«LA DECISION DU CNRA NE S’APPUIE SUR AUCUNE LOGIQUE, NI FONDEMENT»
Samba Mballo, comédien, se prononce sur la censure de la saison 3 d’«Infidèles»
Samba Mballo est un artiste-comédien, metteur en scène et animateur de communauté. Il donne sa position sur la censure par le Conseil national de régularisation de l’audiovisuel (Cnra) de la saison 3 de la série «Infidèles» en affichant son désaccord, non sans en donner les raisons. Directeur artistique de la compagnie Scène égale théâtre forum et vice-président du Comité national de relance du théâtre sénégalais et Secrétaire général du Caada national (Collectif des associations artistiques pour le développement de l’art) aborde d’autres questions relatives au théâtre sénégalais.
Comment jugez-vous le théâtre sénégalais, plus particulièrement les téléfilms ?
Le théâtre sénégalais vit une transition, du fait de la mise en place d’une nouvelle dynamique de promotion des œuvres à l’intérieur du pays et la participation des acteurs a des évènements majeurs sur le continent. Il y a une certaine prise de conscience de certaines autorités qui suscite un nouvel espoir chez les acteurs, bien que la question d’un fonds dédié au théâtre soit toujours pendante Quant aux téléfilms, nous voyons une prolifération de productions qui est due à des facteurs comme la libéralisation du matériel audiovisuel et la possibilité pour les acteurs de diffuser sur leurs propres plateformes, qui échappent à tout contrôle de la part de la Direction de la cinématographie et de l’autorité de régulation (Cnra). Cette situation d’autoproduction de masse soulève de nombreux problèmes sur la qualité et surtout les conditions d’exercice de la profession d’acteur.
Beaucoup de critiques s’abattent sur les téléfilms, reprochant aux producteurs de dévaloriser la femme sénégalaise. Quelle est votre opinion sur la question ?
Personne ne peut exercer une profession qui impactent des milliers de vies et refuser des critiques. Par contre beaucoup de critiques sur les produits audio-visuels ne sont pas fondées du fait de la méconnaissance du sous-secteur par les populations. Déjà, toutes les scènes qu’on critique ont déjà existé dans certaines productions adulées par les Séné - galais. Nous sommes un Peuple jeune et ignorant sur la fiction. Du coup, notre jugement est d’abord nostalgique d’une époque de la télévision unique avec des productions qui passaient à la case censure. Beaucoup de Sénégalais veulent revoir Daray Kocc en 2021 et dans un monde globalisé. Nous sommes certes conscients des enjeux de préservation de patrimoine, par contre c’est un faux débat que de dire que nos séries dévalorisent la femme sénégalaise alors que nous n’avons aucun modèle de développement avec un schéma précis sur le type de femme que nous voulons. Les téléfilms mettent à nu les tares d’une société où la dépigmentation est un problème et où le style vestimentaire est globalisé. Les Sénégalais font un faux procès à nos téléfilms qui ne montrent que ce qui se passe dans nos quartiers et ce qu’on cautionne tous les jours dans la presse. Maintenant, il faut savoir que les questions d’esthétique sont aussi des questions de choix liées aux aspirations des individus qui font leurs produits. Enfin, il faut aussi comprendre que les produits actuels s’exportent bien. Du coup, ils sont aussi conçus pour un public africain dans lequel nous retrouvons d’autres réalités ; d’où les connections entre les acteurs du continent dans les nouvelles productions.
Comment faire pour que ces téléfilms remplissent leur rôle qui est d’éduquer et de conscientiser la masse au lieu de participer à dégrader la bonne te nue ?
