QUAND L’EXALTATION DU BANDITISME SE BANALISE
Challenge «Glou glou», «Zembere», «Mbolli mbolli» - Des chorégraphies, des danses et des gestes exaltant les actes de débauche se multiplient sur les réseaux sociaux dans notre pays
L’apologie du banditisme est devenue récurrente de nos jours, notamment dans les médias et la culture populaire. Des chorégraphies, des danses et des gestes exaltant les actes de débauche se multiplient sur les réseaux sociaux dans notre pays, à travers le « challenge glou glou ». Une tendance dangereuse qui pourrait avoir des répercussions sociales négatives sur la jeunesse.
Il est désormais presque impossible de naviguer sur les réseaux sociaux sans tomber sur le fameux challenge « glou glou ». Ce terme désigne le morceau de tissu sur lequel des gouttes de diluant cellulosique sont versées en vue d’être sniffées. Les jeunes s’adonnent ensuite à la danse accompagnant cette pratique avec enthousiasme, sans réaliser qu’ils adoptent les codes du « milieu ». « Glou glou » est devenue une expression choc que beaucoup de personnes utilisent quotidiennementsans en connaître la signification. Les lutteurs en abusent lors de leurs open-press. Dans de nombreuses chansons, clips et soirées dansantes, les gangsters sont souvent glorifiés comme des héros charismatiques, de même que l’usage de certainsstupéfiants prohibés estsublimé. Des figures comme des braqueurs, des trafiquants ou des mafieux sont présentées sous un jour favorable,suscitant admiration et fascination.
Pour nous éclairer, Moussa Gaye a accepté de nouslivrer quelques mots. Rencontré sur les deux voies de Niarry Tally, il connaît bien le « milieu » pour l’avoir fréquenté pendant plusieurs années. Casquette sur la tête et visage marqué par de petites écorchures, la trentaine, il est aujourd’hui livreur dans un restaurant. Il décrypte l’expression : « Le milieu est un terme pour désigner l’ensemble des adeptes du banditisme, de la prostitution et de la drogue. Ils fréquentent souvent les mêmes lieux et utilisent les mêmestermes. Dansles soirées, certains artistes n’hésitent pas à les chanter pour récolter quelques liasses de billets », explique-t-il. Selon lui, les œuvres de ces artistes rendent « malheureusement » le banditisme attrayant pour la jeunesse. « Lesjeunes utilisentle terme «milieu » à tort et à travers, mais ils ne savent pas que c’est autre chose », regrette-t-il. Et de poursuivre : « Si le terme « Souss » désigne une drogue très puissante, « Zembéré-Zembéré » ou encore « Mbolli-Mbolli » constituent des appels au « Simol » ou vols à l’arraché. »
Des impacts sociaux négatifs
Dans les boîtes de nuit de la banlieue dakaroise, de jeunes artistes évoquent dans leurs chansons leur fascination pour des figures du banditisme et l’usage de certains stupéfiants. Autrement dit, ils se livrent à l’exaltation des pratiques illicites comme moyens de réussite sociale. À Grand Yoff, le trafic bat son plein. Ce samedi soir, l’avenue menant vers l’échangeur de la Patte-d’oie est noire de monde. Ici, le bruit des cars rapides et des « Ndiaga Ndiaye » est rythmé par les cris desrabatteurs. « Croisement 22 ! – Croisement 22 ! » ou encore « Keur Massar ! – Keur Massar ! », s’époumonent-ils, tandis que le nom de ces quartiers de Dakar ou de sa lointaine banlieue se perd dans le vacarme ambiant. Moulaye habite à Arafat depuis plusieurs années. Ce quartier de Grand-Yoff jouit d’une mauvaise réputation à cause des nombreuses agressions et vols qui s’y déroulent. Il estime que la banalisation du banditisme sur les réseaux sociaux fait des ravages. « Aujourd’hui, une grande partie de la jeunesse est en déperdition. Le challenge ‘glou glou’ est un signe de décadence. Si desjeunesfilles vont jusqu’à adopter cette danse, cela signifie qu’il y a vraiment un problème », déplore-t-il sur un ton de désolation.
