CHEIKH BÉTHIO A TOUJOURS ÉTÉ UN INCOMPRIS
De son vrai nom Cheikh Ibrahima Fam, Free-Style vient de mettre sur le marché un nouvel album dénommé « Thiossane » ou retour aux valeurs anciennes. Le nouveau pensionnaire de l’Orchestra Baobab parle de ses rapport avec son guide.
De son vrai nom Cheikh Ibrahima Fam, Free-Style vient de mettre sur le marché un nouvel album dénommé « Thiossane » ou retour aux valeurs anciennes. Dans cet opus, il déplore l’indiscipline dans le pays. Dans cet entretien avec «L’As», le nouveau pensionnaire de l’Orchestra Baobab parle de ses rapport avec son guide feu Cheikh Béthio Thioune et la polémique autour de sa succession.
Qui est Free-Style ?
Je me nomme Cheikh Ibra Fam, je suis né à Mbour, mais j’ai grandi à Dakar. Je suis né dans une famille mouride Baayfaal, mais dans une famille artiste aussi, puisque ma mère est une artiste ; mon père est un douanier à la retraite. J’ai eu très tôt des parents mélomanes, ils m’ont bercé dans l’atmosphère de la musique Soul, des rétros d’Otis Reading, et cela m’a beaucoup influencé.
Votre mère est-elle une chanteuse ?
Non elle est plutôt artiste styliste, designer. Là, elle était à l’exposition pour le grand prix du Prince de Monaco. D’ailleurs elle a remporté le prix de l’Open des artistes de Monaco, un prix qui était mis en jeu. Et pendant deux mois, il y avait 87 pays qui étaient en compétition pour ce grand prix du Prince de Monaco dédié à la mode.
Vous venez de signer avec le label Prince arts. Comment cela s’est passé ?
Les dirigeants de «Prince arts» sont venus vers moi. Et on a discuté. On a fait une coproduction. J’ai ma boîte de production audiovisuelle, du coup je voulais sortir l’album moi-même, quand Ibou Ndour est venu me voir pour travailler avec lui à «Prince arts». Lui et moi, nos relations datent de bien avant la musique. On se connaît depuis très longtemps. Et au Sénégal on ne peut pas parler de musique sans parler de ce grand label.
Parlez-nous de votre album Thiossane et des thèmes développés ?
L’album Thiossane est un album mixte de douze titres et cela m’a pris quatre ans où j’ai eu à faire plusieurs voyages à travers le monde. Au Sénégal, comme la musique ne nourrit pas son homme, je me suis dit qu’il fallait faire un break pour pouvoir lancer mes activités professionnelles. A la base je suis webmaster j’ai lancé mon propre business. Et après quatre ans, j’ai décidé de réaliser mon album avec mes propres moyens. J’ai réalisé mes propres vidéos et tout ce qui touche à mon image, je peux intervenir grâce à mon équipe. Les interpellations des fans ne m’ont pas laissé indifférent parce qu’ils réclamaient souvent un album après toute cette période où je suis resté loin de la scène. Si ça ne dépendait que de moi, j’allais rester encore un moment avant de sortir ma production. Je suis très patient dans la vie. Le premier morceau composé dans cet album est Thiossane que j’ai écrit depuis 2013. Le clip a été tourné à Saint Louis. Faire une bonne musique nécessite beaucoup de temps. L’album a été réalisé en collaboration avec plusieurs musiciens tels que certains membres du groupe Orchestra Baobab ; je peux citer Thierno Kouyaté, Jean Pierre Senghor, etc. Cet album montre réellement la maturité artistique que j’ai acquise. Ce que je faisais avant, comparé à l’album Thiossane, est différent. On trouve beaucoup de sonorités dans ce nouvel opus. Les thèmes souvent abordés sont la paix, la femme, le spirituel, le social. Je chante aussi l’unité africaine, le courage, etc. L’album Thiossane reflète la société africaine dans son ensemble. J’essaie, à travers cet album, de représenter toutes les couches sociales.
