«LE SÉNÉGAL PEUT ÊTRE FIER DE LA BIENNALE DE DAKAR»
Entretien avec Malick Ndiaye, directeur artistique de la 14ème édition de la Biennale de Dakar
Jeune chercheur et historien de l’Art, le Professeur Malick Ndiaye a été nommé directeur artistique de la 14ème édition de la Biennale de Dakar. Nous l’avons rencontré pour échanger sur la prochaine tenue de la Biennale de Dakar et son ambition de relever ce défi.
Le Musée accueille une exposition titrée « Dialogue entre deux cultures Lëkkaloo ci aada ak cosaan ». Pourquoi ce choix assez rare pour être souligné?
C’est parce que l’histoire nous explique et nous enseigne que les premiers habitants des Iles Canaries venaient d’Afrique. Plus tard, l’île a été peuplée par les Castillans, par la Castille donc par les Espagnols. Et aujourd’hui, seuls les restes archéologiques témoignent du vécu antérieur, ce vécu africain des Iles Canaries. Donc les îles Canaries sont profondément africaines. Et «Lëkkaloo ci aada ak cosaan dialogue entre deux cultures » est la porte ouverte pour nous dire ceci. Pour comprendre combien nous sommes proches les uns les autres, il ne faudrait pas s’arrêter à ce qui existe à notre histoire du temps présent. Il faudrait retourner dans le passé, voir les vestiges, les archives, la mémoire, fouiller dans l’archéologie et comprendre les forts liens qui nous lient. Et c’est la raison pour laquelle le choix de ce titre. Donc, retrouver nos liens à partir de l’art de l’archéologie. En fait, retrouver ce qui nous lie à travers l’héritage de notre culture mémorielle.
Vous êtes enseignant chercheur et le Musée se trouve rattaché à l’Université. Est-ce que ce choix senghorien ne vous bride pas un peu car entre l’artistique et l’enseignement supérieur, la frontière semble assez ténue?
Je pense qu’il faudrait comprendre le rôle du musée d’abord pour mieux répondre à cette question. Parce que le musée est un lieu de recherche, un lieu de savoir et un lieu également d’éducation. Cela veut dire quoi ? Cela veut dire que, habituellement, ce que nous pouvons enseigner à l’Université, ce que nous pouvons trouver en tant que coobjet de notre recherche, on peut avoir un espace pour l’exposer et pour le justifier. Et ce que les enfants vont chercher à l’école, le musée est le second espace où ils peuvent aller le vérifier et l’illustrer. Donc, entre le musée et l’école, entre le musée et l’université, c’est un lien historique et naturel. Ça, c’est la première réponse à cette question. La deuxième réponse, c’est qu’elle est spécifiquement liée à l’Ifan. A l’Ifan, nous sommes basés fondamentalement sur des collections à travers l’histoire. Chaque discipline a constitué de vastes collections. Donc, aujourd’hui, l’Ifan c’est des laboratoires. Mais quand on dit laboratoires, c’est des espaces de recherche qui se sont fabriqués sur la base des collections constituées. En botanique, nous avons des spécimens, des herbiers, des milliers de plantes etc. En laboratoire d’islamologie, il y a des collections qui sont des collections d’archives patrimoniales. En archéologie, nous avons aussi des collections. Dans le domaine de la zoologie, nous avons des milliers de spécimens de tous les oiseaux, des mammifères. Dans le domaine de la biologie marine, nous avons des collections. Maintenant, il faut savoir que les collections qui ont eu l’occasion d’avoir un espace pour montrer en dehors des espaces de recherche, sont peu nombreuses. Et ces espaces-là, s’il en existe, sont devenus des musées. Donc le musée Théodore Monod d’art africain, tout l’héritage qu’on appelait à l’époque ethnographie et qui s’appelle aujourd’hui art africain, est exposé ici. Au musée de la mer qui est sur l’île de Gorée, il y a des spécimens extraits des labos mais mis à disposition du grand public pour que les résultats de la recherche puissent être accueillis et avoir un prolongement au niveau de la population. Au musée d’Histoire de Gorée, il y a toute la recherche sur l’Islam, sur les conquêtes, sur l’esclavage, sur la théologie, et tout ce qui concerne l’histoire africaine, sénégalaise en particulier peut être exposé là-bas. En réalité, il faudrait briser la rupture qu’on peut établir entre musée et savoir. Le musée est un lieu de savoir sauf que c’est un lieu de savoir qui n’est pas dans la recherche fondamentale, mais dans la vulgarisation du savoir. Donc vulgariser le savoir, c’est tout simplement utiliser des outils des dispositifs de monstration pour montrer les objets qui sont facilement visibles pour le grand public. Et ce grand public là va approcher le savoir sur d’autres lucarnes afin de mieux comprendre ce que les historiens, les sociologues, les historiens de l’art, les archéologues, les botanistes etc., sont en train de faire pour la société.
