«LA FRANCE N’A PAS FAIT SON DEVOIR DE MEMOIRE SUR LA COLONISATION»
En racontant la vie de la résistante Aline Sitoé Diatta, Karine Silla scrute les profondeurs noires du système colonial pour mieux le dénoncer
Son jeune âge, le mysticisme qu’on lui prête, les combats qu’elle a menés contre la France coloniale ont fait de Aline Sitoé Diatta un personnage auquel toute une génération peut s’identifier. En racontant la vie de cette jeune résistante sénégalaise, Karine Silla scrute les profondeurs noires du système colonial pour mieux le dénoncer.
Karine Silla, en abordant votre livre, «Aline et les hommes de guerre», qui tourne autour de la figure de Aline Sitoé Diatta, figure bien connue au Sénégal, le lecteur doit-il s’attendre à un roman, une biographie, un essai, ou quoi ?
A la base, moi je suis romancière. Donc, ce livre est un roman, et une biographie romancée. Mais, tout ce qui est politique, socio-économique est véridique, et autour de cela, j’ai construit un roman, avec certains personnages qui ont existé, quant à d’autres, en retraçant le trajet de Aline, je sais par exemple qu’elle avait travaillé chez le régisseur qui s’appelait Martinet, dans mon livre il s’appelle Martin. C’était aussi pour moi, une façon de traverser le Sénégal pendant la postindépendance. Donc, il y a tout ce passage avec la deuxième guerre mondiale, sachant qu’elle est née en 1920, elle est sacrée Reine de Casamance alors que la France a perdu la guerre, et elle va mourir en 1944. Donc, il y a le contexte de cette 2ème guerre mondiale. Le fond du livre est un roman, parce que la fiction est une forme d’écriture qui n’est pas rébarbative, qui nous permet de s’attacher à des personnages. C’est un travail que j’ai entrepris pendant 3 ans, de 8 à 11 heures par jour. Et un gros travail…
Avez-vous eu à parcourir la Casamance pour le faire ?
Je suis allée en Casamance, oui, et puis j’ai un père sociologue, qui m’a beaucoup parlé de différentes tribus, de ces ethnies qui ont été démantelées par la colonisation. Et du coup, je faisais le tracé de l’origine de la violence et de la perte que l’on pouvait avoir d’une identité. Et…
Est-ce pour cela que vous êtes remonté jusqu’au 15ème siècle, à l’arrivée des Portugais ?
Je voulais savoir d’où cela a commencé, l’origine, quels étaient les premiers blancs qui avaient posé pied sur la terre de Casamance. Et j’ai donc voulu me rapprocher des hommes, des individus, et me dire que ces navigateurs, qui allaient de rive en rive dans leurs bateaux, pour comprendre comment fonctionnait le monde, je me suis dit que ces navigateurs, ces explorateurs, avant qu’ils ne reviennent avec des marchands, et que l’on rentre dans quelque chose de complètement vénal, devaient vouloir découvrir la côte. Et quand on voit la Casamance depuis l’extérieur, on dirait vraiment le paradis.
La violence est la trame de votre livre. Vous parlez de cette violence qu’a constituée la colonisation, avec cette déshumanisation. Et votre personnage vient au monde à la fin de la première guerre mondiale, grandit durant la seconde guerre mondiale et vit quasiment les affres de la colonisation. Pourrait-on dire que vous avez fait une recherche sur la violence ?
Souvent, quand on parle aux gens des méfaits de la colonisation, ils répliquent que l’on ne peut pas continuer tout le temps à parler du passé. Mais ce n’est pas le passé, l’indépendance n’a que 60 ans ! Et il y a eu des siècles et des siècles de colonisation, d’humiliation, de non-respect de l’individu. Et j’ai voulu, vivant en France, et sachant tous les problèmes identitaires, avec les gens issus de l’immigration, parqués dans les banlieues, montrer qu’il y a une douleur dans chacun, et j’estime que la France n’a pas fait son devoir de mémoire sur la colonisation. Qu’est-ce qu’était la colonisation ? Les gens viennent vous dire avec fierté que leur grand-père était gouverneur du Sénégal. Cela indique que les gens, même à l’école, n’avaient pas vraiment conscience de ce qu’était l’Empire colonial. Pour eux, c’étaient des images de carte postale. Mais qu’est-ce que vivaient vraiment les gens au quotidien ? Qu’est-ce qu’était cet impôt qui écrasait la population, impôt allié au travail forcé, où les gens se retrouvaient à financer un système qui les opprimait ? Et du coup, pouvoir suivre le trajet de cette jeune fille qui se dit, «ce qui va pouvoir nous sauver, c’est notre identité. C’est de rentrer dans notre identité diola, la conserver». Elle a commencé par dire : «nous ne travaillerons pas le 7ème jour», alors que normalement, dans les travaux forcés, ils travaillaient 7 jours sur 7. Elle a décidé que les hommes n’iraient plus s’enrôler dans les guerres qui n’étaient pas les leurs. Donc, son trajet de résistance et de courage, était assez impressionnant.
N’était-ce pas déjà extraordinaire qu’à cette époque, une jeune fille de 20 ans, quasiment pas instruite, s’élève comme ça et impose des idées de ce genre. Est-ce une partie de la fiction ou bien de la réalité ?