Pourquoi le choix de retourner au « Thiossane » ?
A travers Thiossane, j’invite les jeunes à un retour aux sources des valeurs anciennes. Tous les textes de l’album font référence aux qualités humaines, à la solidarité, à l’hospitalité, à l’entre- aide, au respect absolu de l’autre, et aussi à toujours dire de bonnes choses. Nos ancêtres vivaient ainsi et ils étaient heureux. Je remarque que de nos jours, avec l’avènement des réseaux sociaux, beaucoup de ces valeurs sont quasi inexistantes. Par exemple pour le cas de Cheikh Béthio, il a toujours été insulté à chacune de ses sorties ; pourtant ceux qui l’insultent, il a peut être l’âge de leur grand-père. Personne ne dira à son grand-père qu’il ne dit pas la vérité. Bien vrai qu’ils ont accentué la crise des valeurs, il faut reconnaître aussi qu’ils ont dévoilé la face cachée de beaucoup de Sénégalais. Qu’on se dise la vérité, l’indiscipline de beaucoup de Sénégalais a atteint son summum. A mes débuts, je copiais le style américain ; maintenant je suis plus africain, je m’habille souvent en costume africain ou en wax pour dire que le retour au Thiossane s’impose à tout le monde. Avec l’Orchestra Baobab, on fait les plus grandes scènes au monde, donc il faut vendre à l’occident notre africanité. Ce que je souhaite, c’est la restauration des valeurs anciennes qui faisaient que tout le monde nous estimait.
Vous êtes rare dans les medias, est-ce que cela n’a pas retardé votre reconnaissance auprès du public ?
Oui, je pense que ça a joué un peu dans ma carrière. Après la sortie de mon deuxième album, j’ai observé une longue pause. En fait, je ne suis pas un artiste qui a toujours envie d’occuper l’espace médiatique. Avec l’album Thiossane, je fais toutes les émissions, télés comme radios, parce que j’ai un produit à vendre. Je ne communique que quand le besoin se fait sentir. Aussi je tourne beaucoup avec l’Orchestra Baobab, cela me prend énormément de temps. Avec mes activités personnelles, je voyage beaucoup ; ce qui fait que souvent je suis hors du territoire.
Comment avez-vous intégré l’Orchestra Baobab ?
Par l’aide de Dieu, j’ai pu intégrer cet orchestre. Le style musical que je fais est différent de celui que fait Baobab. Mon album Thiossane est différent du répertoire de l’Orchestra Baobab. Néanmoins les membres de ce mythique groupe ont fait appel à moi grâce à leur chef d’orchestre Thierno Kouyaté. Ils disent que je suis talentueux, et j’ai le potentiel d’être polyvalent avec tous les genres musicaux. Mes chansons avec Baobab sont souvent en créole, en espagnol et même en des langues que je ne maitrise pas. Pour vous dire qu’il faut avoir une certaine maturité musicale pour réussir cela. Si j’ai pu intégrer ce groupe, c’est grâce à la patience et au travail que j’abats sans relâche. J’ai gagné beaucoup d’expérience avec Baobab. N’entre pas qui veut dans ce mythique orchestre.
Beaucoup disent que vous symbolisez le trait d’union entre le passé et l’avenir dans l’orchestra Baobab ?
Oui, c’est exact. C’est la relève. Il faut noter qu’il y a d’autres jeunes dans le Baobab tels que Alpha Dieng, fils de feu Ndiouga Dieng, René Swatch, le guitariste qui est d’ailleurs le plus jeune. Je pense que la relève est assurée. On dit souvent que le Baobab ne meurt jamais, c’est un orchestre qui a fait 50 ans de scène. On tourne beaucoup à travers le monde et on remplit les grandes salles. Récemment, on a joué à guichets fermés à Philharmonie de Paris.
Comment parvenez-vous à gérer votre carrière solo et celle avec l’orchestra Baobab ?