Déjà, nous ne pouvons attribuer aucune dégradation de mœurs aux téléfilms sénégalais, même si nous reconnaissons que des efforts peuvent être faits en matière d’esthétique et surtout de contenu. Tout le luxe supposé mis en avant dans les séries cache en réalité un manque de moyens des producteurs à tourner dans des décors naturels ou concevoir des visuels qui reflètent toute la diversité architecturale du Sénégal. Puisque la demande est là, il faut donc que l’Etat prenne ses responsabilités en réalisant des projets comme une cité du cinéma, une école nationale de formation aux métiers du cinéma, entre autres. Ensuite, résoudre une fois pour toutes la question du financement car aujourd’- hui si nous voulons des productions sénégalaises conçues pour le Sénégal, il va falloir, selon les besoins actuels, injecter 10 milliards par an durant 10 ans et ça je ne pense pas que l’opinion qui critique les productions sera en mesure d’accepter des investissements de ce genre. Il faut que nous puissions ensemble nous accorder sur le modèle que nous voulons. Ensuite, mettre les moyens qu’il faut pour mettre en avant ce modèle et, enfin, accepter que dans des professions artistiques, le brin de folie des créateurs n’est pas compréhensif par le grand public. Ceci étant, le rôle d’éducation est d’abord celui de la famille, l’école, le quartier et non dévolu à des mécanismes de divertissement ou d’influence. Les téléfilms peuvent accompagner l’influence du Sénégal dans la sous-région en mettant en avant nos produits et notre savoir-faire. Alors, affaiblir ce sous-secteur avec des critiques non fondées sera catastrophique pour notre position sur le continent, au moment où les Nigérians ont réussi avec Nollywood.
Ne jugez-vous pas normal le fait que le Cnra agisse pour arrêter toute forme de dérapage com - me il l’a fait avec la saison 3 de la série «Infidèles» en la censurant ?
La décision du Cnra est d’abord une violation de l’article 10 de la Constitution qui consacre la liberté d’expression au Sénégal. Il ne s’appuie sur aucune logique, ni fondement. Le premier point qui prouve déjà qu’il y a un lobby mal intentionné qui veut freiner nos productions audiovisuelles, c’est d’abord que le Cnra nous informe qu’il y a 48 plaignants en plus d’autres Sénégalais sans nous dire qui sont ces personnes et sur quel support ils ont visionné la série, car pour information, l’épisode à polémique n’a été diffusé que sur la plateforme payante wido. Ensuite, le communiqué ne nous dit pas si le producteur a été convoqué. On apprend juste une suspension, donc une décision favorable à une partie sans entendre la deuxième. Cette décision manque de partialité. Le Cnra doit nous dire pourquoi un épisode de la saison 2 non diffusé à la télé entraîne la suspension de la saison 3, d’autant plus que c’est l’autorité de régulation qui nous informe que le teaser de la saison 3 est diffusé sur internet. Aujourd’hui, le cinéma sénégalais est en danger car le Cnra a décidé de céder face à un lobby religieux dans un pays où tous les ménages urbains regardent les chaînes des bouquets satellites. Cette décision est révélatrice de deux choses : les acteurs ne sont pas représentés au Cnra ; la politique culturelle de ce pays est en contradiction avec les ambitions affichées de l’émergence. Nos médias sont de gros consommateurs de films étrangers et on veut nous interdire de produire des films pour le monde. C’est scandaleux et nous allons, de ce fait, constituer une plateforme de l’ensemble des acteurs pour défendre la corporation et surtout défendre tous ces emplois qui risquent d’être menacés si on se plie à la simple volonté d’une organisation, qui refuse d’accepter que nous sommes dans une République laïque comme le stipule l’article premier de notre Constitution. La vraie raison de la suspension de la saison 3, c’est que le Cnra, en réalité, n’a pas les compétences pour suspendre la saison 2 qui est en cours sur Sunu yeuf de Canal+, sur youtube et la plateforme wido d’Orange. Du coup, pour faire plaisir au lobby religieux, ils suspendent une saison qui n’est pas encore là pour leurrer les Sénégalais. Car, le producteur lui-même avait déjà décidé de ne pas la diffuser à la télé, pour des questions contractuelles.