Vous avez été nommé Directeur artistique de la Biennale de Dakar, mais la pandémie ne vous a pas permis de passer à l’action. Comment vivez-vous cette situation?
Je pense que la pandémie a surpris toutes les manifestations culturelles à dimension internationale en l’occurrence, les biennales, les festivals, les triennales, les grandes expositions qui étaient prévues dans cette zonelà. Tous ces événements se sont adaptés pour la seule et simple raison qu’ils n’avaient pas le choix. Maintenant, il faut voir que pendant la pandémie, il y a eu plusieurs événements qui se sont déroulés. Parce que la pandémie a révélé notre vulnérabilité face à la nature. Elle a révélé également les manquements dus à la recherche, le retard de l’homme sur certaines choses, les faiblesses également de la solidarité humaine même au niveau mondial, les faiblesses au niveau géopolitique etc., Le monde a été secoué. Il y a eu un tremblement au point de vue moral aussi. Les démocraties se sont trouvées, au sein même de la pandémie, ébranlées dans la mesure où Georges Floyd est passé par là, les blacks lives matter. Au sein de la pandémie, on manquait d’air ou les gens mouraient par asphyxie. Parce que tout simplement, il y a un virus qui attaque les poumons. Quelqu’un était mort par asphyxie, mais pas de la pandémie mais d’un geste « racialisé » qui secoue l’histoire de l’humanité depuis des décennies et des siècles. Au regard de tout ceci ; la pandémie, Black Lives matter, la géopolitique mondiale ; la biennale revient avec force avec de nouvelles idées afin d’une part pour ne pas se concentrer sur ça parce que on avait un thème Indafa. Mais d’autre part également, montrer que Indafa, les valeurs que prônait Indafa sont des valeurs qui ont été justifiées et révélées par cette histoire. Parce que Indafa se trouve maintenant être prémonitoire. Disons comment on a vécu ça. On l’a vécu de manière positive parce qu’il faut positiver. Mais on l’a vécu également de manière enrichissante, parce qu’il y a des leçons à tirer et ces leçons-là seront mises à profit à l’occasion de la prochaine Biennale des arts de Dakar qui se tiendra du 19 mai au 21 juin 2022.
La Biennale devait fêter ses trente ans en 2020. Concrètement qu’est-ce qu’elle a vraiment apporté à l’Art de notre continent?
Je dirais à l’Art tout court. Vous savez comment fonctionne une Biennale et à quoi sert une Biennale. Une Biennale est un moment périodique et régulier qui organise une rencontre de plusieurs artistes, lesquels montrent leurs œuvres à l’occasion. Donc, c’est un baromètre. C’est un témoin qui nous permet, à intervalles réguliers, de faire un bilan de la création, de montrer les dispositifs qui sont mis en œuvre, les pratiques des artistes, le langage et la grammaire de ces artistes-là, qui se renouvellent à l’occasion. Donc, à l’occasion de chaque Biennale, on tâte le pouls de l’Art contemporain, le battement de cœur de cet art-là. Qui plus est, est basé sur le continent et donc du coup révèle le dialogue entre nos artistes qui vivent sur le continent africain et le monde. Donc la Biennale de Dakar, c’est là qu’intervient toute son exemplarité dans la mesure où d’une part, c’est la plus ancienne, la plus vieille Biennale sur le continent. D’autre part, c’est la Biennale la plus résistante. Puisque de grandes Biennales sont passées par là sur le continent et mort-nées. L’exemple que l’on peut citer, c’est Johannesburg 95/97. Et encore, la Biennale, c’est la biennale du continent africain et de sa diaspora. Donc voilà un rendez-vous international au cœur du continent à Dakar qui permet à l’histoire de l’art d’évoluer. Pourquoi ? Parce que ceux-là qui écrivent l’histoire de l’art sont des conservateurs, des historiens de l’art, des critiques d’art, des collectionneurs et des galeristes. Toutes ces personnes-là, chacun en ce qui le concerne, participent d’une manière ou d’une autre à l’évolution de cette histoire-là. Bien sûr, il y a des historiens de l’art qui écrivent au sens propre du terme la chose. Mais pas qu’eux. En tous cas, toutes ces personnes, tous ces acteurs culturels participent à l’évolution de la chose. Mais pour que tout cela fonctionne, il faut des espaces périodiques de monstration. C’est-à dire que l’art n’existe que quand il est visible. Donc il faut des espaces et c’est les expositions. L’exposition est un des moteurs de l’art. Parce que c’est en temps de crise ou des artistes évoluent dans la mesure où les techniques qu’ils présentent bouleversent la manière de voir ou bien ils sont critiqués dans la mesure où ils ne sont pas suffisants. Donc la Biennale de Dakar joue ce rôle fondamental qui fait