Pour les deux carrières, on essaie juste de s’arranger. J’ai le calendrier intégral des tournées de l’Orchestra Baobab. Déjà on sait quelles sont les dates à faire avec l’orchestre. C’est en fonction de cela que mon staff planifie mes tournées ou mes prestations solo. Mon équipe sait comment gérer ma carrière tout en respectant mes engagements avec Baobab. Il n’y a aucun problème pour le moment.
Comment faites-vous pour être à l’aise dans beaucoup de genres musicaux ?
Je ne sais pas (rires). Peut-être que c’est un don. Je suis très bien à l’aise quand je chante les khassaïdes. Je joue très bien aussi au piano et au violon. Je peux chanter dans beaucoup de langues. Je peux jouer vraiment avec beau- coup de styles de musique. Je pouvais rester des heures devant mon piano. Je me rappelle, il m’est une fois arrivé de jouer du piano à partir de 10h jusqu’au lendemain à midi. Il m’arrivait même de jouer de la guitare ou du piano jusqu’à tomber en transe. Il faut noter que je ne suis pas un rappeur. Au Sénégal, on est très limité musicalement. Si on n’est pas mbalaxman, on est rappeur. J’ai fait un duo avec le rappeur talentueux Dip Doundou Guiss. Il y a d’autres styles de musique qui existent. Je fais de la « world music ». Et pour faire de la « world music », il faut avoir une connaissance large de tous les styles de musique. En plus, je suis parti étudier la musique pendant trois ans en Italie. Cela m’a beaucoup aidé à obtenir cette diversité musicale. Il faut une bonne formation musicale et étudier la musique dans ses rythmes les plus profonds. En Europe, on retrouve une école de musique à chaque coin de rue ; un médecin blanc peut être très bien au piano comme un vrai artiste, alors qu’il est juste un passionné de cet instrument. J’interpelle le ministre de la Culture à penser à promouvoir plus d’écoles de musique dans chaque localité du pays. Il faut que les Sénégalais aient cette culture d’apprentissage de la musique dès le bas âge. Cela fait partie de ce qui peut développer notre musique à l’avenir.
Quel impact ont le piano et le violon dans votre musique ?
C’est l’instrument de musique qui détermine le style de musique. Il sera très difficile pour un artiste de composer un morceau sans pour autant savoir jouer un instrument. Je sors la mélodie de tous mes morceaux avec mon piano avant de passer à l’enregistrement au studio. Quand j’étais en Europe, j’avais remarqué que seuls les blancs jouaient au violon, les noirs ne le faisaient pas. Quand les blancs viennent ici, ils apprennent à jouer au « Sabar (Ndlr : tam-tam). Ils sont toujours animés par cette curiosité intellectuelle. J’ai voulu faire comme eux en allant apprendre à jouer au violon. Cet instrument fait aussi voyager.
Quel regard portez-vous sur la musique au Sénégal ?
Les choses avancent, mais il y a un manque de concentration chez certains artistes. Un artiste ne doit pas se distraire. Il faut obligatoirement être en retrait des fois pour aller chercher cette inspiration qui fera qu’un artiste élève la barre à chacune de ses
productions. On ne peut pas avancer quand on passe tout son temps sur les plateaux médias. Il faut tuer cette obsession pour le buzz, et c’est fréquent chez les artistes. Maintenant pour occuper les médias, les artistes sont prêts même à choquer pour exister. Il faut viser la qualité, c’est important. Il faut aussi être des visionnaires. Pourquoi après plus de 50 ans de carrière, l’Orchestra Baobab joue toujours à guichets fermés dans les plus grandes salles d’Europe avec le même répertoire ? Tout cela n’est possible que grâce à un travail bien fait dès le début. Il ne suffit pas d’avoir mille albums, il suffit juste d’avoir des tubes. La musique est devenue une affaire de quartier, chaque artiste se limite à son quartier pour évoluer. Quand on faisait de la bonne musique, on était apprécie par tous les mélomanes. Il faut transformer les fans en vrais mélomanes. Si on veut que notre musique atteigne le niveau international, il faut la faire passer obligatoirement par les sonorités. Baba Maal a conquis le monde grâce à ses sonorités pulaar, de même que Youssou Ndour.
