VIE ET MORT D’OMAR BLONDIN DIOP
Tel un journaliste ou plutôt un historien, Florian Bobin exhume les traces de vie de ce brillant intellectuel sénégalais, politiquement engagé, « rouge et expert » comme s’exprimait l’idéal de l’époque
Editions Jimsaan Dakar, 2024 286 pages Préface de Boubacar Boris Diop
«Omar est mort »! « Ils ont tué Omar »! Ces cris de rage et d’horreur échappent de la poitrine de ses deux frères cadets, Cheikh et Auguste, venus lui apporter ses affaires après que les visites ont été à nouveau autorisées. Dès que la nouvelle a pu trouer la chape de silence dans laquelle ses geôliers voulaient la contenir, parents, amis, anonymes, ont convergé vers la maison familiale de la Sicap Darabis. La jeunesse urbaine s’insurge devant l’infamie, occupe le macadam par vagues successives, érige des barricades de fortune, brûle des pneus, s’oppose violemment à la police qui riposte avec la lancée de grenades lacrymogènes. La tension est à son paroxysme. Tel un journaliste ou plutôt un historien, Florian Bobin exhume les traces de vie de Omar Blondin Diop, brillant intellectuel sénégalais, politiquement engagé, « rouge et expert » comme s’exprimait l’idéal de l’époque.
Nous replongeant dans cette atmosphère, l’auteur, jeune étudiant chercheur en histoire à l’Université Cheikh Anta Diop, déroule dans un style flamboyant, vivace, vivant, l’itinérance d’un « Enfant du siècle ». Personnage central de l’ouvrage, Omar Blondin, brillant élève promu à un bel avenir, aîné devant protéger ses frères et donner l’exemple, suivant les recommandations du « paterfamilias », aura fréquenté en France des lycées prestigieux : Montaigne. Louis-leGrand. Il réussit au prestigieux concours de l’Ecole Normale de Saint-Cloud en dépit des exclusions temporaires pour avoir récidivé des sorties sans autorisations. Il avait 19 ans.
La militance s’éveille, avec ses impondérables qui s’expriment dans la conflictualité. « Le voilà » lance-t-il à son père, de retour au Sénégal, en lui « confiant un chiffon logé dans sa poche, plié en quatre : son certificat d’admission à Normale Sup’ ». Amoureux des livres qu’il dévorait avec gourmandise, lui qui essayait de se frayer un chemin à travers la musique, le cinéma, se sentait en déphasage avec la France, pays dans lequel il avait grandement vécu. Il éprouvait le besoin d’étreindre fortement ses terres dakaroises, de s’enraciner dans sa culture locale. Mais cela rencontre le difficile métier de parents, beaucoup plus préoccupés par le devenir de leur progéniture. Et le voilà de nouveau à Paris, pour la rentrée universitaire. En même temps que les cours assez prenants, il refait le monde aux sons des Rolling Stones, Miles Davis, Pink Floyd, etc. « Gouailleur, dont le rire explosif secoue les murs, tournant tout le monde en dérision à commencer par lui-même, il joue avec les codes, s’en imprègne, les détourne ». Anti autoritaire, allergique à l’embrigadement, Omar se révèle un militant atypique qui « choisit les moments et les formes de sa présence ». Au cœur de la révolte estudiantine de Mai 68 à la Sorbonne, il avait conscience de « vivre une belle illusion, l’illusion de la révolution ». S’est posé ensuite l’impératif du retour au bercail où il débarque par bateau. Fini les chemises à fleurs, les pantalons à pattes d’éléphant. Bienvenue au col Mao, au Blue Jean, à l’Anango. Attiré par les Etats-unis, il va devoir retourner à Paris. Au moment des formalités de police à l’aéroport Bordeaux Mérignac, il apprend son expulsion du territoire français par le ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin.
« Une écharde dans la blessure »
Son père qui ne se fait pas à l’idée de voir son fils arrêter si brutalement ses études va jouer de ses relations pour faire annuler l’ordre d’expulsion. Et l’histoire va s’emballer, empruntant des chemins tortueux, suite à l’arrestation de ses deux frères, Diallo et Mohamed, qui se retrouvent dans les geôles senghoriennes au début de l’année 1971, pour avoir incendié le CCF (Centre culturel français). En vue de libérer « le groupe des incendiaires », avec des camarades, ils nourrissent le projet de prendre en otage l’Ambassadeur de France au Sénégal. Après la Syrie pour se former à la lutte armée auprès des combattants palestiniens du Fattah, l’Algérie pour nouer des contacts avec l’aile internationale du Black Panther Party que dirigeait Eldridge Cleaver, ils cherchent ensuite à se procurer des armes au Libéria et avec Paloma, ils seront arrêtés à Bamako et jugés à Dakar par un Tribunal Spécial.
Soumis à un régime d’isolement total à Gorée, au cachot disciplinaire, Omar entame plusieurs grèves de la faim pour faire respecter ses droits et protester contre les brimades et les sévices dont il était victime. Mohamed qui se trouvait dans une autre cellule raconte les râles de son frère qui lui parvenaient alors qu’il agonisait à même le sol froid et humide de sa cellule après un violent coup à la nuque. Une exécution dénonce les parents. Un suicide réagit le gouvernement avec la publication d’un Livre Blanc. Certainement, un pan d’une histoire tragique qui dévoile une facette du régime de Senghor faite de brutalité, de cynisme. A l’image de Kédougou et Gorée. Deux lieux qui évoquent la torture morale et physique ainsi exercées.
« En vérité », comme le relève dans sa préface, l’immense écrivain Boubacar Boris Diop, « Omar survit dans nos mémoires comme cette « écharde dans la blessure » dont parle, à propos de l’Afrique, le poète David Diop, parti lui aussi à la fleur de l’âge ». Et « Cette si longue quête » rappelle que dans l’histoire politique du Sénégal, comme le souligne le préfacier , « Omar est bien la seule individualité qui ait, en elle-même, sans qu’on ne puisse jamais le relier à une structure formelle, une telle puissance d’évocation».
Porté par un éblouissant travail de documentation, d’entretiens compilés dans différents lieux, d’anecdotes inédites, le livre de Floran Bobin nous replonge dans une période insouciante, rebelle, généreuse et tragique, visitée par une irrépressible envie de transformer le monde, faire sauter les digues, déconstruire les traditions, les manières de faire et d’être, et tels des Dieux, façonner un homme et une femme nouveaux. Un monde nouveau.