que le monde entier est scotché à ce temps court un mois. Et puis, c’est un rendez-vous international puisque tous ces acteurs culturels, tous ces mondes de l’art dont parle le sociologue de l’art Howard Becker, s’y retrouvent et communient intensément. Maintenant, le troisième niveau de lecture peut être la Biennale de Dakar, c’est un moment de débat d’idées, de connaissances. Donc c’est un canal de transfert et d’évolution de ces chaînes, de ces manières de penser entre Dakar et le reste du monde. Dans tous les cas, Dakar est un hub artistique. Et à cette occasion, des idées viennent transiter par Dakar pour passer et aller ailleurs. Donc, oui, incontestablement la Biennale de Dakar est un exemple singulier de l’art contemporain du continent. C’est un canal pour brancher le continent avec le reste du monde. Et c’est une Biennale qui a fait ses preuves. Je pense que le Sénégal peut en être fier. Parce que voilà une biennale qui, pour 80% ou 90%, est financée par l’Etat du Sénégal. Ce qui n’a pas jamais été le cas depuis toute son histoire. Quand on loupe le financement de la politique culturelle, de la culture, on loupe quelque chose qui est régalienne à un Etat. Je pense que ces dernières années, la Biennale a rattrapé tout cela. Je pense que tout Sénégalais devrait être très fier de cela. Ce qui ne veut pas dire qu’il s’agit maintenant d’une Biennale sénégalaise. Elle reste une Biennale internationale mais le Sénégal met ses billes à 90%.
Votre nomination comme Commissaire, est-ce une manière de répondre à ceux qui appellent à une réappropriation de cet événement par les Sénégalais?
Je ne sais pas ce que veut dire la réappropriation de la Biennale par les Sénégalais. Ce que je veux dire par là, c’est qu’on ne pose pas la question à la Biennale de Venise si elle a fait son choix sur un Italien. On n’a jamais posé la question à la Documenta de Kassel pourquoi avoir choisi un commissaire Allemand. On ne pose jamais à la Biennale de Sao Paulo pourquoi avoir choisi un commissaire Brésilien. Alors, l’Afrique a ceci de particulier, parce que, soit ce sont ses propres fils ou une catégorie de ses propres fils qui a toujours le complexe de la légitimité. C’est à dire que se sachant illégitime, il faut que la personne qui leur donne la légitimité viennent d’ailleurs. Ou bien c’est une stigmatisation de l’Ouest, donc du Nord qui, à chaque fois qu’on fait le pari de nos compétences respectives, ils vont essayer de nous dire que vous n’êtes pas assez compétents parce que nous, dans la diaspora, il y a du souci. Je pense que tant que nous n’allons pas dépasser cela, les choses vont perdurer. Nous n’avons de compte à rendre à personne. La France choisit un commissaire pout telle exposition. Nous, depuis que la Biennale existe, avons choisi que des commissaires internationaux et quelques Sénégalais. Aujourd’hui, on choisit par hasard un commissaire Sénégalais, non pas parce qu’il est Sénégalais, mais parce que il y a d’autres valeurs qui sont prônées par la Biennale, tout le monde va le monter en épingle. Je pense que tant qu’on ne pose pas le débat de manière saine, cela ne va nous mener nulle part. Quelquefois, c’est une histoire de grande gueule ou d’arrogance. Mais tant qu’on n’assume pas le fait qu’on a fait d’autres choix et on n’a de compte à rendre à personne, encore une fois, on ne va pas évoluer. La deuxième réponse c’est que se réapproprier la Biennale, je ne sais pas si je ne l’ai pas encore dit, parce que la Biennale est une rencontre internationale. C’est une dimension internationale et nous invitons le monde à venir. D’autant plus que les commissaires invités sont des commissaires qui ne sont pas sénégalais. Je dirai même Sénégalaises parce que c’est quatre femmes que j’ai invitées à travers le monde. Dans l’expo internationale, il y a sept Sénégalais sur cinquante et quelques autres nationalités. J’aurai pu comprendre que quarante-cinq Sénégalais sont invités à la Biennale, et qu’il y a cinq internationaux. On aurait dit que la Biennale est sénégalaise. Mais aujourd’hui, je pense qu’il faudrait renverser la question voire l’opposition en comparant et on saura que les gens ne nous posent pas des questions de ce genre. Et surtout, une Biennale européenne invite des artistes Européens pendant des décennies, on ne se pose jamais la question. Dès l’instant que nous cessons d’inviter les Européens, on se dit qu’ils sont entre Africains. Je pense que, ce déséquilibre- là, il faut l’observer avec une lecture « décoloniale ». Et opposer la même arrogance et le même visage que ceux- là qui nous accusent de tous les noms d’oiseaux sans pour autant qu’on le soit.