«BEAUCOUP D’ARTISTES SE GARDENT DE PRENDRE DES RISQUES»
Palabres avec… Dr Ibrahima WANE, professeur de littérature et civilisations africaines à l’Ucad. Il porte son regard sur l’engagement des artistes lors des malheureux évènements relatifs à l’affaire Ousmane Sonko.
Titulaire d’un doctorat de troisième cycle de Lettres modernes et d’un doctorat d’État de Lettres et sciences humaines, le Docteur Ibrahima Wane est professeur de littérature et civilisations africaines à Université Cheikh Anta Diop de Dakar (l’UCAD). Il enseigne aussi l’histoire sociale de la musique à l’Institut supérieur des arts et cultures (ISAC) de Dakar. Wane est le directeur de la formation doctorale Études Africaines de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’UCAD et le premier vice-président du Réseau euro-africain de recherche sur les épopées (REARE). Ancien journaliste culturel, il a été de l’aventure du groupe Com 7 avant de collaborer avec le journal Taxi. En sa qualité d’Enseignant Chercheur, il travaille beaucoup sur la poésie et la musique populaire en Afrique de l’Ouest, les littératures écrites en langues africaines, les cultures urbaines et l’imaginaire politique. Souvent sollicité pour participer à des travaux scientifiques touchant à ces différents domaines, le Docteur Ibrahima Wane et une voix autorisée dans le milieu universitaire et culturel sénégalais. Il porte son regard sur l’engagement des artistes lors des malheureux évènements relatifs à l’affaire Ousmane Sonko.
Dr, lors des malheureux évènements que nous venons de vivre avez-vous senti un engagement physique des artistes pour les causes du peuple ?
Il y a une réalité sénégalaise bien établie depuis assez longtemps ; c’est que les artistes font partie de l’opinion. On les retrouve dans les rangs des observateurs et des acteurs de premier plan. Ceux du mouvement « Y’en a marre » ont des positions connues, régulièrement réaffirmées. Malal, Thiat et Kilifeu se sont encore retrouvés au cœur du combat. Nitt Doff et Mass, par exemple, affichent clairement leur appartenance à un camp, celui de Sonko. Plusieurs autres artistes se sont prononcés à travers des déclarations dans les médias et les réseaux sociaux ou à travers des œuvres produites pour la circonstance. Leurs messages ont porté selon les sensibilités sur la défense des libertés, l’indépendance de la justice ou la recherche de la paix et de la stabilité.
Qu’est-ce qui explique, selon vous, ce déficit d’engagement ?
Les artistes ne sont pas une classe homogène. Il s’agit d’individualités qui ont des rapports à la politique liés à leurs trajectoires respectives. Il s’y ajoute que les formes d’expression des sentiments et des opinions varient d’un acteur à un autre. La réactivité, comme le rythme de production, n’est pas la même partout. Beaucoup ont préféré jouer la carte de la prudence, en attendant d’avoir une lecture plus claire des faits, alors que les choses sont allées très vite. Nombreux sont donc ceux qui ont été pris de court.
Un artiste comme Chris Brown a tweeté pour se désoler de la situation au Sénégal. Au Nigeria, des artistes n’hésitent pas à sortir dans la rue. Qu’est ce qui explique, selon vous, cette exception sénégalaise ?
On idéalise peut-être trop les artistes. N’oublions pas que même pour défendre leurs propres intérêts, ils n’y vont de la même manière. Ils sont éparpillés dans plusieurs associations et empruntent des démarches quelque fois divergentes. S’attendre à une réaction collective et uniforme relève donc de la naïveté. Même parmi ceux qui ont directement agi ou réagi, il y a eu plusieurs niveaux et moments d’intervention. Il y a eu une première séquence où il a été surtout question de dénoncer un complot contre un opposant. Ensuite il s’est agi de prêcher pour une mobilisation citoyenne. Dans le troisième temps, il était surtout question d’appels à la paix. Et là, par exemple, même l’Ensemble lyrique traditionnel du Théâtre national Daniel Sorano est entré dans la danse en produisant un single qui réunit une dizaine de voix.
On a entendu les voix de Boubacar Boris Diop, Felwine Sarr, Moussa Sène Absa. Est- ce suffisant ?
