«DE TOUS NOS PRÉSIDENTS, MACKY SALL EST CELUI QUI CONNAIT LE MOINS SON PEUPLE»
De la culture à la politique, le cinéaste Moussa Sène Absa parle sans fard avec la franchise d’un homme libre qui s’intéresse au devenir de son peuple - ENTRETIEN
Le réalisateur sénégalais Moussa Sène Absa (64 ans) était l’invité d’honneur de la 16e édition du festival international cinémas d’Afrique de Lausanne, qui a consacré une Rétrospective à ses œuvres. Dans cet entretien, qui a eu lieu lundi dernier dans un hôtel lausannois, Moussa Sène Absa fait un plaidoyer pour la jeunesse et se prononce sur le débat sensible portant sur un éventuel troisième mandat de Macky Sall. De la culture à la politique, l’enfant de Yarakh parle sans fard avec la franchise d’un homme libre qui s’intéresse au devenir de son peuple.
Question - Votre travail cinématographique a été plébiscité à Lausanne lors du festival Cinémas d’Afrique. Quel est votre ressenti ?
Moussa Sène ABSA - J’ai la chance de recevoir un hommage de mon vivant. En général, les hommages se font à titre posthume. Cette rétrospective de mes œuvres cinématographiques mises en lumière par le festival international Cinémas d’Afrique de Lausanne me touche d’autant plus que mon travail a été reconnu et apprécié par des professionnels de ce métier que j’exerce depuis 1988. C’est dire que ça date... Il faut aussi rappeler que l’hommage du festival Cinémas d’Afrique de Lausanne était prévu en 2020 mais l’évènement a dû être reporté deux années d’affilée à cause de la crise sanitaire. Je me dois aussi de rendre hommage à des personnes extraordinaires que j’ai eu la chance de côtoyer. Je pense notamment à ma sœur de cœur Sam Genet et à Alex Moussa Sawadogo, respectivement coordinatrice générale et attaché artistique du festival lausannois. Malheureusement, Germain Coly, le directeur de la Cinématographie du Sénégal, n’a pas pu faire le déplacement car il a perdu sa maman 48h avant le départ pour la Suisse.
En parlant de Lausanne, que pensez-vous de cette ville ?
J’ai séjourné en Suisse en 1990 mais c’est la première fois que je mets les pieds à Lausanne. J’ai découvert une très belle ville avec des montées et des descentes incroyables ainsi qu’une propreté remarquable. J’ai découvert une ville avec beaucoup de verdure et ça me fait penser au contraste avec Dakar qui manque cruellement de verdure et de parcs. On parle de ce projet de vente à des privés de trois hectares de l’hôpital Le Dantec. Cela pourrait être une belle occasion de faire de ces trois hectares un parc arboré en face de l’océan. Dakar est une ville sans poumon vert. Il n’y a plus d’arbres dans cette ville. C’est regrettable et triste. Dans le Dakar de mon enfance, il y avait beaucoup d’arbres, des fruits sauvages dans la nature. Tout a disparu aujourd’hui.
Que dire de l’absence des autorités consulaires du Sénégal lors de cet hommage qui vous a été rendu ?
Il n’y a eu aucun officiel sénégalais qui est venu assister à ce festival. Cela veut dire beaucoup de choses. La culture n’intéresse pas les représentants de mon pays en Suisse. Pourtant, sur le plan international, le Sénégal est beaucoup respecté grâce à ses acteurs culturels.
Quelle est l’œuvre de votre filmographie dont vous êtes le plus fier?
La question est délicate. C’est comme demander à un parent de dire publiquement son enfant préféré. C’est très délicat. Mais on a tous un préféré. Je vais donc répondre. Je pense que « Yoolé » est un de mes films les plus touchants et les plus aboutis. Derrière les risques et les problèmes liés à l’émigration clandestine, j’aborde la politique de nos Etats. La politique au sens large du terme. D’ailleurs, même si, contrairement à « Madame Brouette » et « Tableau Ferraille », ce film est peu connu au Sénégal, il a été reconnu par les plus grands spécialistes du documentaire. Il a notamment été primé à l’IDFA, le festival international de documentaires d’Amsterdam ainsi qu’à New York.
Peut-on dire que « Yoolé » s’adresse aux politiques mais aussi à toute la société, y compris la jeunesse ?
