afrique. À peine 1 % des jeunes au Sud du Sahara suivent des formations professionnelles.
Environ 16 millions de jeunes sont confrontés au chômage, qui frappe plus durement dans les villes que dans les campagnes. Selon les enquêtes menées par la Fondation Mo Ibrahim, 40 % des jeunes Africains jugent leur situation « mauvaise » ou « très mauvaise ». Et au moins 75 % d’entre eux estiment que « leurs gouvernements ne se préoccupent pas de leurs besoins » dans cinq des économies les plus importantes du continent : l’Égypte, le Nigeria, l’Afrique du Sud, le Maroc et le Ghana.
La solution : renforcer la mobilité en Afrique
Seule solution préconisée par le rapport : « Gérer le processus en renforçant la mobilité, en actualisant les compétences et en partageant les responsabilités ». Pour la Fondation Mo Ibrahim, le « vrai sujet » n’est pas la migration, mais la mobilité. « Contraindre ou s’opposer à celle-ci risque de conforter les migrations parallèles illégales et dangereuses. En 2016, les revenus générés par les réseaux de trafic de migrants (1)étaient estimés à 7 milliards de dollars — l’équivalent de l’aide humanitaire de l’Union européenne pour la même année ».
Beaucoup reste à faire, seule l’Afrique de l’Ouest autorisant ses ressortissants à se déplacer sans visa dans la sous-région. Seulement 11 pays n’exigent aucun visa d’entrée ou un simple visa à l’arrivée pour l’ensemble des citoyens africains. Quant au réseau de transport, il est « notoirement insuffisant : en 2018, seuls 5 pays africains étaient reliés par des vols directs à 20 autres pays au moins du continent : l’Afrique du Sud, l’Éthiopie, le Kenya, le Maroc et le Nigeria ».
Le réel motif d’inquiétude : les réactions de l’Europe
Autre question centrale posée par le rapport : comment retenir les étudiants africains, qui ne sont que 22 % à choisir une destination africaine lorsqu’ils partent à l’étranger (en France et en Chine, leurs deux grandes destinations)…
Conclusion de Mo Ibrahim : « La migration n’a rien d’une crise du XIXe siècle, puisqu’elle a modelé l’histoire de l’humanité et l’édification des pays, et continuera de le faire. C’est en Europe et ailleurs que l’environnement peut paraître incertain, avec des discours qui traitent des minorités à des fins politiques. L’inquiétude, de notre côté, porte sur les risques de voir l’Europe retomber dans les heures les plus sombres de son histoire ».