"LE DISCOURS FRANÇAIS ENVERS L'AFRIQUE EST HYPOCRITE"
Alain Mabanckou dont les «Huit Leçons sur l’Afrique» sortent ce mercredi en librairie, lutte contre les idées reçues sur la production littéraire et culturelle africaine. Pas convaincu par la fin annoncée du FCFA, il milite pour une indépendance monétaire

L’écrivain, dont les «Huit Leçons sur l’Afrique» données au Collège de France sortent ce mercredi en librairie, lutte sans relâche contre les idées reçues, notamment sur la production littéraire et culturelle de ce qu’il nomme le «continent de la langue française». Pas vraiment convaincu par la fin annoncée du franc CFA, il milite pour une indépendance monétaire.
Sa leçon inaugurale au Collège de France, en mars 2016, lui avait valu une standing ovation dans un tonnerre d’applaudissements comme l’amphitéâtre Marguerite-de-Navarre n’en avait peut-être jamais connu. Talentueux écrivain d’origine congolaise, auteur de près d’une dizaine de romans et âgé de 53 ans, Alain Mabanckou a apporté un indéniable souffle de fraîcheur et d’humour dans l’enceinte de cette vénérable institution. Cette année-là, il fut le premier écrivain à occuper la chaire de création artistique. Du haut de son perchoir, il sut aussi offrir aux connaissances littéraires de l’Afrique contemporaine la tribune qu’elles méritaient depuis longtemps. Ces «Leçons» sortent ce mercredi en librairie, enrichies de textes plus polémiques prononcés par l’auteur, avec notamment une lettre assez piquante destinée à Emmanuel Macron. Car ce romancier, qui enseigne la littérature à l’université de Los Angeles, est depuis toujours un auteur engagé. C’est aussi ce qui ressort du Dictionnaire enjoué des cultures africaines, coécrit avec l’écrivain franco-djiboutien Abdourahman Waberi et publié en décembre. Les deux livres se complètent, élargissent le débat sur l’Afrique et font tomber pas mal d’idées reçues. Ils offrent des réponses efficaces pour combattre la xénophobie et le racisme qui gangrènent les sociétés européennes recroquevillées dans l’ignorance de ce continent, si proche et toujours si méconnu. Rencontre avec un intellectuel joyeux et combatif, dans un Paris en grève, juste avant son départ pour Los Angeles.
Vos deux derniers ouvrages offrent un panorama unique de l’histoire et de la culture du continent africain, reste-t-il à ce point méconnu en France ?
L’Afrique reste méconnue car elle est encore définie par un catalogue de préjugés. Pour s’en débarrasser, il faut en quelque sorte casser la coque de l’arachide pour en extraire le fruit véritable. Jusqu’à présent, on nous a offert des arachides avariées qui ne donnent aucun fruit. C’est aux Africains eux-mêmes de casser cette coque et de planter de nouvelles graines. C’est de cette façon qu’on luttera contre les préjugés. Et c’est effectivement la ligne éditoriale de ces deux ouvrages.
Dans l’ouvrage reprenant vos «leçons» au collège de France, vous citez abondamment la littérature coloniale. Pourquoi est-ce si important ?
Lire cette littérature, c’est le meilleur moyen de comprendre la pensée occidentale qui a mené à la colonisation. On y retrouve déjà les stéréotypes actuels. L’Afrique y apparaît ainsi toujours comme un territoire de ténèbres, peuplée de sauvages auxquels il faut apporter la lumière civilisatrice. Comme si des civilisations n’avaient pas existé en Afrique avant l’arrivée des Européens. Il y a eu pourtant des empires, des universités, une littérature orale très riche, des sociétés bien structurées. Comme celle du royaume du Rwanda. Avant l’arrivée des Blancs, Hutus et Tutsis n’étaient pas des ethnies mais des catégorisations sociales. C’est le colonisateur qui va racialiser ces groupes sociaux, en imposant une carte d’identité «ethnique». Et parce qu’il ne pouvait s’expliquer la sophistication de la société rwandaise, il va décréter que les Tutsis sont une race supérieure dont les origines sont judéo-chrétiennes, et qu’ils auraient ainsi échappé à la malédiction de Cham, celle qui a toujours permis d’inférioriser les peuples noirs. C’est en partie ce discours qui va mener un siècle plus tard au génocide des Tutsis, considérés comme des étrangers dans leur propre pays. Et c’est pour éviter ces manipulations qu’il est important pour les Africains de lire toutes les théories raciales développées en Europe au XIXe siècle, comme celles d’Arthur de Gobineau (1816-1882) dans son Essai sur l’inégalité des races humaines.
