CHEIKH ANTA DIOP, UN GÉANT ENCORE PEU CONNU
Les œuvres du scientifique, linguiste, sociologue et anthropologue sont méconnues des élèves - Beaucoup en effet, ne connaissent l’égyptologue que de nom
Fin mars dernier, des étudiants de l’Université Cheikh Anta Diop (Ucad) se réclamant du « Mouvement carbone 14 » ont organisé une marche pour exiger l’enseignement des œuvres du célèbre savant sénégalais dans les programmes scolaires et universitaires. En plus de porter le nom de la plus grande université du Sénégal, Cheikh Anta Diop est considéré comme l’un des plus grands penseurs de l’Afrique. Le désir des étudiants témoigne de cette envie de la nouvelle génération de mieux se familiariser avec les livresde nos grandes figures historiques et scientifiques. Refondateur de l’histoire de l’Afrique par une recherche scientifique pluridisciplinaire, Cheikh Anta a tiré sa révérence le 07 février 1986. Toutefois, ses livres et activités restent encore peu connues aujourd’hui chez la plupart des jeunes.
Lycée Blaise Diagne. En ce début de matinée, un vent fort et poussiéreux souffle et agresse presque les yeux. L’ambiance des jours d’école n’est pas au rendez-vous dans cet établissement qui, d’habitude, grouille de monde. Les vacances de la Quinzaine de la jeunesse sont passées par là. Seuls quelques élèves de Première et de Terminale sont présents sur les lieux. Ils révisent ou suivent des cours de rattrapage. Parmi eux, certains affirment, en toute franchise, qu’ils n’ont aucune idée des thèses défendues par l’égyptologue. Son travail est encore considéré comme un mythe dans la conscience de ces apprenants. Coumba Badiaga, élève en classe de Terminale L’1A, en fait partie.« Je n’ai jamais étudié une œuvre de Cheikh Anta Diop. Ses ouvrages ne sont pas inscrits dans le programme. Mais, je sais au moins que c’est un homme politique », avoue-t-elle. Ses autres camarades embouchent la même trompette. Une situation qu’ils déplorent tout de même, car trouvant insensé d’étudier les œuvres littéraires de figures historiques étrangers, en lieu et place de certains livres d’érudits sénégalais comme Cheikh Anta Diop.
Au lycée Maurice Delafosse, le même décor s’offre à nous. Un calme y plat règne. Ici également, seuls quelques élèves du Club scientifique sont visibles dans la cour de l’école. Trouvé en pleine discussion avec ses camarades, un élève en Seconde SD, sous le couvert de l’anonymat, soutient que les œuvres de Cheikh Anta Diop ne sont pas inscrites au programme. Mais, en bon scientifique, il s’est débrouillé pour prendre connaissance de ses ouvrages, tels que « Nations nègres et culture », « Antériorité des civilisations nègres : mythe ou vérité historique ». «C’est à la bibliothèque du Centre culturel Blaise Senghor que j’ai eu à les lire parce que je voulais vraiment découvrir les écrits de ce grand scientifique pour pouvoir m’inspirer de lui », révèle le jeune élève, le sourire au coin des lèvres. Tout le contraire de Mamadou Sylla, élève en classe de Première S qui n’a pas une grande connaissance des travaux du dit chercheur.
Des clubs et cercles d’amis pour inverser la tendance
Il lui a fallu découvrir un pan du travail de Cheikh Anta pour demander à ce qu’on inscrive ses ouvrages dans le programme scolaire. « J’ai récemment découvert un de ses livres bilingues où il traduisait certains termes scientifiques en wolof pour montrer qu’on peut étudier la science en wolof. Je trouve que toutes ses œuvres doivent être inscrites au programme pour mieux aider les élèves à connaître le caractère multidimensionnel de Cheikh Anta Diop », indique le jeune Mamadou. D’ailleurs, le Club scientifique compte rendre un hommage au savant durant les journées scientifiques du lycée mixte Maurice Delafosse prévues le 4 mai prochain », dit-il.
Au lycée Lamine Guèye, c’est la même remarque. Mais ici, pour combler le vide, un cercle des amis de Cheikh Anta Diop a été mis en place par les élèves.