C’est en tout cas important. Ces voix ont du poids. Elles ne passent pas inaperçues. D’autres intellectuels se sont aussi exprimés dans les médias, entre autres tribunes, ici et ailleurs. Des artistes ont clairement pris position en demandant à l’Etat d’arrêter la machine répressive pour éviter une spirale de violence infernale. L’on peut citer Lamtoro et Gaston, le duo du Positive Black Soul, Awadi et Duggy Tee, Daara J, Leuz Diwane J, Dip Doundou Guiss qui ont tous alerté. Ahlou Brick a apporté sans équivoque son soutien aux manifestations pour la libération des détenus. L’on a vu des jeunes artistes comme le célèbre humoriste Diaw dans la foule des protestataires. Il y a là bien des signes non négligeables.
Quelle analyse tirez- vous de la contribution de ces trois personnalités culturelles ?
Boubacar Boris Diop est l’un des plus grands romanciers de ce pays. L’on peut aussi parler de sa carrière de journaliste. Il est donc un observateur très attentif doublé d’un acteur précieux car il parle du haut de sa longue expérience. En tant que septuagénaire, il pouvait s’abstenir d’intervenir et dire que c’est aux jeunes dont l’avenir est en jeu d’aller au charbon. Il a choisi de rester sur le terrain. Evidemment Boris, c’est à la fois le plaisir du texte et le poids des idées. Felwine Sarr est d’une autre génération. Ayant comme nous tous lu Fanon, il a à cœur de remplir sa part de la mission. N’oubliez pas qu’il était en 2011 à la tête d’un groupe d’universitaires qui, pendant la crise préélectorale, avaient lancé un manifeste pour le respect de la Constitution. Il reste sur cette ligne de cohérence. Moussa Sène Absa a fait depuis longtemps la preuve de son engagement. Dans un contexte très difficile, en 2010, il a consacré tout un film aux dérives du régime de Wade : « Yoole ». Pour moi, il s’agit là de trois hommes debout, des sentinelles qui, à leur manière, invitent chacun d’entre nous à jouer sa partition.
Certains soutiennent que nos artistes sont plus préoccupés par leur confort personnel …
Il est vrai que beaucoup d’artistes se gardent de prendre des risques. Ils se disent que leurs fans ou auditeurs sont de tous les bords et qu’il vaut mieux rester équidistant des chapelles politiques. Il y a aussi la crainte de se faire manipuler ou le risque de s’aliéner les pouvoirs publics. Ils préfèrent donc souvent jouer la carte de la prudence et se contenter de sacrifier à l’acte civique rituel, le vote pour la plupart.
Comment analysez- vous les singles de Dip et Leuz Diwan ?
Ces singles montrent qu’on était très vite allé en besogne en reprochant à la nouvelle génération de rappeurs d’être peu engagée et d’être plus portée sur les mondanités. Le contexte national et international a toujours une influence sur les démarches artistiques. La situation qu’on a vécue a révélé qu’une bonne partie de ces rappeurs, qu’on avait classés sur le registre de l’ « entertainment », est très ancrée dans les réalités quotidiennes et n’est pas moins consciente que les aînés.
Les footballeurs internationaux ont également manifesté leur solidarité au peuple. C’est nouveau…
Oui, c’est aussi l’effet des réseaux sociaux. Aujourd’hui, on vit en temps réel tout ce qui se passe dans les différents endroits de la planète. Ces footballeurs évoluent aussi dans des pays où cette pratique est courante : l’expression de la solidarité, de la compassion, etc. à travers des tweets, posts, vidéos…
Pouvez-vous nous citer dans l’histoire de la musique sénégalaise des artistes engagés. Et dans quelles circonstances ?
L’engagement n’est pas que d’un bord. Le pouvoir a aussi toujours eu ses défenseurs. Il est vrai qu’on met l’accent souvent sur ce qui est moins évident, peut-être plus méritoire, l’engagement aux côtés des sans-voix. On peut citer quelques icônes qui ont des parcours et des styles bien entendu différents. Le folk singer Seydina Insa Wade, qui a depuis son adolescence toujours cheminé avec des militants de la gauche, s’est distingué des années 1970 aux années 2000 par un répertoire. Baaba Maal, qui a à partir du lycée commencé à fréquenter les cercles et les associations culturelles a développé aussi cette sensibilité de gauche. Oumar Pène a également grandi dans des environnements marqués par cette veine contestataire. Cette influence perceptible dans ses chansons est bien pour quelque chose dans sa proximité avec la jeunesse, notamment les étudiants. Ouza Diallo est un autre exemple. Il a été censuré sous Senghor comme sous Abdou Diouf. Il n’a pas non plus hésité à critiquer Abdoulaye Wade. Ces chanteurs dits engagés se sont aussi quelques fois appuyés sur les créations de poètes et d’artistes moins connus pour n’avoir pas fait une grande carrière leur permettant de faire éditer des cassettes et d’être médiatisés.