POUR UNE COMMISSION VÉRITÉ ET RÉCONCILIATION
L’escalade de la violence langagière, physique et les références anthropologiques, ne doit cependant pas nous aveugler. Au point d’ignorer les chances de relance et de renouvellement d’un dialogue politique novateur

Je n’ai pas réussi à retrouver un sommeil réparateur depuis les récentes et violentes déclarations de l’ancien Président Wade à l’encontre du président Macky Sall. Revenu participer à l’éveil de la mémoire de l’exploitation du continent, je ne pouvais être insensible aux résurgences manifestes d’une époque coloniale qui continue de s’inviter dans notre actualité.
Ne voulant céder ni à l’extrême émotivité ni à la réactivité, tares courantes aussi sous ces cieux, j’ai souffert en silence pour observer le recul nécessaire à une analyse proactive. En effet, si l’escalade de la violence langagière, physique et les références anthropologiques qu’elles colportent révèlent un niveau de tension politique inédit dans l’histoire politique du Sénégal, elle ne doit cependant pas nous aveugler. Au point d’ignorer les chances de relance et de renouvellement d’un dialogue politique novateur.
Le concert quasi-unanime de condamnations des propos de l’ancien Président ne doit évidemment pas être l’arbre qui cache la forêt. Il est bien aisé devant le clavier de son ordinateur, dans les cafés et Tangana ou sur les plateaux de télévision de déplorer ce dérapage.
De désigner Abdoulaye Wade comme le mal absolu qu’il faut extirper. D’en faire un extra-terrestre. Une erreur de l’histoire. De commettre exactement la même bévue que celle du régime du Président Macky Sall.
L’erreur du Président Macky Sall a été, effectivement, de manquer de lucidité et d’autorité non pour imposer ses vues mais pour distinguer entre ce qui est nécessaire et ce qui est illusoire, ce qui est juste et ce qui est légal. Ce n’est pourtant pas tant qu’il ne connaisse pas les Sénégalais.
Malgré son introversion, il est de tous les leaders de ce début du 21ème siècle, celui qui a le mieux compris le peuple sénégalais. S’attachant à prévenir ses demandes et besoins, il a coiffé au poteau nombre de ses rivaux qui alimentaient une perspective révolutionnaire illusoire dans un pays comme le nôtre.
Aveuglé néanmoins par la rapidité d’une victoire électorale imprévue, le Président Sall a trop tôt cédé à des groupes de pressions et lobbys dont les analyses et les solutions importées sont démenties quotidiennement par les populations locales.
L’erreur des journalistes et du monde des médias (le nôtre y compris) c’est de confondre information et injure, renseignement et rumeur. D’être l’otage consentant et complice d’une entreprise de démocratisation de l’information inédite dans l’histoire. Subjugué par internet et les réseaux sociaux, le monde de l’information est bousculé par l’émotion, la précipitation, la diffamation gratuite, la provocation permanente et la fébrilité qui discréditent et remplacent les nouvelles avec une frénésie démentielle.
Résultat du compte : des discussions de pause-café, de Tangana ou de salons envahissent désormais nos quotidiens et intimités brouillant notre lucidité et, plus inquiétant, semant, dans les malléables cerveaux de notre jeunesse, les germes d’une violence sociale et politique dont les explosions sont de plus en plus régulières.
Il n’y a qu’à regarder le contenu de nos émissions de télévision, de radios et des forums de discussion où la bave à la commissure des lèvres, on s’entredéchire avec jouissance, où l’obscénité la plus désolante est enrobée dans une grande explosion de danses, de rires et de pleurs, où l’on rivalise dans la provocation, le mépris et l’agressivité pour défendre tout et son contraire. Ressassée journellement et impunément, cette culture participe d’une vaste entreprise de lavage de cerveau.
Avec cependant, la bonne conscience d’agir au profit du peuple et de son éducation. Chacun se drapant derrière les formules creuses et les lieux communs d’une religion domestiquée à outrance qui elle même en est devenue l’otage. Cette libération, cette banalisation de la parole autorise toutes les dérives, nourrit toutes les ambitions et s’insinue partout sous la bonne garde de promoteurs déterminés à préserver leurs rentes.
