HOMOSEXUALITÉ ET MÉDIAS
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A l’occasion d’un séminaire sous le thème : "Informer sur les marges ? Informer en marge ? Médias, vulnérabilité et marginalité", la Raw Material Company voulait poser "une plateforme d’échanges pour le public et les différents acteurs impliqués dans les considérations portées aux groupes vulnérables et en marge" mais surtout asseoir une discussion poussée sur la question de l’homosexualité au Sénégal. Le débat à la fois constructif et inclusif a vu la participation de pointures de la presse sénégalaise, d’acteurs du secteur de la santé, de membres de milieux homosexuels et de représentants de la religion. Les homosexuels, stigmatisés pour leur penchant jugé rédhibitoire, sont sortis de l’ombre.
C’est le point d’orgue d’un programme d’exposition sur Les libertés individuelles conçu par la Raw Material Company sous la férule de la commissaire Eva Barois de Caevel. Ce cycle, ponctué par une étude sur le traitement de la question des minorités par les médias et par la projection de films, accouche sur un séminaire. Koyo Kouoh, directrice de la Raw Material Company, en explique la visée essentielle :
"Informer en marge est un atelier que nous avons pensé dans le cadre de cette exposition pour avoir un peu le temps d’échanger et de discuter sur cette réalité très radicale que nous vivons pas seulement au Sénégal, mais en Afrique en général." L’idée était aussi de tirer du bois certains représentants de cette communauté traquée. Dans la salle, ils sont quelques hommes affichant leur appartenance et affirmant tout haut leur penchant dans la surimpression d’un environnement légal répressif jumelé à un climat social hostile.
Mais pour Koyo Kouoh, ces discussions veulent "engager la réflexion sur la question du traitement des marges dans les médias africains au moment où les perceptions et orientations à l’endroit des personnes ayant cette orientation sexuelle, dans la société et dans les médias, ont beaucoup changé au cours de ces dernières années". Le programme arcbouté sur 4 panels a donné la parole aux homosexuels, experts en communication, religieux et acteurs de la santé.
Djamil Bangoura, leader de Prudence et membre actif de la communauté de défense et de protection des hommes ayant une sexualité avec des hommes (Msm), baisse le masque et dresse l’état des lieux :
"Prudence est une association née en 2003 et qui a eu son récépissé le 21 décembre 2005. A ce jour, elle compte 479 membres qui ne sont ni Maliens ni Mauritaniens mais Sénégalais. Il y a 11 associations à travers le Sénégal." Pour lui, il s’agit avant tout de déconstruire un mythe : "Ces homosexuels dits riches, puissants et intouchables ne sont pas les homosexuels que je connais. Je ne suis pas riche." A leur niveau, il se construit une chaîne de solidarité quand un des leurs se retrouve dans l’impasse.
"Quand l’un de nous est arrêté, on se rend dans les locaux de la police pour tenter de le voir. Souvent nos partenaires nous demandent si les avocats sénégalais acceptent de défendre les homosexuels." "Certains avocats, pour se sentir à l’aise en plaidant une affaire, exigent une condition préalable : la négation par le client de son penchant homosexuel", croit savoir Djamil Bangoura.
Pris dans l’étau de la censure sociale, les Msm espèrent toujours une pression internationale constante des organismes de droits de l’Homme et des organisations d’homosexuels pour se tirer d’affaire et obtenir la défense de leurs droits basiques. Fatou Bintou Dione de Amnesty corrige : "Il nous faut des arguments valables pour que cela ne nous retombe pas dessus."
11 associations d’homosexuels présentes au Sénégal
Passée au crible par les médias, la question de l’homosexualité déchaîne les passions. Ici, elle révulse, réprouvée qu’elle est par une morale commune. Là, dans une portion congrue, elle s’arrache pour poser un débat que le président de la République avait clos lors de la visite au Sénégal de son homologue américain en déclarant, sans louvoyer que le Sénégal n’était pas encore prêt pour la dépénalisation de l’homosexualité.
Pourtant, il reste que la question est toujours magistralement reprise de volée par la presse à la moindre occasion. Une situation que braquent les Msm : "La stigmatisation commence d’abord par la presse." Tidiane Kassé tempère cependant :
"Cela ne constitue pas un fait opportuniste dans les médias. Cela ne suscite pas un intérêt morbide. Les médias reflètent une société qui les façonne avec des valeurs et des déterminants qui les guident. Or la réaction, c’est toujours pour dire que les médias sont responsables de ceci ou de cela. Je m’oppose en disant qu’il y a une action que l’on peut consacrer par la formule "coupable mais pas responsable".
La prise en charge du fait homosexuel a évolué à travers les années dans les médias. Dans les années 70, le papier le plus instructif, paru dans Le Soleil et signé Cheikh Ba, parlait de l’homosexualité comme un mystère, un fait dont on parlait, sans même le voir. Dans les années 80, d’autres articles paraissent au moment où le Sida faisait son apparition au Sénégal. Et pour la première fois, la relation entre le Sida et l’homosexualité était faite.
