LE SAVANT ET LE POLITIQUE
Le programme de développement du Sénégal et de l’Afrique de Cheikh Anta Diop est encore d’une brulante actualité. Pourtant trente années après sa mort son impact politique est presque inexistant
Il y a deux Cheikh Anta Diop. L’un, le Savant, aura finalement connu la consécration de son vivant. L’autre, le Politique, ne s’est pas imposé de son vivant. Ni même aujourd’hui, 30 ans après sa mort.
Le Savant d’abord. Le Festival mondial des Arts Nègres l’avait déjà salué comme «l’auteur africain qui a exercé le plus d’influence sur le 20e siècle» et le professeur Djibril Samb a dit de son œuvre qu’elle est, «au sens propre du terme, encyclopédique c’est-à-dire qu’elle s’étend à toutes les régions du Savoir».
Les «thèses fondamentales» du Savant, pour parler comme Djibril Samb, sont essentiellement celles-ci : «l’antériorité des civilisations nègres», «l’Égypte comme une civilisation nègre» et «l’unité culturelle de l’Afrique». Il exposera ces thèses dans trois ouvrages majeurs : Nations négres et culture (1955), dont Aimé Césaire dira dans son Discours sur le colonialisme qu’il s’agit du «livre le plus audacieux qu'un nègre ait jamais écrit et qui comptera à n’en pas douter dans le réveil de l’Afrique», Antériorité des Civilisations Négres : mythe ou réalité (1967) et Civilisation ou Barbarie (1981).
Il les démontrera par une méthodologie mettant en œuvre en même temps plusieurs disciplines : l’histoire, l’archéologie, l’égyptologie, la sociologie, la linguistique et les sciences exactes et les défendra pendant les trente ans que dura sa carrière scientifique avec d’innombrables articles et communications et à travers de nombreuses conférences, colloques et cours magistraux.
Son écriture sans fioritures, alliant la précision et la rigueur du scientifique à la passion et au sens du détail de l’enseignant, son style à la fois polémiste et didactique, son éloquence de tribun et son sens de la répartie non dénué d’humour auront finalement raison de ses nombreux détracteurs, détracteurs objectifs mais incapables d’appréhender la prodigieuse «rupture épistémologique» qu’il opérait et détracteurs idéologiques qui sentaient «la terre se dérober sous leurs pieds».
Le Festival des arts nègres de Dakar, en 1966, sous l’égide d’Alioune Diop et d’Aimé Césaire, reconnaitra en lui «l’auteur africain qui a exercé le plus d’influence sur le 20e siècle».
L’UNESCO organisera à sa demande un colloque international qui réunira les plus éminents égyptologues du monde au Caire du 28 janvier au 3 février 1974 et aboutira en fait à la reconnaissance officielle de ses thèses.
L’UNESCO lui confiera de ce fait la rédaction du chapitre I de L’Histoire Générale de l’Afrique intitulé «L’origine des anciens Égyptiens».
Civilisation ou Barbarie qui reprend toutes ses thèses sur les fondements de la civilisation africaine, sur l’origine africaine de l’humanité, sur l’évolution des sociétés africaines, sur l’apport scientifique de l’Afrique à l’humanité et appelle à l’édification d’un véritable humanisme à l’échelle du monde marque le couronnement et le triomphe de son œuvre.
À partir de ce moment, Cheikh Anta Diop-le Savant avait triomphé, il s’était imposé dans le monde des idées et de la recherche scientifique.
D’ailleurs ses disciples dans les nombreuses disciplines qu’il a fécondés sont légion, pas seulement à l’Université de Dakar, qui porte maintenant son nom, avec les Professeurs Babacar Diop, Aboubacry Moussa Lam, notamment. Ils sont aussi au Congo avec Théophile Obenga, au Cameroun avec l'égyptologue Dou Kaya, les professeurs Kange Ewane et Oum Ndigi de l'Université de Yaoundé, au Niger, en Afrique du Sud, bref dans toute l’Afrique.
Aux États-Unis ses travaux ont suscité dès les années 1980 un nouveau courant de pensée et de recherche dit «Afro centrique» au sein des départements des «Black Studies». Ce courant animé notamment par Asante Molefi Kete s’est révélé extrêmement fécond et s’est propagé dans les Caraïbes (West Indies) et en Amérique Latine.
Mais Cheikh Anta fut autant un militant politique qu’un chercheur, un Savant. La recherche scientifique n’a jamais été pour lui la quête d’une reconnaissance académique ni une fin en soi, mais plutôt la fondation de l’action politique.
Il s’agit, dira-t-il, de «dégager les bases théoriques d’un dépassement de nos sociétés à castes, dépassement qui ne sera irréversible que s’il est fondé sur la connaissance du pourquoi des choses. N’est-ce pas cela, la révolution sociale, ou en tout cas un de ses aspects les plus importants dans nos pays ?»
Aussi militera-t-il activement dès les années 1950 pour l’indépendance et l’unité de l’Afrique. Au sein de l’association des étudiants du Rassemblement démocratique africain (RDA) dont il fut secrétaire général de 1950 à 1953 il milite contre «l’Union française» que la France proposait alors à l’intelligentsia pour empêcher l’indépendance de ses colonies.
