"SAVOIR SE VENDRE POUR S’INSÉRER PROFESSIONNELLEMENT..."
JOSEPH FRANÇOIS CABRAL, DIRECTEUR DE L’ÉCOLE DOCTORALE JPEG
Le constat est établi, les sortants des universités publiques sénégalaises, surtout de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, ont un problème de compétitivité sur le marché. Ils ont certes les fondamentaux mais la façon de se vendre fait défaut. Le Pr. Joseph François Cabral, par ailleurs directeur de l’école doctorale des sciences juridiques, politiques économiques et de gestion ED/ JPEG qui tient ces propos, revient dans cet entretien sur la panoplie de mesures mises en œuvre pour renverser la tendance.
Quel doit être, selon vous, le rôle du chercheur dans les sociétés modernes ?
Il y a deux rôles qui sont assez importants. Le chercheur doit concourir à faire en sorte que la science avance, repousser tout le temps les frontières de la connaissance. Le chercheur doit aussi pouvoir aider à la prise de décision, ce qui concourt à améliorer le progrès de la liberté. Ces deux rôles sont assez fondamentaux. Lorsque vous regardez le passage de la physique avec Newton, à la science aéronautique et spatiale, vous constaterez que des progrès immenses ont été faits. Aujourd’hui, nous en sommes à communiquer avec le cellulaire. Nous ne savons pas toute la somme des efforts consentis pour repousser tout le temps la frontière des connaissances afin de nous rendre la vie aussi facile.
Est-ce que les chercheurs sénégalais sont au cœur de ces deux problématiques ?
Pour ce qui est de repousser tout le temps les frontières des connaissances, les chercheurs au Sénégal le font très bien. Ce n’est pas un hasard si l’UCAD est classée première parmi les universités francophones de l’Afrique. Ici, les gens font la recherche de façon volontariste. Nous n’avons certes pas de ressources comme les chercheurs des pays du Nord mais parvenons, tout de même, à faire des productions scientifiques de haute facture dans les universités de Dakar, Saint-Louis, Bambey etc. Le chercheur doit participer à éclairer la décision dans une société, autrement, elle va vers le tâtonnement. Ce qui veut dire un gaspillage des ressources. On va droit vers l’erreur pour revenir à la case départ, mais entretemps, beaucoup de ressources auront été gaspillées. Le chercheur doit pouvoir être là pour apporter un éclairage dans la prise de décision. Si vous prenez le staff du président des USA par exemple, des prix Nobel de Physique et d’Économie y figurent. Tout cela lui permet d’avoir toutes les alternatives sur la table au moment de prendre une décision. Le rôle du chercheur, ce n’est pas la politique mais de donner la carte du possible. Maintenant, c’est au décideur de prendre en compte les options déclinées par le chercheur.
Est-ce qu’on note une efficience dans la mise en pratique de ces recherches ? Parce que souvent on remarque que les travaux sont rangés dans les tiroirs de l’Université...
Il y a les deux. Il y a des papiers scientifiques très bons que l’on retrouve dans les revues du Nord et qui sont produits au niveau local. Ce qui veut dire que la reconnaissance est consacrée par les pairs et cela permet de faire avancer la science car les collègues se servent aussi de ces travaux. J’étais en discussion avec le professeur Sakhir Thiam de l’université Dakar-Bourguiba. Il me confiait qu’un jour, il y avait une problématique que les mathématiciens n’arrivaient pas à résoudre. Il a eu l’intuition de tenir le bon bout et a réglé ce problème que des équipes en Europe de l’Est ont essayé de résoudre en vain. Soit on permet au chercheur d’aider à la prise de décision, soit le chercheur reste dans ce qu’il sait faire : produire la connaissance.
"Innovation et créativité" constituent le thème des "Doctoriales 2014", les universités publiques telles que l’UCAD semblent s’ouvrir aux exigences d’un monde professionnel. N’est-ce pas une demande qui a toujours été là ?
C’est une demande qui a, effectivement, toujours été là. Nous avons eu un retard à l’allumage et c’est une bonne chose qu’une compétition vienne de la part du segment supérieur. Si vous regardez comment on s’organise avec le comité scientifique et le comité d’organisation, nous essayons de mettre l’accent sur ce qui ne va pas dans l’accompagnement des étudiants en doctorat. Et nous tâchons d’apporter des orientations jusqu’à leur sortie. Ils ont un problème d’employabilité, les fondamentaux sont là, mais il reste cette petite touche pour qu’ils soient compétitifs sur le marché du travail. Ça se joue sur de petits leviers. La communication est primordiale à ce niveau et nous l’avons intégrée. Il s’agit de voir comment faire pour convaincre, sortir de son coin, aller vers le reste de la communauté scientifique. Lorsque je veux aller vers le marché, il faudrait que j’aie une idée du bilan de ce que j’ai comme acquisition cognitive. La façon de se vendre pour s’insérer professionnellement n’est pas trop travaillée à l’université.
Les instituts de formations ne sont-ils pas en train de damer le pion aux universités à ce niveau ?
Ils ont très tôt compris que s’ils veulent augmenter leur part de marché, ce n’est que par là qu’ils peuvent passer. En regardant la plupart des produits des instituts de formation, on constate qu’ils font leurs armes à l’université d’abord. Il faut l’avouer, c’est leur avantage d’être en petits nombres, coachés comme il se doit. A l’université, nous essayons de mettre le maximum de dispositifs pour que nos étudiants soient plus compétitifs sur le marché à leur sortie. Nous avons des segments dans l’université qui arrivent à le faire, comme l’ESP qui est un département tertiaire, l’IFACE qui est un institut interne de la Faculté, les deux sont très présents et constituent des références.