Ces articles étaient tirés d’agences de presse étrangères, mais il n’y avait pas de traitement local du fait homosexuel. Dans les années 90, l’espace médiatique sénégalais, envahi par les médias privés, commence à traiter des questions de l’homosexualité. En 1995, une interview de Maniang Kassé qui revendiquait sa nature homosexuelle paraît dans Le Témoin. Quelques heures après, le journal disparait des kiosques. "Les photocopies se vendaient à 1000 francs", jubile encore Ibou Fall qui pense que la presse a son mot à dire dans ce débat :
"Dans le métier que nous faisons, nous avons aussi une fonction, c’est de faire reculer l’obscurantisme, de mettre sur la table tous les sujets et de faire en sorte qu’on puisse les aborder intelligemment. Il ne s’agit pas seulement d’informer et de jeter en pâture des gens. Avec l’interview de Maniang Kassé, nous ne l’avions pas jeté en pâture, nous lui avions tendu un micro et il avait raconté sa vie."
Pourtant cette parution n’avait pas été ponctuée d’une violence sociale. Ce qui conforte Tidiane Kassé dans son analyse : "Il faut déconstruire le fait que le traitement médiatique a généré cette violence." Même un défilé de travestis à Saly, et largement couvert par la presse, n’avait pas généré autant de passion. D’autres faits divers, comme le procès Donald Baron contre Maniang Kassé, défileront sous les yeux de l’opinion qui adopte toujours ce regard mi-curieux, mi-étonné.
Tidiane Kassé situe la levée de boucliers dans la période 2008-2009 avec la rencontre de l’Icasa et le bruit d’une gay parade prévue lors de cet évènement. En janvier 2009, l’affaire des neuf homosexuels arrêtés et les photos parues dans Icône Magazine légendées de mariage homosexuel à Mbao dopent le public. La stigmatisation latente atteint son paroxysme avec l’irruption des partis religieux qui surfent sur le fait homosexuel pour "battre campagne" ainsi que le refus de donner à Serigne Mbaye une sépulture.
La gaie époque des goorjigeen
Le journaliste Papa Samba Kane pense pour sa part :
"Ce qui explique ce braquage c’est que certains, ici chez nous, ont ressenti ce que j’appelle l’homophilie, cette sorte d’idéologisation dans l’homosexualité qui a cours en Occident et qui est portée par les films. Ici nos goorjigeen donnaient à manger à l’imam après qu’il a donné un nom au bébé lors d’un baptême. Les goorjigeen faisaient la cuisine et leurs marinières à nos mamans, je parle sous le contrôle de tout le monde ici. Et ça ne gênait personne. Notre société avait amorti ce choc sociologique de cette manière-là."
Souvent, ceux-ci, à l’âge de 45 ans, décidaient d’abandonner leur penchant homosexuel, faisant table rase sur leur passé. Cette acceptation première des goorjigeen plonge même ses racines bien plus profondément.
Ken Bugul, écrivain, relate des bribes de son enfance à Guinguinéo. Elle dit :
"C’était la capitale des goorjigeen, mais pas en termes de mal. Dans toutes mes autobiographies, il n’y a pas un livre où je n’en parle pas, parce qu’ils faisaient partie de notre quotidien. Il y avait Samba Guissé Mabo qui était très connu, et il y avait au moins dix goorjigeen qui étaient avec lui. Je me rappelle qu’ils portaient un petit boubou, mettaient un peu de crayon et venaient même au marché faire leurs courses. Chaque année, Samba Guissé Mabo organisait l’une des plus grandes festivités à Guinguinéo. On demandait même à ceux qui avaient de la place dans leurs chambres de loger les goorjigeen. Tout le monde allait voir comment ils dansaient parce qu’ils étaient bons danseurs. Ce n’était même pas un problème de les intégrer parce que ça ne se posait pas."
L’artiste Joe Ouakam lit les choses à sa façon :
"La culture, c’est aussi la relation que l’individu entretient avec le temps. Nous ne savons rien de nos sentiments, de nous-mêmes, de Dieu. Qui donc êtes-vous et au nom de quoi ou de qui voulez-vous interdire à l’autre d’être ce qu’il veut être, ce qu’il doit être et déjà ce qu’il est, ce que Dieu a fait de lui."
Au niveau des rédactions, Tidiane Kassé affirme l’existence d’un choc :
"Beaucoup de jeunes journalistes se rendaient compte que l’homosexualité signifiait relation sexuelle entre hommes. Avant la lecture que les gens en avaient." Djadji Diouf, coordonnateur de Aides-Sénégal, une association de Msm, affirme qu’ils ne rechignent pas à collaborer pour livrer les bonnes informations: "S’il y a quelque chose qui se passe, si vous avez besoin d’information, appelez-nous. Nous sommes disposés à vous donner la bonne information."