Un contenu parcellaire dans l’enseignement supérieur
Parrain de l’Université de Dakar, le travail de Cheikh Anta Diop est enseigné dans certains départements, souvent à partir de la Licence III. Par contre, au département d’Histoire, l’œuvre du professeur figure dans les programmes dès la Licence II/Section Egyptologie. Seulement, des voix en réclament davantage vu la dimension du savant. A la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Ucad, près de 32 000 étudiants sont inscrits. Mais,du fait des fêtes de la jeunesse, elle s’est un peu vidée d’une bonne partie de ses pensionnaires. Néanmoins, quelques étudiants y maintiennent le souffle de la vie. A notre passage au département d’Histoire, un des hauts lieux de diffusion des idées du Pr Cheikh Anta Diop, moins de dix étudiants étaient présents. Sur place, nous avons trouvé le Pr Alioune Dème. Interrogé sur la vulgarisation de l’œuvre de Cheikh Anta, il pense que des efforts sont faits dans leur département. D’après cet archéologue, dès la Licence II, les étudiants se familiarisent avec ses œuvres. « Il y a des cours sur lui en Licence II et III et en Master. C’est déjà quelque chose avec la Section d’Egyptologie », ajoute M. Dème.
« C’est le lieu de préciser que, pour le département d’Histoire, les idées de Cheikh Anta Diop sont enseignées depuis 1981, date de la levée des mesures qui le frappaient mais également date du retour de Babacar Sall, Babacar Diop et moi-même après une formation en France », révèle, pour sa part, le Pr Aboubacry Moussa Lam, enseignant audit département. Il est de ceux qui pensent qu’on devait enseigner l’œuvre de Cheikh Anta Diop dans les autres départements de l’Ucad. M. Lamplaide également pour la révision des contenus pédagogiques portant sur l’œuvre du savant. Secrétaire au département d’Histoire, Djiba Camara souligne qu’en première année, il y a des cours en Histoire moderne et contemporaine. « En Licence II, on enseigne l’œuvre de Cheikh Anta Diop,et tous les étudiants sont concernés. Pour la Licence 3, c’est la spécialisation», explique-t-il. Le Pr Dème exprime toutefois ses inquiétudes avec le départ à la retraite du Pr Lam, le seul titulaire en Egyptologie au département d’Histoire. « Si le Pr Lam part à la retraite en juillet prochain, ce sera la mort de l’Egyptologie au département d’Histoire », avertit-il.
Une pensée toujours incompréhensible
Lors d’une conférence animée en 2016, à l’occasion de la célébration de la disparition du savant, le Pr Babacar Sall, archéologue, avait déploré que l’actualité de la pensée de Cheikh Anta Diop reste toujours « incompréhensible » dans les esprits des Africains. « Les Noirs n’ont pas encore compris que leur devenir est lié à la connaissance de ce qu’ils ont été », avait martelé l’égyptologue. Pour quelqu’un comme l’historien et égyptologue congolais Théophile Obenga, qui a longtemps cheminé avec Cheikh Anta Diop, l’homme qui a donné son nom à l’Université de Dakar s’est fait distinguer par sa création de concepts. « C’est ma conviction, disait-il, car il a permis aux Africains d’assumer ensemble les combats ». Le disciple du chercheur regrette cependant cette « faiblesse conceptuelle qu’il y a chez les Africains », avec cette facilité qu’ils ont parfois à « s’approprier les choses des autres ». « A la lueur de l’analyse globale de son œuvre, on constate que Cheikh Anta Diop a sérieusement ébranlé l’idéologie européenne en démontrant scientifiquement l’origine monogénétique et africaine de l’humanité, l’origine africaine de la civilisation égyptienne, l’origine africaine du savoir grec sans oublier l’origine africaine des concepts philosophiques, des religions dites monothéistes », s’était réjoui Babacar Sall.
A la fois physicien, paléontologue, historien, anthropologue et linguiste, le savant sénégalais a démontré que l’Afrique était bien la première civilisation au monde. Un point de vue qui lui a valu de vives critiques en Occident et sur le continent. « L’œuvre intellectuelle de Cheikh Anta Diop nous révèle un vaste champ de connaissances précises et bien développées », avait soutenu le Pr Obenga. Son apport intellectuel dépasse de loin les cadres étroits que comprennent les classifications égyptologues, avait-il ajouté. Selon lui, le professeur fut aussi un scientifique méticuleux qui nous a laissé des chemins bien tracés dans des domaines aussi divers que la linguistique et la chimie, l‘économie politique et l’esthétique.
Encore des efforts à faire
Trouvée en face de la bibliothèque du département, Rougui Thiam, étudiante en Licence i, pense que le Sénégal doit faire beaucoup d’efforts,pour que l’œuvre du savant soit bien connue. Déjà, cette originaire de Ndendory,dans le département de Kanel, se félicite de sa présence dans le programme dès la Licence 2.
