NIASSE RACONTE SENGHOR
EXCLUSIF SenePlus : LE PRÉSIDENT DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE NOUS CONTE LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR
Les grands gestes d’impatience de son directeur de cabinet et du directeur de la communication de l’Assemblée nationale n’y feront rien. Difficile d’arrêter Moustapha Niasse quand il évoque Léopold Senghor. Celui dont il fut pendant presque dix ans le directeur de cabinet. Son maître.
Le sujet le passionne. Même après la levée de la séance, au bout de plus de 80 minutes d’entretien, le président de l’Assemblée nationale continuait de raconter l’ancien chef de l’Etat en assurant qu’il pouvait y passait des heures et des heures.
Son témoignage, agrémenté de dates, de références historiques, d’anecdotes et de citations de grands auteurs, falsait entre le cours de littérature classique et de sciences humaines, la théologie, le portrait posthume, l’autoportrait, la biographie et l’autobiographie.
Nous publions ici de larges extraits de l’entretien avec Niasse. Ensuite, nous diffuserons l’intégralité de la version audio. Le rendez-vous avec SenePlus avait lieu au quatrième étage de la représentation parlementaire, dans le bureau présidentiel. Le même qu’occupait Senghor, en tant que président de l’Assemblée fédérale du Mali, jusqu’au 20 août 1960. Tout un symbole.
LES TROIS PILIERS D’UN ÉTAT
‘’J’ai presque à ma disposition dans mes bibliothèques, à la maison ici à Dakar et au village à Keur Madiabel, presque tout ce que Senghor a écrit. Que se soit dans le domaine de la philosophie, de l’histoire et de l’ethnologie, de la poésie, de la politique et de l’économie, j’ai tout. Quand j’ai besoin de me référer à lui, soit dans mes réflexions, soit dans les études qu’il m’arrive de conduire sur un sujet donné, je sais où se trouve l’ouvrage ou le texte qui parle du sujet. (…) Senghor a laissé comme legs et héritage, un certain nombre de données, de repères et de références qui se fondent sur la philosophie politique, sur l’éthique républicaine, sur le civisme et sur tout ce qui fait la force de l’Etat. Il définissait l’Etat par trois piliers fondamentaux : des finances saines, une administration organisée et une justice indépendante. Toute la vie politique de Senghor comme homme d’Etat se fonde sur ces trois références-là. (…)
SENGHOR N’EST PAS NÉ UN 9 OCTOBRE
‘’Senghor avait acquis sa culture primaire, dans le contexte familial où il a vu le jour. Senghor est né à Djilor le 15 août 1906. Il a été déclaré le 9 octobre et les documents existent. Les ecclésiastes qui ont reçu son acte de baptême détiennent encore le document à Ngazobil et à Djilor. Senghor est né dans ce contexte de nature paysanne et il a emmagasiné inconsciemment, par ses Adn, la culture sérère. C’est ça qui a fait que Senghor est resté l’un des quatre chantres de la négritude jusqu’à sa mort. C’est sur cette base culturelle-là qu’il a été formaté par son oncle Toko Waly, qui lui apprenait les mystères que portent les génies du royaume d’enfance sérère, qui lui expliquait les totems, le sens qu’il fallait donner aux libations. A l’âge de sept ans, son père l’a enlevé de Djilor pour le soustraire de l’influence de son oncle Toko Waly, pour l’amener chez les pères Libermann pour qu’il puisse accéder à une forme de formation pour faire de lui un homme qui sorte de cosmos local pour s’épanouir, et là Diogoye (père de Léopold Senghor) a réussi. Mais Senghor n’a jamais perdu ses informations qui étaient inscrites dans ses Adn. C’est pourquoi pour lui tout partait de la culture. Il disait que la culture est le début et la fin du développement. (…) Senghor était une synthèse parfaite de l’enracinement dans l’africanité profonde et de l’ouverture sur le monde. (…)
UN CHRÉTIEN PARMI LES MUSULMANS
‘’Le président Senghor a été baptisé à Djilor. Il est passé ensuite au collège Libermann à 6 km de Joal. Il est resté là jusqu’au moment où il a eu ce qu’on appelle maintenant l’entrée en sixième. Le président Senghor, initialement, son ambition était de devenir prêtre. Il avait déjà commencé ses cours de séminariste. Mais il était très protestataire. Lorsqu’il arrivait, dans ses cours au séminaire, que la primauté des Blancs sur les Noirs reprenait surface, il protestait. La communauté a dit qu’il n’était pas fait pour être prêtre. Parce que c’était un homme qui savait dire non. Il a été invité à quitter le séminaire pour mettre fin à son ambition d’être prêtre. Lorsqu’il était président, il faisait venir un prêtre chaque dimanche, quand il était là, pour faire la messe au palais, pour ne pas déranger les fidèles chrétiens à la cathédrale. Et souvent il passait le weekend à Poponguine à 80 km d’ici. Senghor avait un lien très étroit avec la religion. (…) Mais, il disait : ‘Moi je suis chrétien, mais je respecte les trois religions révélées.’ Il trouvait une alliance objective entre l’esprit de la laïcité, qui permet à l’Etat de travailler sans être dirigé par la religion, sinon on va en théocratie, et le respect de la liberté des religions dans la pratique quotidienne. Senghor considérait la laïcité comme un moyen de diriger la communauté dans le respect des religions des uns et des autres. (…) Il recevait l’évêque de Dakar comme il recevait les marabouts de Touba, de Tivaouane, de Médina Baye, de Ndiassane, il recevait tout le monde. (…)
LA PREMIÈRE RENCONTRE NIASSE-SENGHOR
‘’C’était le 5 mai 1957 à Saint-Louis. Amath Danssoko était mon maitre en matière de grève scolaire et j’étais l’un de ses adjoints. J’avais 17 ans j’étais en Seconde au Lycée Faidherbe. Nous avions fait une grève de 21 jours au Lycée Faidherbe. Le Président Senghor a estimé que c’était une perte pour les futurs services sénégalais. Alors il y a eu des négociations à l’Assemblée territoriale du Sénégal. Nous y sommes allés, nous étions sept. J’étais le plus jeune. Amath Danssoko était le chef de la délégation pour les négociations. Et on m’a désigné comme porte-parole. Quand nous sommes arrivés, il y avait le président Senghor, il y avait Ibrahim Seydou Ndaw, président l’Assemblée territoriale, il y avait André Guillabert, il avait le maire de Saint-Louis, et quelques autres leaders, conseillers territoriaux et hommes politiques sénégalais. La réunion a duré trois heures. Amath Danssoko était le débatteur et moi on m’avait chargé d’expliquer. En expliquant, parfois, il m’était arrivé de faire des références à Homère, parce que j’étais un ‘’classique’’. (…) C’est à cette occasion là que j’ai rencontré le président Senghor pour la première fois. Une semaine après le président Senghor avait demandé à me rencontrer. Lorsqu’il m’a reçu, on a parlé de la politique. On a beaucoup parlé des civilisations grecques ; il m’a donné un cours pour m’encourager à m’intéresser à la Grèce antique et à la Rome antique.
‘’MON PREMIER TEXTE POUR SENGHOR’’
‘’Quand je suis rentré de France, Senghor m’a nommé directeur de cabinet deux années et demi après. J’étais sorti major de l’école nationale d’administration en 67. Quand nous sommes tous rentrés, au mois de mars 69, chacun a cherché un poste. Moi, je n’avais rien demandé. Je suis resté chez mes cousins à la Gueule Tapée. Le président Senghor m’a reçu le 29 mars 1969. Quand je suis arrivé, il m’a dit : ‘Moustapha tu es sorti premier, je vais t’envoyer comme sous-préfet à Ziguinchor.’ J’étais très heureux de partir. Une semaine après, il m’appelle pour me dire : ‘J’ai réfléchi, je vais t’envoyer à l’Information. Je viens de nommer Abdoulaye Diack comme commissaire à l’Information, je pense que tu pourras l’aider et on va travailler ensemble parce qu’il faut changer le mode d’informer les Sénégalais.’ Deux ans et demi plus tard, il m’a convoqué pour me mettre à la tête de son cabinet. Quand je suis arrivé, le 4 mars 1970, il m’appelle et me demande de lui rédiger un texte sur ‘’L’éthique à Nicomaque’’. Je suis allé approfondir mes recherches et je lui ai fait un texte de 48 pages. Sur les 48 pages, il n’en restait que 2, tout le reste était raturé. Et j’en étais heureux. Ainsi de suite pendant trois ans et demi, jusqu’au jour où il m’a dit : ‘Maintenant je te lâche comme on lâche les pilotes. Jusqu’à présent tu étais copilote, maintenant je te nomme commandant de bord.’
LES RETROUVAILLES AVEC MAMADOU DIA
‘’(…) Quand le Président Mamadou Dia est sorti de prison, il a exprimé le souhait de rendre visite au président Senghor. Le président Senghor a accepté avec plaisir. D’autre types de Sénégalais n’auraient jamais fait ce choix : sortir de 12 années s’incarcération et souhaiter rencontrer son adversaire. Quand le président Dia est arrivé, ils se sont serrés la main et le président Dia a demandé : ‘’Sédar, on ne s’embrasse plus ?’’ Et ils se sont embrassé tous les deux. C’était un grand moment d’émotion et ils sont restés une heure à parler. Et quelques semaines après, meurt la maman du président Dia. Le président Senghor prend son stylo et écrit une lettre en ces termes : ‘’Mon cher Mamadou, nous venons de perdre, toi et moi, notre maman. Tu sais, comme je le sais, qu’une mère est irremplaçable. Je te présente mes condoléances…’’ Il m’a fait lire la lettre. Et je suis allé la porter au président Dia.