La littérature africaine serait née de cette production coloniale ?
La littérature francophone africaine est la fille adultérine de la littérature française. Elle s’est développée en réaction à la figure de l’Africain dans la littérature coloniale : celle du sauvage, qui s’exprime par onomatopées. On le sait, l’histoire de la chasse est toujours écrite par les chasseurs. Même Jean de La Fontaine s’en amuse dans le Lion abattu par l’homme. Les écrivains africains ont ressenti le besoin de parler en leur nom, et de porter eux aussi un regard sur les Occidentaux. Mais aujourd’hui, la littérature africaine ne doit plus se contenter d’être une réaction, une vengeance contre la colonisation.
Cette tendance du face-à-face avec les blancs est encore très présente...
C’est une nouvelle forme d’aliénation. Nous ne devons pas rester dans cette éternelle comparaison avec le Blanc, ce monde binaire et manichéen. Personne n’a de virginité historique. Nous, les Africains, nous avons aussi vendu des esclaves, nous avons aussi commis un génocide au Rwanda ! Reste que de toute façon, le nerf de la guerre, c’est l’économie. C’est celui qui domine économiquement qui détermine les termes du débat. On le voit bien lorsque les Européens se plaignent de la domination de la culture américaine, et ne font que souligner combien les Etats-Unis ont les moyens économiques d’imposer leur idéologie au reste du monde.
Il faut maîtriser son économie pour regagner son expression propre ?
Oui, c’est pour cela que nous devons en finir avec le franc CFA. Mais aujourd’hui, la réforme annoncée en décembre est cosmétique : on fait disparaître le nom «CFA» qui rappelle trop la colonisation, tout en gardant l’emprise économique. Certes, les réserves monétaires des pays africains ne seront plus conservées pour moitié au sein du Trésor public français. Mais l’ancienne puissance coloniale n’en restera pas moins la garante de la nouvelle monnaie appelée à remplacer le CFA. L’emprise reste la même. Avec la réforme annoncée par Macron et par le président ivoirien à Abidjan, on n’est pas sorti de la dépendance.
N’était-ce pas justement un peu maladroit que l’annonce de l’abandon du CFA soit faite par le président ivoirien Alassane Ouattara et le président Emmanuel Macron ?
C’était très maladroit. Cela aurait dû être une annonce faite par tous les chefs d’Etat concernés, ceux de l’Afrique de l’Ouest, puisque dans l’immédiat le CFA d’Afrique centrale reste en place. Cette annonce donne l’impression infantilisante que «papa» (la France) est rentré à la maison avec de bonnes nouvelles. Et pour qu’on ait l’impression que «maman» aussi a quand même son rôle à jouer, «papa et maman» l’annoncent ensemble. Mais le fond du problème, c’est que l’économie de ces pays continuera d’être décidée en France. Or, un Etat qui n’a pas sa propre monnaie reste dominé éternellement. Les Africains réaliseront vite que l’abandon du CFA n’est qu’une illusion. Un changement de nom pour une même monnaie. Comme si on mettait des vêtements tout neuf mais sans prendre de douche. Cela finit par se voir ou se sentir...
Pourquoi alors cette annonce sur le FCFA, soixante ans après les indépendances ?
Cette annonce ne fait que souligner combien, depuis 1945 et surtout après les indépendances des années 60, la dépendance économique et politique a été maintenue ! Mais si elle se détache complètement de l’Afrique, la France sait qu’elle perd énormément. Pas seulement en richesses et en matières premières. L’Afrique est le continent de la langue française, là où les locuteurs sont les plus nombreux. C’est cette région qui donne une dimension mondiale au français.
Faut-il en conclure que Macron a lui aussi échoué à changer la politique africaine de la France ?
La politique africaine de Macron est surtout bancale. Il s’exprime toujours depuis l’Afrique de l’Ouest. Que ce soit pour la restitution des œuvres d’art africain détenues dans les musées français ou pour changer le CFA. En principe pourtant, l’Afrique centrale est elle aussi concernée par le CFA. Mais impossible d’apparaître aux côtés des dictateurs: le président de la république démocratique du Congo, Sassou-Nguesso, le Camerounais Paul Biya ou le Gabonais Ali Bongo. Et du coup, l’Afrique centrale reste une sorte de «cœur des ténèbres» dont on évite de parler, et qui abrite pourtant les richesses les plus importantes. En réalité, l’Afrique centrale est l’épicentre de la Françafrique alors que l’Afrique de l’Ouest a connu dans l’ensemble une évolution plus démocratique.