Etudiant guinéen ayant fait tout son cursus scolaire au Sénégal, Mamadou Saliou Barry, inscrit en Licence II au département d’Histoire, dit être fier de parler d’un grand savant, avocat du continent africain. « Pour son immense œuvre, Cheikh Anta Diop mérite plus de considération, notamment par la vulgarisation de son travail », estime-t-il. « L’œuvre de Cheikh Anta Diop n’est pas bien valorisée au Sénégal ; ce qui est dommage ! Elle est enseignée en classe de Terminale en philosophie et en Seconde en histoire. Mais, on peut faire plus », déclare Souleymane Diao, étudiant en Licence 1 en Histoire. Il souhaite que le travail de Cheikh Anta Diop soit au programme dès la Licence I. Un autre étudiant, en Master 2 en Histoirecette fois, prône, sous l’anonymat, un travail de vulgarisation dans d’autres départements de l’Ucad, à savoir en Géographie, Philosophie, Physique...
LABORATOIRE CARBONE 14
Immersion dans l’antre du savant
L’Institut fondamental d’Afrique noire (Ifan) abrite le Laboratoire carbone 14, une réalisation du Pr Cheikh Anta Diop connue essentiellement en datation à des fins archéologiques.
Derrière l’imposant bâtiment de l’Institut fondamental d’Afrique noire (Ifan), se trouve une petite bâtisse. Elle abrite le Laboratoire de carbone 14. Tout juste en face de l’entrée principale, une affiche est collée au mur. On peut y lire des détails sur sa date de création, en 1965, par Cheikh Anta Diop. « Ce laboratoire est le noyau d’un centre atomique des basses énergies où les techniques suivantes sont en cours d’application », lit-on sur l’affiche. « Le laboratoire est devenu fonctionnel en 1966 et les datations ont été faites jusqu’au début des années 1980. L’activité du laboratoire s’est arrêtée complètement en 1986, date de la mort de Cheikh Anta Diop », explique le Pr Maurice Ndèye, chef du labo. Selon lui, les travaux de recherche effectués portent essentiellement sur la datation à des finsarchéologiques, préhistoriques, géomorphologiques, hydro-chronologiques, géologiques, océanographiques, paléo-climatologiques, géochimiques, etc. Il y a aussi des mesures de faibles activités en vue de déterminer la pollution atmosphérique et océanique, la contamination de la végétation... Entre 1999 et 2001, le gouvernement sénégalais a donné son feu vert à la réhabilitation du laboratoire. Ceci a permis de restaurer le bâtiment, d’acquérir un nouvel équipement et d’avoir un laboratoire neuf et fonctionnel. « Les premières nouvelles datations commencèrent en 2003 après une calibration du compteur par les échantillons fournis par l’Aiea et l’Université Paris VI », renseigne-t-il. Après ces explications, M. Ndèye nous fait visiter les différents compartiments de cette structure où le savant sénégalais a passé une bonne partie de sa carrière. D’abord, la salle 1 qui est celle du prétraitement des échantillons. Ensuite, nous pénétrons dans la salle du musée. « Dans cette salle, on y retrouve tout le matériel qu’utilisait Cheikh Anta Diop. Il est devenu obsolète », dit-il. Ensuite, il y a la salle de prétraitement chimique où on traite la pollution marine. La salle de synthèse, comme son nom l’indique, reçoit les échantillons après le prétraitement. Enfin, il y a la salle de comptage où se trouve un compteur à scintillation liquide. « C’est dans ce compartiment que se pratique la datation, renseigne Maurice Ndèye qui dirige ce laboratoire depuis 2003.
Le Laboratoire de carbone 14 continue de recevoir des chercheurs, des enseignants et des étudiants. « Nous encadrons des étudiants. Chaque semaine, nous recevons aussi des élèves », note-t-il non sans préciser que l’infrastructure participe à l’animation scientifique de l’Ucad. D’ailleurs, le Labo a été choisi pour abriter la 22èmeConférence internationale sur le carbone 14 qui a eu lieu en 2015. « Depuis la découverte, par Frank Libby,en 1949, de la méthode de datation par le carbone 14, les spécialistes du genre se retrouvent, tous les trois ans, à l’occasion d’une conférence internationale, pour débattre des avancées des travaux et des découvertes dans ce domaine », informe M. Ndèye,soulignant que le Laboratoire participe régulièrement à ces rencontres. « De 2003 à 2012, notre laboratoire s’est distingué par des présentations scientifiques aux différentes conférences respectivement organisées par les villes de Wellington, Oxford, Hawaï et Paris », ajoute-t-il.
Même s’il fonctionne, fait savoir son chef, le labo est confronté à un problème de moyens. « Un laboratoire doit avoir un budget consistant. C’est un laboratoire de physique et de chimie, et cela demande beaucoup de moyens. Nous sommes régulièrement confrontés à des problèmes de budget », regrette le Pr Ndèye.