Vous êtes nouvellement nommé directeur de l’école doctorale des sciences juridiques, politiques, économiques et de gestion (ED/JPEG), quels sont les défis qui s’offrent à vous ?
Ma feuille de route sur les trois années est articulée autour de deux objectifs : mettre en place un cadre de recherche qui soit assez stimulant pour que les collègues aient envie de venir ; mais aussi un dispositif de formation doctorale qui soit le plus optimal, en innovant, en cherchant des praticiens qui viennent en dehors de l’université et en repérant les personnes ressources qui peuvent nous permettre de corriger ce que nous avons comme défaut. Derrière, il y a des instruments qui permettent de réussir plus facilement. C’est le cas de la levée de fonds, car je me rends compte que le financement public est très limité. Il faudra mettre en place des infrastructures et des équipements assez adéquats pour l’école et le laboratoire qui constituent les éléments du puzzle de l’école doctorale. Heureusement, nous irons bientôt à l’UCAD III qui est un milieu dédié à la recherche et à l’innovation. Dans ce processus, il faut le répéter, la communication est importante. Nous autres universitaires avons tendance à penser qu’en dehors de l’université, les autres comprennent aisément ce que nous faisons. Ce qui n’est pas toujours le cas. Nous travaillons à rendre plus visibles nos thèses et les articles publiés par nos doctorants. On veut rendre visible l’école doctorale en mettant en place un dispositif de communication mais également une plate-forme avec un site web.
La direction de la recherche pose problème, selon plusieurs étudiants qui regrettent parfois l’absence de leur directeur de thèse. Comment pallier le phénomène à votre avis ?
Ce que nous avons essayé de faire cette année avec le champ économie, c’est d’organiser, au-delà du laboratoire, pour tous les champs, une équipe constituée de cinq doctorants. Tous les mois, nous voulons avoir un moment scientifique dédié aux différents champs. Les doctorants qui ont constitué ces équipes ont pour rôle d’aller chercher des présentateurs. J’invite à ce niveau les collègues à venir pour permettre aux doctorants d’apprendre. Ce qu’ils ont bien fait dernièrement dans les "Doctoriales" avec des séances de travaux très intéressantes. C’est déjà opérationnalisé pour l’Economie, le Droit public. Gorée Institute a voulu s’associer à ce travail et nous avons promis d’accueillir la première session économie. J’ai négocié avec une institution américaine basée à Dakar ainsi qu’avec l’ISRA un partenariat. L’idée est d’organiser très souvent des moments scientifiques avec les doctorants, mais aussi les praticiens. La deuxième partie, c’est de mettre l’accent sur la relation entre le doctorant et son directeur qui pose problème lorsque ce dernier n’est pas disponible. On va faire en sorte que les labos soient les points d’ancrage de ces jeunes chercheurs en incubation qui deviendront seniors. Nous voulons mettre en place un dispositif d’incitation à l’image des labos, plus enclins à accueillir les doctorants plutôt que de les laisser errer.
Inscrivez-vous vos actions dans une dynamique de booster davantage la recherche à travers des coopérations sud-sud ou nord-sud ?
Nous avons déjà commencé en allant voir la mairie de Dakar, c’était dans l’esprit de sortir de ce schéma classique des ressources publiques. Ce qui nous a valu un prix, de 3 millions, de la Ville de Dakar (VDD), qui sera décerné aux lauréats du concours "Ma thèse en trois minutes". La mairie a également mis à notre disposition deux millions pour couvrir les charges des "Doctoriales". En plus de cela, nous avons un avenant avec la mairie qui nous donne la possibilité d’exposer les posters et les logos pendant trois ans. Mais aussi, la possibilité de travailler sur les questions de la VDD et nous avons plusieurs labos qui peuvent être intéressés. Nous avons pu avoir de la VDD la possibilité de travailler avec des universités, des villes jumelles de la mairie, ce qui donne déjà un premier protocole. La suite, c’est d’aller chercher le privé car la plupart de ce qui s’y trouve vient d’ici. Il faut qu’il y ait un jeu aller-retour entre le privé et l’université pour que le premier puisse avoir des gains de productivité et aller conquérir d’autres marchés et que l’université de Dakar, en termes de feedback, puisse aller vers des questions de recherches qu’elle ne percevait pas. Nous avons demandé à une entreprise cotée de la place de siéger dans le conseil scientifique. Il ne faut pas laisser en rade tout ce qui est institution. Nous avons mis quelqu’un de la Banque mondiale dans le conseil scientifique parce que nous estimons que ces institutions ont leur place dans la manière dont nos politiques sont profilées. C’est valable pour le Bureau international du travail (BIT). La panoplie est vraiment large par rapport aux cibles que nous essayons de toucher. Sur le plan international, nous avons reçu de l’université de Las Palmas une invitation pour nouer une collaboration sur ce qui se fait là-bas au niveau doctoral. C’est valable pour Le Havre, Sherbrooke pour la mobilité de nos chercheurs et doctorants. Nous allons essayer d’entrer en contact avec des ambassades des pays du sud comme la Malaisie, pour comprendre la trajectoire de leur prospérité.