Tout à fait. D’ailleurs, j’ai été bouleversé par le témoignage d’un jeune de Pikine que j’ai rencontré dans un centre de rétention de migrants en Sardaigne, en Italie. Il m’a dit en wolof «Si j’avais vu ce film avant de quitter le Sénégal, jamais je ne me serais aventuré dans l’émigration clandestine». J’ai eu très mal pour lui. Nous devons aider nos jeunes à rester. Et pour cela, il faut leur offrir des perspectives d’avenir. Un pays dont la jeunesse ne s’épanouit pas est un pays à l’avenir compromis. Il y a un dépit amoureux entre les politiciens au pouvoir et la jeunesse sénégalaise.
Quel est le projet cinématographique sur lequel vous travaillez actuellement ?
C’est « Xalé » qui constitue la dernière partie d’une trilogie qui comprend « Tableau Ferraille » et « Madame Brouette ». Une sortie est prévue en Californie en octobre puis à Adelaïde, en Australie. La sortie officielle aura lieu après cette tournée internationale. « Xalé » a été réalisé par une équipe à 100 % sénégalaise. Du producteur aux techniciens en passant par les comédiens. Tout a été tourné à Tableau Ferraille, le quartier de Yarakh où j’ai grandi. C’est mon royaume d’enfance. « Xalé » parle du viol, un sujet tabou au Sénégal.
Que pensez-vous des dérives des jeunes sur les réseaux sociaux ?
Il faut d’abord comprendre et accepter qu’il est difficile aujourd’hui pour un jeune d’être en dehors des réseaux sociaux. Il faut aussi reconnaître qu’il y a beaucoup d’exhibitionnisme et beaucoup d’ego sur ces réseaux sociaux. Mais même s’il faut vivre avec son temps, il ne faut pas perdre de vue que la société sénégalaise a des valeurs cardinales qui sont aujourd’hui transgressées sur les réseaux sociaux. Les adultes constatent ces dérives mais n’osent même plus dire attention de peur d’être «lynchés» en public. Les jeunes ont besoin de balises. Ils ont besoin d’être orientés et conseillés. Il y a des valeurs qui sont intemporelles. Donc, ça ne peut pas être ringard de les adopter et de les transmettre aux générations futures. Moi, je rêve de plusieurs Mark Zuckerberg africains qui vont créer des plateformes africaines qui vont concurrencer un jour des géants comme Google, Netflix ou Facebook. Il n’y a aucun complexe à avoir car l’intelligence est une des choses les mieux partagées au monde. Nous importons énormément de produits. En misant d’avantage sur sa jeunesse, l’Afrique peut dominer le monde. Un jour, en allant dans un supermarché à Popenguine, j’ai constaté qu’aucun article ne provenait du Sénégal. Il faut inverser cette tendance.
Les salles de cinéma ont disparu depuis belle lurette au Sénégal, notamment à Dakar. Comment réagissez-vous à ce constat ?
C’est un constat douloureux. Par le passé, on avait un large choix de salles de cinéma dans plusieurs quartiers de Dakar et de sa banlieue. La capitale avait de nombreuses salles : Magic, Plazza, Rialto, El Mansour, Al Akbar, Liberté, Le Paris... Le regretté Oumar Ndao, ancien directeur de la Culture de la ville de Dakar, avait un projet dénommé «une commune, un cinéma». Malheureusement, il n’est plus de ce monde. L’attractivité de Dakar sur le plan foncier a fait que les anciennes salles de cinéma étaient devenues une mine d’or pour certains investisseurs, qui ont fait une croix sur le cinéma et se sont enrichis grâce à ces salles. Le Sénégal a toujours été un temple du cinéma africain. Lors de ses déplacements à l’étranger, Senghor voyageait toujours avec des acteurs culturels. Puis, Abdou Diouf est venu et a été le fossoyeur du cinéma sénégalais en adoptant sa politique du «Moins d’Etat, mieux d’Etat» alors que les pays occidentaux continuaient de subventionner leur cinéma. Mais il faut savoir que le cinéma est éternel. Le cinéma ne peut pas mourir.
Vous parliez de rupture avec les politiciens. Vous avez connu Léopold Sédar Senghor, Abdou Diouf, Abdoulaye Wade et Macky Sall, les quatre présidents du Sénégal depuis l’Indépendance. Selon vous, qui d’entre eux a été le plus remarquable ?