La voici, la violence quotidienne que nous infligeons à notre jeunesse. Elle est autrement plus désastreuse que les pathétiques élucubrations d’un homme qui a renié ses fils. Condamner Abdoulaye Wade ne sert à rien. Soutenir Abdoulaye Wade est vain. Ce Sénégalais, qui fut le premier d’entre nous, est devenu un père blessé. Abasourdi par l’ampleur de ce qu’il considère comme une trahison.
Pour avoir porté au pouvoir et aux affaires la génération de Sénégalais qui dirige notre pays aujourd’hui, pour les avoir nourri du lait de sa chair et du souffle de son génie, cet homme, dont le grand âge n’a absolument pas brouillé la lucidité, livre un combat avec les seuls moyens dont il dispose désormais : sa culture et sa mémoire. Instruments si efficaces quand on sait le pouvoir des territoires de l’imaginaire. La mémoire reste un des outils politiques les plus redoutables.
En utilisant des références anthropologiques liées à la mémoire de l’esclavage et de la colonisation, Me Wade nous permet de lever le voile qui a été posé sur un crime contre l’humanité dont nous tardons à tirer les enseignements.
Quand une partie de l’Europe se défend vigoureusement, et avec une mauvaise foi confondante, d’avoir commis un tel forfait, préférant vanter «les aspects positifs» introduits, quand le monde arabe détourne les yeux sur une telle ignominie que sa foi réprouverait, il se trouve encore des Africains, une certaine élite, qui se gargarisent dans la vanité de descendre d’aristocrates réels ou imaginaires, de rois ou de chefs ne tirant leurs fortunes ou pouvoirs matériels et moraux que dans un système socio-économique d’exploitation des populations.
Tous négriers et tous descendants d’esclaves. La victoire de l’humanité s’incarne dans la notion de crime contre l’humanité qui nous associe tous dans la reconnaissance de la noblesse des résistants, de ceux qui ont refusé l’anéantissement, de ceux qui ont déterminé un sens nouveau et fédérateur de l’humaine condition.
Perçues partout comme répréhensible légalement et moralement, l’exploitation et la discrimination relèguent dans les consciences modernes un maître perçu comme criminel dont nul ne se glorifie et chante la gloire de l’esclave, un martyr, à l’image de Spartacus, de Toussaint Louverture, de Martin Luther King, de Lumumba ou de Mandela.
Pourquoi, l’Afrique, continent le plus maltraité par la mondialisation, reste le territoire où les résurgences criminelles sont les plus vivaces ? Au Sénégal, celles-ci étaient jusque-là dissimulées sous des rapports sociaux dont l’hypocrisie n’échappe à personne.
Les hiérarchisations sociales et l’histoire tragique de la colonisation ont totalement bouleversé notre rapport au mérite et à la réussite. Incapable de croire à la vertu personnelle et au travail, une sorte de pensée magique nous oblige à attribuer nos réussites à un héritage aristocratique que nous sommes prêts à fabriquer de toutes pièces.
Le chaos n’est donc pas là où on le croit. Le chaos c’est d’avoir pensé qu’il suffit de couper des têtes pour empêcher l’hydre de la corruption de prospérer. C’est de vouloir reproduire au Sénégal la perspective révolutionnaire française qui elle-même devra attendre plusieurs siècles avant d’arriver à abolir les tenaces privilèges des puissants. Pourtant, nul besoin d’être marabout pour savoir que ce peuple sénégalais n’est pas prêt à des règlements de compte de cette radicalité.
Supportant leur vie de peine et de tourment avec une endurance et une sérénité stupéfiantes, les électeurs sénégalais ont pris le temps et d’infinies précautions pour se défaire de leurs dirigeants successifs sans fondamentalement bouleverser les rapports sociaux.
C’est pour cela que «la traque des biens mal acquis» est sinon prématurée, du moins porteuse des germes de divisions et de tensions dont nul ne peut prévoir les désastres. La manière dont on s’y est pris, les hésitations, les aveuglements et maladresses révèlent l’ambivalence et la gêne de tous les acteurs du dossier. Et surtout, le malaise grandissant d’un peuple qui n’a jamais désiré une telle entreprise parce que dans sa sagesse historique, il sait le grondement intérieur, le tsunami, qui risque d’emporter tout.