Non, déjà, ça c’est de la réalité, parce que l’on sait ce qu’elle a fait en deux ans, l’orateur extraordinaire qu’elle était, comment elle réussissait à haranguer les foules. On sait que même après sa disparition, les gens, et surtout certaines femmes, ont continué à vouloir perpétuer ce combat de Aline Sitoë. Et je pense que, comme beaucoup de grands prêcheurs, c’était quelqu’un qui avait un destin qui était plus fort qu’elle. Ayant quitté son village, travaillant sur les quais à Ziguinchor comme docker, elle avait perçu des choses… Et puis, elle vient d’une ethnie très particulière, parce que l’on sait que les Diolas sont des gens extrêmement indépendants, qui ont résisté à tellement de choses. Et après, c’était intéressant d’essayer de profiler qui était cette jeune fille, psychologiquement, quel rapport elle avait avec la nature. Pourquoi les gens l’ont entendue, écoutée, parce qu’elle est restée malgré tout, un mythe.
Et le mythe se poursuit un peu à nos jours au Sénégal, où les gens parlent parfois de Jeanne D’Arc. Mais cela va même au-delà de l’image de Jeanne D’Arc, pour frôler une déification, que l’on retrouve dans votre livre. Vous avez parcouru la Casamance et vu son évolution actuelle. Pensez-vous que son message se retrouve et se perpétue dans les actes d’aujourd’hui ?
Je pense que chaque individu a quelque chose à apporter. Certains individus ont un message un peu plus porté que d’autres. J’ai voulu la remettre dans un certain contexte. Car je crois que s’il n’y avait pas eu la deuxième guerre mondiale, s’il n’y avait pas eu cette sécheresse exceptionnelle, s’il n’y avait pas eu les coïncidences qu’elle fasse cette danse pour la pluie et que la pluie tombe,… en fait, toutes les circonstances se sont mises en place pour mythifier ce personnage, et je pense qu’elle a canalisé l’état de la population pendant la guerre. Et les gens avaient besoin de croire en quelqu’un. Elle avait la force de ses convictions, et c’est ce mélange-là plus le contexte, qui ont fait de Aline Sitoë Diatta le personnage qu’elle est devenue. Et le travail que j’avais envie de faire, c’est de mettre en avant un personnage auquel cette génération peut s’identifier. C’est important d’avoir des «role models» comme on dit en anglais. Et qu’on puisse s’identifier au courage. Et je trouve que cette photo (celle de la couverture de son livre, Ndlr), avec la pipe en avant, avec l’arrogance, déclare qu’à un certain moment, on peut arrêter de baisser la tête. Et aujourd’- hui, en regardant la situation du monde telle que nous le connaissons, avec la crise identitaire, l’état de la France par rapport aux descendants de ses anciennes colonies, quand je vous montre la crise écologique, les pollutions, l’accélération de la mondialisation, le livre aussi quelque part, constate tous les dégâts dont on a la connaissance aujourd’hui et qu’on ne connaissait pas auparavant. Dix ans auparavant, peut-être que je n’aurais pas pu produire le même ouvrage.
Aline et les hommes de guerre est votre quatrième ouvrage, et à ma connaissance, c’est le second dont l’histoire se situe au Sénégal. Il y a eu aussi, L’absente de Noël dont l’action se déroule au Sénégal. On sait que vous avez des liens familiaux qui vous rattachent à ce pays, pourtant vous vivez en France…
…Je vis en France, mais je suis Sénégalaise, je suis née au Sénégal. Mon père m’a dit un jour que le métissage ne veut rien dire. L’important c’est la culture et les idées que l’on adopte. Mon père était très proche de Cheikh Hamidou Kane. Et il fait partie des gens qui ont résisté à l’idée qu’il y avait des bienfaits dans la colonisation. Mon père était un érudit qui a combattu l’idée qu’ils nous ont apporté quelque chose. Depuis que je suis toute petite, mon père m’a parlé des anciens royaumes du Mali, de ce qu’était le Sénégal avant. J’ai été élevée par un homme très puissant par rapport à ses racines. Je suis née au Sénégal, et je n’y ai pas toujours vécu. J’ai vécu au Burkina, au Cameroun, au Tchad, et donc, je connais bien l’Afrique. Quand je suis arrivée en France, j’étais adulte, j’avais 24 ans. Mes enfants, qui sont quatre, revendiquent le fait qu’ils sont Sénégalais. Cela montre la force de l’identité, celle que défendait Aline Sitoë Diatta. J’aime la France, mes enfants y sont nés, mais je suis Sénégalaise. Et ce livre, pour moi, est très important. Il était coup de cœur à la Fnac, et il a bien marché en France, mais le plus important pour moi est qu’il marche au Sénégal et en Afrique.
Pour vous, quelque part ce livre est un mémoire contre le colonialisme et contre ses dérives…
A la fin du livre, je le dis. C’est cela qui est fou. On ne peut pas aujourd’hui, déclarer que l’on est pro-Nazi. Par contre, on peut déclarer qu’il y avait de la noblesse dans le colonialisme. Comment peut-on dire cela ? Savent-ils que la démographie entière a chuté dans les pays du fait de la répression, que les gens étaient soumis au Code de l’Indigénat (24 :00).