Incontestablement, c’est Senghor. Dans ma jeunesse, je le considérais comme un pion de la France et je le combattais. Mais Senghor avait un charisme qui faisait rêver. C’était un homme de culture qui faisait respecter le Sénégal à l’étranger. Lors de mon premier voyage en Suède, les gens me parlaient avec admiration de Senghor. Lors de ses déplacements officiels à l’étranger, il voyageait avec des sculpteurs, des peintres, des danseurs, des hommes et des femmes de théâtre. Senghor a été un précurseur du «soft power» avec la culture. Je retiens aussi que Wade était le président le plus ambitieux. Il était plein de bonne volonté mais était entouré de marchands de tapis qui ne pensaient qu’à s’enrichir. Macky Sall est le président en qui j’ai eu le plus d’espoir. Il avait tout pour réussir. Il est né au Sénégal après l’indépendance, il a fait toutes ses études au Sénégal, a vécu en campagne et en ville. J’ai curieusement l’impression que c’est le président qui connaît le moins son peuple. Depuis qu’il est arrivé au pouvoir, il semble être décalé des réalités. Les gens qui parlent pour Macky Sall sont nuisibles pour lui car, à chaque fois qu’ils parlent, la distance entre le président et le peuple augmente. Macky Sall est le premier président du Sénégal qui n’a aucune identité remarquable autour de lui. Moi, je peux lui tenir un discours de vérité car je ne veux recevoir ni argent ni poste de prestige. Il devrait sortir du Palais et aller plus souvent à la rencontre de son peuple, aller parler aux artistes. Les artistes que Macky Sall écoute ne sont intéressés que par l’argent et le pouvoir.
Et que pensez-vous du débat sur un éventuel troisième mandat de Macky Sall ?
C’est une perspective dangereuse pour Macky Sall et pour le Sénégal. Macky Sall devrait avoir pour principal objectif de quitter le Palais la tête haute. A sa place, je profiterais de ces derniers mois à la présidence pour quitter l’APR et apaiser le climat politique en rappelant qu’être des rivaux en politique ne signifie pas être des ennemis. Il doit être un président qui prend de la hauteur, qui se met au-dessus de la mêlée, qui ne cherche à humilier ni à piéger aucun adversaire. Actuellement, de ce que je constate de la part des proches de Macky Sall, je vois que du scénariste au décor, en passant par les acteurs, tout est mauvais. Cela ne peut donner qu’un mauvais film.
Sur un plan personnel, pourquoi vous faites-vous appeler Moussa Sène Absa et non Moussa Sène ?
Mon papa est décédé trois jours après ma naissance. C’est ma maman qui s’est occupée de mon éducation. Après le décès de mon papa, elle s’est remariée avec un des cousins de mon papa. J’ai décidé de rendre hommage à ma maman Absa. D’où le Moussa Sène Absa.
Vos liens avec votre quartier de Yarakh et le cinéma remontent à l’enfance. Pouvez-vous nous en parler ?
Absolument. Je dois d’abord signaler qu’au départ, j’étais destiné à ne pas fréquenter l’école française. Enfant, j’avais développé d’impressionnantes facultés de mémorisation du Coran. Curieusement, c’est mon maître coranique qui a conseillé à ma maman de m’inscrire à l’école française. J’habite Popenguine mais je reste lié à vie à mon quartier de Tableau Ferraille à Yarakh. Quant au cinéma, dès l’enfance, j’étais attiré par le théâtre d’ombres. Le cinéma m’obsédait. Il y avait une fille du nom de Mame Binta Ndiaye. Nos deux mamans étaient de grandes amies. C’est elle qui m’a fait aimer le cinéma. Un jour, je voulais voir un film hindou avec Hema Malini mais je n’avais pas d’argent. Alors, j’ai vendu une de mes chemises et suis allé voir le film. Chose curieuse, une fois, j’étais membre d’un jury en Inde au même titre qu’Hema Malini. Nous avons dîné ensemble. J’ai téléphoné à Mame Binta Ndiaye pour lui dire que j’avais rencontré Hema Malini !
Moussa Sène Absa en famille, ça donne quoi ?
Je suis le papa de sept enfants et j’ai quatre petits-enfants. J’ai un projet de cinéma avec mon fils âgé de 25 ans. Il va rentrer définitivement au Sénégal après ses études de cinéma en France. Nous allons travailler ensemble. C’est une expérience à la fois bizarre et intéressante.