Ce que de plus en plus de Sénégalais qualifient de «chasse aux sorcières», semble concocté par une élite d’opposants déterminés mais dont la conception de la politique «la fin justifie les moyens», est dénoncée par les nouvelles demandes d’éthique.
Nous devons savoir tout cela, non pas pour désespérer de l’homme sénégalais et nous enfermer dans la défaite, mais plutôt pour comprendre, avoir le sens du contexte, comprendre les différentes dimensions de la problématique sénégalaise. Pour dépasser les aigreurs, rancœurs enracinées dans des positions acquises, il importe de saisir leurs soubassements idéologiques.
Les mots ne sont jamais innocents. Les déclarations transmettent une charge politique et symbolique dont nous devons prévenir et évaluer la profondeur et les enjeux. Avec dignité, élégance et adresse, nous avons à manier des concepts qui rassemblent et unifient.
Une commission Vérité et Réconciliation
Personne n’est dupe des considérables détournements financiers illicites qui ont jalonné l’histoire politique du Sénégal. Et tout le monde en a profité directement ou indirectement. S’il est vrai que la première alternance de 2000, avec la libéralisation et «l’informalisation» de l’économie et de la politique, nous a fait atteindre non seulement des niveaux faramineux d’enrichissement mais surtout, et c’est plus choquant, une vanité, un affichage et une quasi-glorification de la corruption, il reste que ce mal s’est insinué au plus profond de nous-mêmes, de nos familles, ethnies, confréries, professions, etc.
La condamnation de deux ou trois personnes, fut-ce pour l’exemple, ne résoudra pas cette question. Au contraire cela risque de radicaliser davantage la situation politique, de délégitimer l’action du gouvernement et de rompre l’équilibre social nécessaire aux ambitieuses et prometteuses politiques de développement du Président Macky Sall.
A ceux parmi les hommes politiques qui sont tentés de se réjouir de ce combat d’éléphants, pensant récupérer les restes, à ceux qui parmi les intellectuels, font la moue en se désolant de ce spectacle en regardant ailleurs, à ceux qui parmi les journalistes font leurs choux gras de cette situation, je préviens que nul n’en sortira indemne. Notre jeunesse mérite que nous lui donnions des raisons d’espérer. La longue nuit noire de l’esclavage et de la colonisation ne sera rien face aux tourments intérieurs qui risquent de nous consumer.
Et nous poursuivrons ces vers de Aimé Césaire: «Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l’attitude stérile du spectateur, car la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleurs n’est pas un proscenium, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse... » Cahier d’un retour au pays natal
La corruption endémique de la société sénégalaise nécessite un traitement en profondeur. Une commission Vérité et Réconciliation. Un «Ndeup collectif». Une grande cérémonie d’exorcisme où l’on pourra assurer à tous, politiques ou fonctionnaires, liberté, respect et écoute. Si c’est le prix à payer pour endiguer et extirper cette gangrène de la corruption. De la haine de soi. Des autres. De son peuple. De son pays. Il est encore temps.
C’est la sortie par le haut de cette impasse. Les forces traditionnelles de régulation socio-politiques ayant manifestement failli dans leurs médiations, une nouvelle alliance est possible. Un nouveau pacte. Une nouvelle République. Une République authentiquement sénégalaise car issue de notre réalité et de nos besoins actuels.
Il s’agit de s’attacher avec courage, lucidité et honnêteté à déconstruire l’appareil idéologique d’asservissement qui fait de nous la risée de notre Diaspora et du monde. Je lance un appel à toutes les forces sociales et politiques, aux intellectuels, au Sénégal et dans la diaspora, aux éducateurs et militants des droits humains, aux travailleurs à réfléchir à cette proposition et à participer à ces nouvelles Assises pour créer une nouvelle République.
Je voudrais conclure en réaffirmant ma conviction que le passé porte le présent comme une mère son enfant. C’est la réappropriation de notre mémoire qui nous permet de créer ce citoyen sénégalais nouveau. Enseigner et vulgariser une histoire revisitée à l’aune de mémoires ouvertes où les erreurs du passé n’alimentent plus les haines d’aujourd’hui où les amitiés d’hier restent le bouclier de la paix, de la stabilité et de l’émancipation.