Est-ce que vous avez d’autres activités à côté de la musique ?
Je gère une société de production audiovisuelle dénommée Free Visual. La structure est basée entre Dakar et Montpellier. On travaille avec des maisons de production à Montpellier. On fait de la publicité, des publi-reportages, des documentaires, etc.
Vos projets ?
On projette de faire beaucoup de « live ». On prépare des tournées dans les villages. C’est un nouveau concept qu’on souhaite mettre en place, des concerts et des prestations internationales aussi sont prévus. Actuellement, on discute avec les sponsors. Aussi tous les morceaux de l’album seront tournés en vidéos clips et chaque deux mois, un nouveau clip sortira.
Vous êtes un disciple de Cheikh Béthio Thioune, quels étaient vos rapports ?
On avait des rapports assez particuliers, puisqu’on était très proches. J’ai grandi au Daara des Hizbut Tarhiya. A un moment, on est allé vers feu Serigne Saliou Mbacké pour faire notre allégeance auprès de lui, mais il nous a réorientés vers Cheikh Béthio. C’est comme ça qu’on est devenu des Thiantacones, toute ma famille et moi. Je me rappelle, ma mère avait offert une voiture Mercedes au Cheikh pour sceller son allégeance. Notre famille et celle du Cheikh sont presque devenues une seule famille. Notre maison était un Daara, on chantait continuellement des Khassaïdes ; les Thiantacones étaient en permanence là-bas. D’ailleurs, il arrivait que des Thiantacones en conflit avec leurs familles viennent loger chez nous. Ma mère les accueillait à bras ouvert. On a œuvré au sein du Thiant pendant très longtemps. En fait, on ne peut pas aimer Serigne Saliou et détester Cheikh Béthio, et vice versa. En plus, pour nous qui sommes à Dakar, Cheikh Béthio était plus accessibles. Je suis le premier artiste qui a osé revendiquer à la télé son appartenance aux Thiantacones et son amour pour Cheikh Béthio.
Que pensez de la polémique autour de sa succession ?
Sur cela, je ne vais pas me prononcer. Je me cantonne toujours sur mon statut de disciple. Je préfère parler des relations qui me liaient à Cheikh Béthio et de mon amour pour lui.
Comment aviez-vous vécu sa dernière condamnation ?
Lors de sa première condamnation, je me rappelle, j’avais fait des interviews, et je pensais à l’époque que c’était juste la volonté divine puisque l’humain doit toujours accepter le sort qui lui arrive. Je faisais de va-et-vient souvent à la prison de Thiès où il a été incarcéré. Je me rappelle, je le trouvais toujours serein et il acceptait ce qui lui arrivait. Son comportement serein devant ce malheur nous rassurait nous les disciples et cela nous donnait plus de courage. Par contre, sa dernière condamnation m’a beaucoup choqué ; par amour pour le Cheikh, on ne souhaitait pas qu’il endure une épreuve aussi pénible. Mais les choses sont parties tellement vite et au final, c’est le verdict divin qui sera appliqué.
Quel appel lancerez-vous à l’endroit de vos condisciples Thiantacones qui sont divisés actuellement?
Je ne souhaite la division dans aucune maison. Je priais souvent Dieu d’accorder une certaine longévité au Cheikh parce que je m’inquiétais pour l’après Cheikh. On ne peut présager de ce qui va se passer après le décès d’un guide aussi important pour la communauté Mouride. Que tout se passe dans l’unité et la paix, c’est mon souhait. La chose que souhaite Cheikh Béthio de là où il se trouve, c’est l’union des cœurs. C’était une personne éprise de paix. Je me rappelle, Cheikh Béthio a toujours été un incompris, mais n’empêche, il avait une certaine grandeur et se rabaissait pour demander pardon. Il n’hésitait jamais à faire des sorties médiatiques pour faire son mea culpa lorsqu’il y avait un problème qui le concernait, et cela malgré sa dimension spirituelle.