Ces présidents d’Afrique centrale sont pourtant reçus à l’Élysée ?
L’Elysée prétend qu’on ne peut pas faire autrement car ils seraient des chefs d’Etat élus et reconnus... Mais, dans ce cas, pourquoi refuse-t-on de recevoir Kim Jong-un? La Corée du Nord est également un Etat reconnu, et son leader n’est pas plus mal élu que certains chefs d’Etat africains. Si on ne veut pas recevoir Kim Jong-un, c’est bien qu’on a une définition de la démocratie. Pourquoi ne s’applique-t-elle pas à l’Afrique ?
D’un autre côté, l’opinion publique française semble peu se mobiliser face aux dictatures africaines...
Nous en revenons aux fameux préjugés, à cette idée que la barbarie serait atavique chez les Africains. Du coup, c’est sous ce prisme qu’on interprète souvent les conflits en Afrique. Ils ne sont même pas présentés comme des guerres, mais comme des «affrontements inter-ethniques». Même le génocide de 1994 au Rwanda a longtemps été perçu par de nombreux commentateurs français comme une guerre ethnique, on refusait de voir qu’il s’agissait d’un génocide. Ce qui évitait aussi d’évoquer l’influence des colonisateurs dans l’émergence d’une idéologie raciste dans ce pays.
Selon vous, est-ce en réaction à ces compromissions que s’est développé un mouvement d’opinion anti-français en Afrique ?
Absolument, il est attisé par la France elle-même. Elle se présente comme le pays des droits de l’homme mais quand on y regarde de près, elle n’accompagne pas la démocratisation en Afrique. Prenez le Breton du gouvernement, comment s’appelle-t-il déjà ? Jean-Yves Le Drian ! Il s’affiche ouvertement avec Sassou Nguesso ! Ils sont amis. Le président français ne peut pas ignorer cette proximité d’un de ses ministres avec un chef d’Etat comme Sassou Nguesso ! Comment un discours en faveur de la démocratie peut-il être dès lors crédible? Le discours français est un discours hypocrite. Cela ne fait qu’accroître une certaine antipathie, non pas envers les Français, mais envers le gouvernement français.
La jeunesse africaine, pourtant très critique envers cette politique française, est aussi souvent désireuse de quitter l’Afrique pour la France...
Parce que la légende du départ et du retour demeure. Les nouvelles générations entretiennent encore cette légende du succès en France via les réseaux sociaux. Il suffit d’un selfie aux Champs-Elysées... Nous n’avons pas fait assez de pédagogie. Nous n’avons pas expliqué suffisamment que la vie était difficile en France, que même les Blancs souffrent. Ce discours reste souvent incompris. Si vous le tenez, vous passez pour un loser amer qui ne veut pas laisser aux autres l’opportunité d’essayer. L’immigré est souvent pris au piège de l’impossible retour qui serait l’aveu de son échec. Reste qu’aujourd’hui, la France a perdu de son attrait. Si je devais réécrire mon premier livre, Bleu Blanc Rouge publié en 1998, qui évoque les migrations africaines, j’emmènerais sûrement mon héros vers le Ca- nada ou les Etats Unis, pays perçus comme beaucoup plus accueillants, où l’on ne risque pas de vous demander vos papiers en permanence sous prétexte que vous êtes noir. Aujourd’hui, la France paraît plus fragile, économiquement mais aussi sur le plan identitaire. Les jeunes Africains francophones constatent aussi que la condition des anciens colonisés anglophones est meilleure que la leur. Les ex- colonies anglophones ont pour beaucoup acquis une autonomie financière. Même si leur monnaie est faible, elle leur appartient.
Voyez-vous des évolutions ?
La place grandissante des études africaines, même au Collège de France, est un signe positif. Même s’il y a encore des réactions de frilosité. Comme cette tribune récente dans l’Express qui s’inquiète de la place grandissante des études africaines post-coloniales. Il reste des résistances du côté d’une vieille France qui voudrait qu’on étudie toujours l’Afrique comme un empire.