Rentré au Sénégal en 1960, il met sur pied, un an plus tard, un parti d’opposition au régime du Président Léopold Senghor, le Bloc des masses sénégalaises (BMS). Il est arrêté en 1962 et détenu pendant un mois à la prison de Diourbel dans des conditions extrêmes qu’il rappellera souvent : «À 41 degré ; un demi degré de plus et mes neurones grillaient !» Le BMS est déclaré dissous dès 1963. Il le ressucite et enrôle des «Diaistes» (partisans du Président Mamadou Dia, destitué par Senghor, purgeant alors une peine de prison à perpétuité).
Le BMS n’est pas reconnu. Mais face à sa popularité, Senghor lui propose de se fondre dans son parti, moyennant 4 postes ministériels et ¼ des sièges de l’Assemblée nationale. Cheikh Anta Diop refuse le «deal» proposant plutôt une alliance des deux partis sur la base d’un programme de gouvernement à négocier. Son parti est interdit.
Il attendra 1976 pour créer un autre parti, le Rassemblement national démocratique (RND) qui regroupe sa propre mouvance de «nationalistes panafricanistes», des anciens dirigeants communistes de la mouvance du Parti Africain de l’Indépendance (P.A.I), des syndicalistes et des jeunes, étudiants et activistes de gauche.
Non conforme aux «3 courants de pensée» (socialiste, communiste et conservateur) définis par une loi qui venait d’être adoptée par le gouvernement Senghor, le RND ne sera reconnu qu’en 1981 à l’avènement du Président Abdou Diouf.
Auparavant le parti de Cheikh Anta Diop aura lutté pied à pied contre le régime du parti unique (notamment en diffusant aux plans national et international une pétition des cadres et intellectuels pour le multipartisme intégral), pour la liberté d’expression et le pluralisme de l’information (en publiant un journal Siggi puis Taxaw), pour les libertés syndicales (en favorisant la mise sur pied du premier syndicat des paysans et éleveurs et du Syndicat unique des enseignants du Sénégal, SUDES).
Le RND reprendra les différentes conclusions des thèses du Savant et formulera un programme de développement économique et social destiné à l’Afrique et au Sénégal. Point central de ce programme : la constitution d’un État fédéral africain car «seul un État fédéral continental ou subcontinental offre un espace politique et économique, en sécurité, suffisamment stabilisé pour qu’une formule rationnelle de développement économique de nos pays aux potentialités diverses puisse être mise en œuvre».
Autre point : la sécurité car elle «précède le développement… Un continent qui ne peut pas assurer sa propre sécurité militaire (...) n’est pas indépendant et ne peut pas se développer…».
Ce programme mettait en avant la nécessité d’utiliser les langues nationales : «Le développement dans une langue étrangère est impossible à moins que le processus d’acculturation ne soit achevé…, la démocratie dans une langue étrangère est un leurre…».
Il comprenait également tout un volet sur une politique énergétique recommandant «une forme de pluralisme énergétique associant harmonieusement les sources d’énergies : énergie hydroélectriques (barrages), énergie solaire, énergie nucléaire, hydrocarbures (pétrole), énergie thermonucléaire, hydrogène».
Pour le Sénégal en particulier, le programme de développement de Cheikh Anta Diop et du RND préconisait : «Si la phase transitoire vers une fédération africaine viable doit durer, il faudra qu’un petit État comme le Sénégal, sans verser dans l’élitisme, dispose coûte que coûte, d’un nombre suffisant de cadres techniques et scientifiques de niveau international possédant le savoir scientifique indispensable… Une société technicienne peut transformer le désert en oasis.»
Le Sénégal devait dans ce cas procéder à trois réformes fondamentales «liées» : «L’introduction des langues nationales dans l’enseignement, l’introduction des langues nationales au Parlement, dans l’appareil judiciaire et dans l’administration, les réformes de l’enseignement visant à atteindre le seuil de sécurité requis dans la formation de cadres moyens et de très haut niveau.»
On le voit le programme politique et de développement du Sénégal et de l’Afrique de Cheikh Anta et du RND, conçu dans les années 1970 à 1980, est encore d’une brulante actualité. Pourtant trente années après sa mort l’impact politique de Cheikh Anta Diop est presque inexistant. Le RND a éclaté en trois partis se réclamant chacun de lui. Et représentant à peine 1% de l’électorat. Beaucoup de ses compagnons se retrouvent désormais au sein du parti au pouvoir ou dans celui du Président Abdoulaye Wade.
Comment expliquer cet état de fait ? Cheikh Anta Diop et le RND ont-ils eu tort d’avoir eu raison trop tôt ? Ce pays est-il si profondément traditionaliste qu’il refuse le développement pour ne pas changer ?
Cheikh Anta Diop aurait peut être avancé cette explication qu’il avait donnée en 1979 à propos de la situation générale de l’Afrique : «C’est parce que des intellectuels et des cadres africains ont abdiqué leur responsabilité, ont préféré ronger des os, au lieu de s’occuper de l’essentiel, c’est-à-dire de la sauvegarde des droits imprescriptibles du citoyen, pensant que cela présentait moins de risque.»
Dans tous les cas le Politique tout comme le Savant aura laissé un legs inestimable qui, s’il est mis en œuvre, contribuera au développement du Sénégal et de l’Afrique.