«LE FAIT DE LAISSER CES ŒUVRES QUITTER LE CONTINENT EST SCANDALEUX»
Entretien avec Maguèye Kassé, enseignant chercheur, critique de cinéma
Après Sembene, ce sont les archives de Paulin Soumanou Vieyra qui finissent à l’Université d’Indiana. Cela pose le problème de la conservation de la mémoire de nos grands hommes, de nos artistes. Qu’est-ce qu’il faudrait faire pour que cela ne se reproduise pas ?
Je n’ai rien contre le fait que des universités étrangères, américaines en l’occurrence, organisent des colloques de cette nature pour approfondir les questions relatives à la naissaissance, au développement et aux orientations du cinéma africain. Je rappelle d’ailleurs que la famille Vieyra avait organisé au Musée du Quai Branly une rencontre à laquelle j’avais été invité. Stéphane Vieyra a fait beaucoup d’efforts avec Psv Films pour faire connaître le cinéma de son père. Il a eu le mérite de revisiter toute l’œuvre cinématographique de son père en digitalisant, en mettant sous Dvd, ces œuvres. Tout seul, il a eu à cœur de prendre en charge le legs cinématographique de son père et de le faire connaître à travers le monde. Maintenant, qu’est-ce qui s’est passé pour que ce fonds se retrouve à Indiana University ? Je ne sais pas. En arrivant làbas, je n’ai fait que constater sa présence dans des espaces aménagés pour ça. Il est évident que la recherche documentaire va en être facilitée. Mais le problème que vous posez est un problème de fond. Pourquoi les pays africains ne croient pas au cinéma africain et ne se donnent pas les moyens nécessaires pour le garder ici dans des espaces aménagés, comme d’autres le font ? Ce qui est scandaleux à mon avis, c’est que nos gouvernants ne prennent pas la précaution nécessaire pour préserver cette mémoire. Pour Sembene, on ne sait pas ce qui a été transféré à Indiana dans le détail. Mais c’est le fait même de laisser ces œuvres quitter le continent qui est proprement scandaleux. Je trouve que nos gouvernements africains n’ont pas pris l’exacte mesure de la nécessité de préserver notre patrimoine historique, notre mémoire collective. Paulin et Sembene sont quand même deux amis, deux précurseurs, deux personnalités du cinéma qui ont contribué à faire émerger un cinéma original et qui n’emprunte rien à ce qui se fait hors du continent africain pour asseoir les bases d’une véritable cinématographie africaine. Loin de moi l’idée de jeter la pierre à Stéphane Vieyra qui a mené un combat titanesque pour faire connaître les œuvres de son père. Ce qui n’est pas le cas pour Sembene et ses enfants.
Est-ce une question d’infrastructures, de moyens financiers ou de volonté politique ?
C’est d’abord une question de volonté politique et de connaissance de l’importance que cela revêt. Et ensuite de prendre une décision politique, garder chez soi ces trésors et créer les conditions d’une préservation par des infrastructures. C’est comme l’initiative qui a été prise par la direction de la Cinématographie pour les archives du cinéma sénégalais avec la restauration de centaines de films, de documentaires. Je regrette qu’à l’exposition de ces travaux il n’y ait pas eu beaucoup de personnes. En Tunisie, j’ai visité leurs infrastructures sur deux étages et trois sous-sols. Ils font la restauration du cinéma tunisien, mais aussi maghrébin et d’autres cinémas du monde. C’est pour les cinéphiles, la recherche, pour faire connaître l’évolution du cinéma dans un cadre universel. Et nous gagnerions à avoir des accords de coopération avec eux pour bénéficier de cette expertise, apprendre d’eux et créer les bases d’une coopération pour la préservation de nos mémoires collectives. Vieyra est à la fois Béninois et Sénégalais et la direction de la Cinématographie de l’époque avait fait un colloque sur lui. Mais ce n’est pas l’affaire d’une direction. C’est celle d’un ministère, d’un gouvernement parce que n’oublions pas que Vieyra a quand même travaillé à la télévision nationale. Il a été un précurseur d’un cinéma qui parlait des réalités sénégalaises. Ce sont des choses à saluer. On aurait gagné à mettre davantage l’accent sur ce que Paulin Soumanou Vieyra a apporté à la mémoire collective sénégalaise.
Et là, il y a Ababacar Samb Makharam et d’autres dont il faudrait peut-être prendre en charge l’héritage avant qu’il ne soit trop tard…
Bien sûr ! La jeune génération de cinéastes ne connaît pas Ababacar Samb Makharam, Tidiane Aw ou Mahama Johnson Traoré et d’autres encore. Cela participe d’un patrimoine à faire connaître, à faire fructifier par la jeune génération. Il y a tellement de choses qui militent en faveur d’une synergie d’actions pour la préservation de notre mémoire collective que ce n’est pas normal qu’on n’ait pas donné les moyens à ceux qui sont chargés de cela de poursuivre cette œuvre de leurs parents. Aujourd’hui, qu’est-ce qui est fait pour Safy Faye, la première femme réalisatrice ? C’est un problème de fond qui se pose et il y a beaucoup de choses à faire pour que nos œuvres ne restent pas en dehors du continent africain et qu’elles soient à la portée de tout le monde. C’est une question éminemment politique, c’est une question de stratégie à mettre en œuvre, une question d’infrastructures aussi avec toutes les conditions requises pour la préservation, la restauration et la mise à disposition du public, mais pour que aussi les jeunes comprennent que nos Nations ne sont pas nées ex nihilo