Selon Abdoulaye Diallo, rencontré près du marché de Grand-Yoff, l’un des effetsles plus préoccupants de l’apologie du banditisme est son influence négative sur la jeunesse. Il explique que « beaucoup de jeunesrisquent de croire que le gangstérisme, l’alcoolisme et la toxicomanie sont des choses normales, alors que nous savons tous que cela mène à la décadence ». « De plus en plus de jeunes sont fascinés par le banditisme et voient le vol comme une voie rapide versla notoriété ou la richesse. Ils se laissent séduire par l’idée que la violence et l’illégalité peuvent être des moyens légitimes pour gravir rapidement les échelons et devenir riches », déplore ce père de famille domicilié dans le quartier de Cité Millionnaire, après plusieurs plaintes face à la démission des parents concernant l’éducation de leurs enfants.
« Ils ont malheureusement pris mon téléphone »
Dans certains quartiers défavorisés où le chômage bat desrecords, l’apologie du banditisme à travers la culture populaire renforce la tentation de basculer dans ce milieu interlope. La recrudescence du « Simol » ou vol à l’arraché en est un exemple patent. À la fin des combats de lutte ou encore des matchs de football, desjeunessouventsous l’emprise de la drogue et de l’alcool se regroupent pour agresser, piller et voler. À Castors, l’avenue Bourguiba bourdonne au rythme des klaxons mais surtout des interpellations des apprentis-chauffeurs de cars rapides stationnés sur les trottoirs. Ici, les vols à l’arraché sont récurrents, comme en témoigne Amina Paye, une victime. Cette trentenaire a failli être poignardée par des jeunes gens ivres. Elle raconte sa mésaventure : « C’était un soir, alors que je rentrais du travail, un groupe de jeunes armés de couteaux est venu vers moi. Malgré mes tentatives pour me mettre à l’abri, ils ont malheureusement pris mon téléphone ». La jeune femme ajoute que la banalisation du banditisme dans les chansons a inéluctablement desrépercussions concrètes,malheureusement négatives, sur la jeunesse. « Face à cettemontée de l’apologie du banditisme et de l’alcoolisme, les autorités doiventréagir en bloquant certains contenus tout en sanctionnant leurs auteurs »,suggère Amina.
« Il est nécessaire de renforcer le contrôle des plateformes numériques »
Pour Dr Cheikh Tidiane Mbow, chercheur en sciencessociales, la violence reste un langage culturel qui permet de mettre en relief certaines valeurssociétales. « Il est clair que l’exaltation du banditisme répond également à cette logique. Un autre aspect de la question met en évidence la relation entre solidarité et violence. En y regardant de plus près, on observe que les personnes qui participent à ce challenge ont un profil sociologique similaire. L’auteur de la chanson et les tik-tokeurs qui relèvent le défi appartiennent au même groupe social. C’est donc un public qui comprend le même langage et joue à représenter, à magnifier une tendance de groupe », explique le sociologue. Selon lui, la distance numérique participe également à la ludification de discours violents et transgressifs qui sont alors perçus comme de l’amusement. Cette question de la distance, ajoute-t-il, rend la violence tolérable, voire amusante, aux yeux de l’acteur. Cette exaltation de la violence participe d’une dynamique de groupe. Dans bien des cas, il s’agit souvent de mises en scène qui cachent une frustration. Pour ces personnes, la valorisation de la violence est un moyen d’obtenir une reconnaissance sociale dans une société où les autres formes de reconnaissance (réussite économique, professionnelle, etc.) sont hors de portée », explique Dr Cheikh Tidiane Mbow
Par ailleurs, poursuit-il, les productions cinématographiques et culturelles ont, par imitation, contribué à la banalisation de la mise en scène de la violence. « Il est devenu de plus en plus normal de voir des scènes de violence, et cela, à des âges de plus en plus précoces. À cela s’ajoute le caractère mimétique de la violence que permettent les réseaux sociaux. Ces réseaux sont un mode de mise en scène moderne et accessible, et un cadre amplificateur de phénomènes tels que le challenge glou glou », poursuit le sociologue. Pour lui, ce phénomène ne se résume pas à une simple mode. Il est symptomatique de problématiques plus profondes et complexes.
Cela dit, Dr Cheikh Tidiane Mbow estime que plusieurs dispositifs peuvent être mobilisés pour remédier à ce phénomène. « À court terme, il est nécessaire de renforcer le contrôle des plateformes numériques en étant plus vigilant dans la modération et plus rigoureux dans les sanctions, qui peuvent aller du retrait de contenus à la suppression de comptes de récidivistes. À moyen et long terme, j’encourage l’éducation aux médias et à l’usage responsable des réseaux. Il est impératif que l’Education nationale fasse de ce parcours de formation un incontournable dès l’élémentaire », suggère notre interlocuteur pour conclure.