LES MALENTENDUS AVEC CHEIKH ANTA DIOP
‘’Ce sont les circonstances et les malentendus qui ont (tendu les rapports entre) Senghor et Cheikh Anta Diop, ce n’était pas quelque chose de prémédité et d’organisé. Ils avaient des visions différentes. Senghor s’est retrouvé dans le microcosme de la politique française conduisant à l’indépendance dans des conditions qui n’étaient pas celle que préférait Cheikh Anta Diop. Ce qui est plus important, c’est qu’au mois de décembre 1985, autour de la piscine du Téranga, lorsque Cheikh Anta et Senghor se sont retrouvés tous les deux avec le père de Boucounta Diallo et moi-même. C’était le jour du mariage de Me Boucounta Diallo. C’était une sorte d’osmose entre les deux. Rappelez-vous que Cheikh Anta Diop est mort avant Senghor. Senghor était malheureux. Immédiatement, il a pris contact avec Théophile Obenga, qui était l’un des disciples de Cheikh Anta pour lui demander de poursuivre l’œuvre de Cheikh Anta Diop, une œuvre de résurrection de l’Afrique.
LA “DÉSENGHORISATION”
‘’(…) Il y a eu un mouvement. Certains d’entre nous n’ont pas accepté ce qui se faisait, ils ont été mis de côté. C’était logique parce que c’est Abdou Diouf qui avait le pouvoir, mais en réalité est-ce lui qui a décidé de ‘’désenghoriser’’ ? N’est-ce pas la décision de suppôts, des collaborateurs zélés qui pensaient que ‘’désenghoriser’’, c’était effacer l’image de Senghor pour qu’aucun exercice de comparaison ne puisse être possible entre Senghor et Diouf ? Maintenant, accuser Abdou Diouf d’avoir ‘’désenghorisé’’, à mon avis, ce serait une querelle politique qui n’est pas de mise. Des collaborateurs à lui ont pensé qu’effacer les images de Senghor, détruire les bandes sonores de Senghor, c’était tuer Senghor. Mais, on ne tue pas une idée.
SENGHOR ET L’ARGENT
‘’(…) Senghor avait en horreur l’argent. On dit souvent, et c’est vrai, qu’il confondait les billets de 5 000 francs Cfa et les billets de 10 000. Je n’ai jamais vu le président Senghor avec de l’argent dans sa poche. Nous avons fait plus de 200 voyages à l’étranger, je ne l’ai jamais vu toucher de l’argent. Il préférait le papier blanc au papier argent. Une anecdote : une de ses sœurs qui habitait Thiès est venue lui rendre visite à la veille de Noël, un 23 décembre. Il m’appelle et me dit : ‘Tu t’occupes de ma sœur, tu lui donnes 20 000 francs Cfa’. Je lui ai dit que 20 000, ce n’est pas le prix d’une chèvre. J’ai proposé de lui donner au moins 100 000. Mais il m’a répondu que c’est le salaire un d’un haut fonctionnaire : ‘Les gens travaillent pendant trente jours pour avoir ça et tu veux que je les lui donne’ . Finalement on a appelé Amadou Ly qui lui a remis 100 000. Senghor n’avait pas une notion précise de l’argent.
‘’Le 3 janvier 1981, quand il a passé le service à Abdou Diouf, Senghor rentrait en France avec son épouse. A l’aéroport, l’ambassadeur de la République d’Arabie Saoudite à Dakar, Mohamed Velayati, était à l’aéroport pour dire au revoir au président Senghor. Il a sorti un chèque de un million de dollar, ce qui faisait 500 millions de francs Cfa à l’époque (250 millions de francs Cfa en fait, puisque c’était avant la dévaluation, Ndlr). Il a dit qu’il a reçu ce chèque du roi d’Arabie Saoudite pour aider Senghor à passer une retraite tranquille. Senghor a endossé le chèque à l’ordre de la fondation qui porte son nom. C’est avec cet argent que la fondation fonctionne encore aujourd’hui. Il reste aujourd’hui 118 millions de francs Cfa du montant. (…)
LA “BELLE HISTOIRE” DES “DENTS DE LA MER”
‘’Les dents de la mer, c’est une belle histoire et elle mérite d’être connue. Ce terrain là appartenait à l’ambassade du Canada. Le présidant Senghor avait un terrain ici à l’angle (face à l’Assemblée nationale) qu’il avait acheté dans les années 52-54. Quand il a décidé de construire une maison à Dakar, il a dit qu’il n’ose pas construire une maison en face de palais de l’Assemblée nationale, que ce serait un défi à la République. Il a refusé de construire sa résidence ici. Il a chargé Amadou Ly, qui était secrétaire général de la présidence, ancien directeur général de la Sicap, et moi, de trouver un terrain. De fil en aiguille nous avons appris que le Canada souhaitait avoir un terrain au plateau et que le Canada possédait ce terrain-là (sur lequel est bâti la résidence des ‘’Dents de la mer’’). Nous avons pris contact avec le gouvernement canadien qui a accepté de faire l’échange. Ce sont les étudiants de Dakar qui ont baptisé cette résidence. Comme la clôture a la forme des dents de scie et comme c’est en face de la mer, ils ont baptisé la résidence les ‘’Dents de la mer’’ et Senghor a trouvé que c’est une bonne appellation, et il l’a adoptée.’’